Armand Guibert et Nimrod, Editions Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2006
mardi 11 avril 2006 par Alice GrangerPour imprimer
L’année de la francophonie ne pouvait pas mieux tomber : elle coïncide avec le centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor ! Ce livre réunit un texte d’Armand Guibert écrit en 1961 et celui du poète tchadien Nimrod pour qui Senghor est à l’évidence un puissant paradigme. Deux textes qui nous permettent d’être encore plus sensibles aux poèmes de Senghor qui suivent.
Nous avons une immense curiosité à l’égard de Senghor, et nous nous demandons qu’est-ce qui l’a poussé à s’affirmer, en France, étudiant, comme un brillant intellectuel parmi les intellectuels de notre pays, c’est-à-dire parmi nous mais parmi les meilleurs de chez nous, lui, cet Africain. Ecole Normale Supérieure de Paris, agrégation, plus tard Académie française : cet Africain est parmi l’élite des Européens. Comment cela fut-il possible ? Quelles ressources lui ont-elles permis un tel relief jusque parmi ses frères aux yeux bleus, là où, avec Aimé Césaire, il put le mieux initier le mouvement de la négritude ? Nous sentons que cette énigme et cette formidable force se disent à travers ses poèmes. Ensuite, le poète et l’intellectuel brillant revient à l’Afrique natale pour, là aussi, s’imposer comme le premier et remarquable président de la République du Sénégal indépendant. Nous avons envie de dire, d’emblée, que l’enfance sénégalaise lui a donné le riche viatique pour partir en France réussir parmi les meilleurs, avec une autre langue que sa langue maternelle, sa poésie témoignant de cet épanouissement intellectuel d’un Africain dans la langue des frères aux yeux bleus, et qu’ensuite il est revenu dans son pays natal pour le remercier en assumant, le premier, son rôle de chef d’Etat, même si alors, comme le dit à plusieurs reprises Nimrod, la politique a beaucoup trop accaparé le poète. Se faire, donc, chef d’Etat, pour révéler à elle-même cette matrice africaine qui fut capable d’envoyer vers l’Europe un de ses enfants pour qu’il s’insère brillamment parmi les Européens.
Armand Guibert nous raconte l’enfance de Senghor, « Sept ans de vie sans contrainte, de vie pastorale et buissonnière », dans un régime matriarcal en vigueur au pays sérère où il est né et où la femme a un prestige qu’elle n’a pas ailleurs en Afrique. Un frère de sa mère initie le jeune garçon à la vie des bêtes et aux phénomènes de la nature.
D’abord, mettre donc en relief ce matriarcat, et le prestige de cette femme, sa mère. Nous imaginons que sur cette base, Léopold Sédar Senghor ne pourra jamais voir l’Afrique comme faible, pauvre, chaotique. L’Afrique de Senghor sera en puissance toujours comme cette femme à laquelle était reconnu du prestige. Le chef d’Etat n’a-t-il pas parié de la faire apparaître à nouveau à travers la construction du Sénégal indépendant ? Il a à sa disposition un paradigme puissant, inspirateur, le prestige de cette femme qui fut sa mère. Il a cette certitude. Il peut l’offrir à son pays. Sa terre natale n’est jamais, pour lui, destituée. Il a les moyens, en revenant auréolé de sa réussite et de sa poésie, de sa reconnaissance européenne, de lui offrir une autre image d’elle-même. L’image ancienne de sa mère, face à laquelle l’image du Sénégal qu’il construit va se révéler.
Le peuple sérère, auquel Léopold Sédar Senghor appartient, pratique le catholicisme. Et il est inhérent à ce catholicisme de quitter la famille, la première enfance. La séparation est donc déjà inscrite avant même de s’éloigner, et tandis qu’il est encore quasiment en symbiose émotionnelle et esthétique avec la nature matriarcale. Il est à la fois excessivement, suavement proche de cette nature si maternelle et si prestigieuse, si généreuse, et séparé, et pour cela il reste dans la pureté, car la séparation annoncée pardonne toute velléité incestueuse. Senghor ne peut que partir, dans cette tradition du catholicisme. C’est pour cela qu’il investira autant la langue. Il y déplace et condense un amour, une sensibilité et une émotion qui ne vont plus vers l’inoubliable nature mère originaire. Sa capacité d’investissement sensoriel, émotionnel, intellectuel, reste entière, se tournant vers le nouveau, parce que rien, en arrière, ne le retient de manière infantile. En arrière, c’est fier au contraire de sa capacité d’aller de l’avant.
A partir de l’âge de sept ans, le garçon va donc aller en internat, chez les pères du Saint Esprit. Jusque-là, il ne parle que le sérère, et alors il va balbutier ses premiers mots en wolof et en français, découvrant dans ces deux nouvelles langues des noms de plantes inconnues, d’arbres, d’oiseaux, de bêtes. Avec un très grand plaisir, il va jouer et apprendre avec ces mots nouveaux. Sa poésie commence là, avec l’enrichissement continuel en mots nouveaux, rares, avec une proximité conservée avec la nature, comme dans son enfance. Une sensibilité, un rythme, un bonheur de vivre. En internat, pas de vraie discipline, ni de programme. Se mêlent orphelins, bâtards, et enfants de bonne famille. Aucune discrimination. Frugalité. Pas d’horaires stricts. Mais sans cesse, initiation de la part des maîtres, répétition, sous le ciel nocturne apprentissage des constellations. La poésie de Senghor retient ce temps sublime d’apprentissage et de découverte dont les mots nouveaux témoignent en trois langues. La richesse de sa langue poétique est aussi une façon de ne pas quitter ce temps-là, où non seulement il étudie en restant très proche de la nature comme il l’était avec sa mère, mais en même temps il continue à chasser, à travailler de ses mains. Devenu chef d’Etat, n’a-t-il pas eu le désir de ressusciter pour ses compatriotes une patrie comparable à celle qu’il eut la chance de connaître pendant son enfance si privilégiée, si libre, si sensuelle, si proche des bruissements de la nature ?
A seize ans, il va quitter ce petit coin de son enfance qui fut donc pour lui toujours un lieu riche, agréable, pour une expérience sensible inoubliable. Dakar est la porte ouverte vers le monde. Le goût de l’étude l’emporte sur l’éveil de la chair. On dirait que, depuis toujours, il sait que les mots, encore plus lorsqu’il s’agit de mots d’une autre langue, le français par exemple, permettent en nommant de communier avec la nature. Alors, il est emporté, dans l’étude, par le plaisir de la langue, par cette communion en acte.
En 1928, bachelier et boursier, il arrive à Paris. « De tous les peuples qui étaient alors coloniaux, le Français est le moins contaminé par le misérable préjugé de la race ». Là aussi, régime de l’internat, qu’il aime, avec sa chaleur, sa fraternité, les palabres, au lycée Louis-le- Grand. Il est parmi l’élite. Très fort de la certitude du prestige de sa mère imprimée dans sa petite enfance, il peut se permettre la liberté d’un esprit critique à l’égard de la race des seigneurs qu’il côtoie chaque jour et dont il perçoit les failles, l’esclavage, l’usine, la pauvreté. C’est ainsi qu’il entre en phase avec Aimé Césaire, avec lequel il invente la notion de négritude. Bientôt, il a la nationalité française. Il peut enseigner. Avec conviction, nous l’imaginons bien, de la part de ce poète qui proclame l’égalité et l’union de tous les peuples de la terre. Pour lui, sans doute, sous l’égide de la femme à laquelle est reconnu le prestige, et en régime matriarcal, tous les peuples sont unis. Ne serait-ce pas ce matriarcat protecteur et sensible qui rendrait égaux les peuples dans une perspective catholique ? Alors, lui aussi il s’applique à bien mâcher ce qu’il donne comme nourriture intellectuelle, ne craignant pas la répétition. « On loue son urbanité, sa patience, son dévouement ». Il enseigne, semble-t-il, un peu de sa matière maternelle.
La guerre, la captivité, le remet en contact avec les hommes simples, les illettrés, les paysans, les pêcheurs. Cela entre en résonance avec ses origines terriennes.
Député du Sénégal à l’Assemblée constituante, il parcourt le Sénégal, vit avec les paysans.
En 1961, il est élu à l’unanimité président de la république du Sénégal devenu indépendant.
Le catéchisme de son enfance s’est enrichi de la charte des droits de l’homme, en Europe, et Senghor sera très sensible au fait colonial, notamment lorsqu’il retourne dans son pays natal. Lui qui ne s’est jamais senti un homme de race inférieure ne peut tolérer les humiliations.
La négritude pour Senghor : façon d’opposer à la notion universelle de Civilisation dont l’Occident européen revendique l’exclusivité la diversité des civilisations issues des anciens empires africains, fondées sur la famille, la solidarité. Et le Nègre a pour mission, écrit Guibert, « d’irriguer des eaux de la sensibilité le rationalisme mécaniste de la vieille Europe ». Notion d’émotion, de rythme, de personne plutôt que d’individu, sentiment de la dignité, de la charité. Toujours, derrière, ce retour du prestige de la mère, qui fait communier les enfants de race différente dans la même émotion liée à la nature, et aux mots de langues différentes qui permettent de nommer les merveilles. Senghor rappelle qu’ils ont gardé intact le goût de la danse, de la musique, du chant.
Senghor écrit : « Ma sève païenne est un vin vieux qui ne s’aigrit, pas le vin de palme d’un jour ».
Guibert souligne que « Le Noir, contrairement à ce qu’on insinue avec un sourire entendu, est moins libidineux que tel héros de roman érotique », et ne fait jamais de l’activité sexuelle un absolu. Et Senghor, « Lorsqu’il évoque la femme de son pays, sa fougue initiale est souvent freinée par une censure intérieure qui lui fait transmuer en étoiles et en gemmes de mots les données brutes de la sensation ». C’est remarquable ! Ce poète s’est aperçu si sensiblement que la meilleure façon d’étendre à l’infini le plaisir originaire est encore de partir le rechercher dans les mots, dans les langues, dans la nomination qui repousse à l’horizon les limites de la nature et ses merveilles. Il affirme : « Mon cœur est resté pur comme vent d’est au mois de mars. » Remarquable ! Rien d’incestueux ! Et les mots, la langue, la poésie, vont au contraire lui faire découvrir, au plus loin, les ensorcellements de la beauté nordique.
C’est seulement en foulant le sol du pays des Blancs que Senghor fait l’apprentissage de la différence. Et alors, fort du viatique que son enfance heureuse lui a offert, il jure de déchirer « le rire banania sur tous les murs de France » ! Il avait rêvé « d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus ». Pourquoi ce rêve en direction des frères aux yeux bleus ? Parce qu’il parle leur langue ? Senghor a traversé une crise de racisme, mais après avoir souffert avec ses frères aux yeux bleus pendant la guerre, se cimente l’estime mutuelle. Il écrit : « Aux champs de la défaite si j’ai replanté ma fidélité, c’est que Dieu de sa main de plomb avait frappé la France ». Et là, quelque chose de précis est repéré comme condition d’une sorte d’égalité des races : que chacun, quelle que soit sa race, soit frappé de la main de plomb qui fait perdre quelque chose d’originaire afin de naître. Là, le frère aux yeux bleus avait aussi perdu, comme lui qui avait perdu le petit paradis de son enfance
Reste, pour le nègre, l’innocence de perception et de langage, le choc initial émotionnel, l’ébranlement venu de l’expérience. Senghor écrit : « La bouche de ma mère décline le soir sur un nom rose et le ciel de ses dents ».
Le nègre, écrit Guibert, communique avec le monde par l’oreille. Il se sent au sein de la nature, qu’il étend à l’infini, comme Senghor par la nomination avec des mots de la langue étrangère. Plaisirs communautaires, tam-tam. Guibert : « Sous l’ombrage à la fin du jour, dans la nuit éclairée de feux, chacun se sent directement et personnellement touché par la voix qui s’appuie sur le martèlement, sur la vibration, sur le battement des mains ; de cet accord naît la chaleur humaine sans laquelle l’incantation n’est pas ». Encore et toujours cette matérialité, à retrouver et à étendre, de cette nature matriarcale qui enveloppe en son sein. A inventer, à construire, comme un nouvel Etat africain indépendant. Pour se sentir au sein de. Juste que ce ventre nature matriarcat, cela se retrouve, cela se construit, cela s’invente, cela se nomme avec des mots nouveaux, avec des poèmes, et cela ne se conserve pas. Senghor a une enfance très heureuse, il n’empêche que, peut-être parce que le catholicisme des Sérères le prépare à un déracinement, en puissance il est séparé, voué à partir, alors il en jouit toujours sur la base du départ, il est près de sa mère, mais là-bas son père l’enverra, pour les études, pour le grand départ, toute son expérience sensible dans le ventre étendu de la nature va passer dans le plaisir des mots nouveaux faisant ouvrir les yeux sur de nouvelles plantes, de nouvelles bêtes, de nouveaux cieux. Et ainsi, il apprivoise la langue française. Fiançant l’esprit de ses aïeux à sa langue adoptive. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il fait sa vie avec une femme blanche, c’est-à-dire une femme qu’il est destiné à rencontrer en s’élançant dans le plaisir des mots qui nomment, qui découvrent, et aussi qui éloignent de la terre natale. Avec une femme blanche, rien ne semble plus éloigné de quelque chose d’incestueux. De l’Afrique maternelle. L’interdit de l’inceste et le plaisir extrême des mots de la langue étrangère l’ont conduit aux antipodes, et la femme blanche est permise, puisqu’elle est la plus éloignée.
Nimrod, dans son texte, d’emblée met en confrontation les deux activités de Léopold Sédar Senghor, la poésie et la politique. D’habitude, rarement ces deux activités se retrouvent dans le même homme. Bien sûr, Senghor, à partir du moment où il a charge d’Etat, « lutte contre l’ascendance que prend la présidence dans sa vie ».
Mais, souligne Nimrod, ses efforts sont peu concluants, le Président le tient, « Il est devenu l’humble serviteur de sa prison dorée. » Nous pouvons légitimement nous demander pourquoi. A la tête de ce Sénégal devenu indépendant, ne saisit-il pas l’occasion de dire son amour à sa mère à travers sa patrie qu’il retrouve, reconstruit, réinvente sur la base des images, émotions, mots, expériences de son enfance et de la reconnaissance acquise comme membre de l’élite européenne attestant de sa capacité de séparation. Senghor témoigne de ce qu’il peut revenir, avec le pouvoir de reconstruire, justement parce qu’il est parti, l’Europe, la langue française, sa culture, sa poésie, tout cela constituant la preuve de la séparation. Il revient aussi riche parce qu’il a bien dû vivre en étant séparé, et en cherchant à retrouver dans l’émotion des mots, dans le rythme des phrases, dans la proximité avec d’autres auteurs.
On comprend bien que Senghor a des ressources secrètes, intimes, pour galvaniser les foules. Lui-même est dans l’émotion des retrouvailles, et cela doit s’entendre parfaitement. Alors, pourquoi si souvent le vertige du suicide, comme il ose l’avouer ? Parce que la poésie lui manque trop ? Parce que sa charge d’homme d’Etat est trop dévorante ? Cela le prend trop ? Pas assez de distance ? De solitude ? Nostalgie ? L’homme politique a le dessus. Comme s’il n’avait de cesse de ressusciter à travers sa patrie reconstruite quelque chose de l’ordre de sa mère et de la nature comme il faisait si bon y vivre naguère. Le poète, lui, est bousculé par le politique, il n’y a pas de temps à perdre, sa mère la patrie exige et exige encore, comme une sorte de remerciement, qu’il l’enfante comme elle l’a enfanté. Maintenant, c’est son temps à elle, la patrie sénégalaise. Le poète Senghor ne peut pas s’éterniser dans les poèmes qui témoignent d’elle, d’une sensibilité, d’un rythme, d’une émotion, si elle, cette patrie, il s’agit de la faire renaître des décombres, de la décolonisation. Le politique secoue le poète, et le poète parfois voudrait en finir parce qu’il ne veut pas renoncer, mais l’homme d’Etat lui promet, à cet autre lui-même comme au peuple du Sénégal, de la ressusciter, cette terre généreuse, vivante, fraternelle. La sensibilité poétique africaine a besoin de renforcer, de faire revenir, de reconstruire, réinventer, ce qui la suscite. De retisser un tissu déchiré. Et ce n’est jamais gagné, avec le monde extérieur. C’est différent de la poésie, des mots. La politique tue. Ambiguïté. Jalousie. Impossible d’être sûr. D’une certaine façon, lorsque l’Afrique francophone était encore la vitrine africaine de la culture française, c’était plus facile, et sans doute Senghor veut-il réconcilier l’Occident avec la sagesse africaine. Lorsqu’il est revenu chez lui comme un membre de l’élite française, il a voulu s’offrir comme un paradigme, il s’est adonné à la maïeutique et a cherché à accoucher les siens afin qu’ils tendent dans la même direction que lui, sur la base humaniste d’une culture de soi. Or, ses compatriotes, nous l’imaginons, n’ont peut-être pas tous en eux-mêmes cet estime de soi que Senghor tient du prestige de sa mère et qui lui permet de ne jamais se faire dévaster par les préjugés racistes et coloniaux qui font de l’homme noir un inférieur. Senghor avait-il en lui cette expérience de l’humiliation imprimée dans l’âme et la chair qu’avaient tant d’autres Africains, et ceux-ci ne pouvaient-ils pas parfois se sentir trahis par lui, qui était tellement français de culture ? Difficile la politique, dans ces conditions ? Non maîtrisable ? D’où l’envie du suicide, pour échapper au sentiment d’impuissance sûrement difficile à vivre pour cet homme si brillant et habitué à réussir ? La matière à laquelle avait affaire l’homme politique était-elle la même que celle du poète ? N’y avait-il pas un abîme, tenant au fait que la femme africaine, la plupart du temps, est une inférieure, n’a pas ce prestige qu’avait la mère de Senghor. Différence de mère, d’où une certaine difficulté en politique, à cause d’une sorte de malentendu. L’Afrique de Senghor, son Afrique intime, était-elle exactement la même que celle d’une majorité d’Africains tellement imprégnés d’une part du préjugé raciste, colonial, qui les humiliait dès le départ, et d’autre part de l’idée qu’une femme, donc leur mère, est inférieure ? « Jamais Senghor ne perd le fil d’un humanisme qui est sagesse du monde », écrit Nimrod. Car pour lui, il y a une poétique qui transcende le monde. Mais cette poétique, chacun de ses compatriotes y avait-il accès ? Le talon d’Achille du président Senghor, qui désespérait aussi le poète, n’était-il pas de croire que tout le monde avait la même mère que la sienne, c’est-à-dire la même expérience heureuse des premières années terriennes et matriarcales ? Senghor était un privilégié, même s’il s’est toujours senti proche des paysans, des pauvres. L’idée de la femme, qui lui vient sans doute du prestige dont jouissait sa mère, pourtant ne peut-elle se dire qu’à travers une épouse blanche, et non pas une noire ? Comment se fait-il qu’il ne s’arrête pas au choix d’une épouse noire pour à l’âge adulte rendre à travers elle l’hommage sublime qu’il doit à sa mère ? Comme s’il n’en avait pas trouvé, dans cette couleur de peau, à cause d’un processus humiliant attaquant en même temps femme et Afrique ? Bien sûr, il écrit des poèmes sur la femme noire. Bien sûr, bien sûr. Il n’empêche, et peut-être est-ce une influence intime de son catholicisme, d’une sorte de culture dominante, c’est une femme blanche, normande, qu’il épouse, qui le « colonise » comme le catholicisme étendit son influence en Afrique. Sa mère est blanchie. En même temps, ne peut-on pas dire qu’il réussit à africaniser la femme blanche ? Donc, à l’arracher à l’homme blanc, de la même manière qu’il arracha en Europe les lauriers qu’obtiennent d’habitude les meilleurs d’entre les frères aux yeux bleus ? Sa mère a le même statut que la femme blanche, ne serait-ce pas ce qui s’écrit par ce mariage ? L’image de la Vierge Marie ne serait-elle venue aider cette coïncidence-là ? Et les valeurs nègres de la civilisation n’auraient-elles pas chez Senghor emprunté cette voie-là ? Les valeurs artistiques, poétiques, africaines ne viseraient-elles pas à glorifier l’image pleine de grâce d’une sorte virginale d’Afrique ? Pur chant ou pur art dédié à la mère reconstruite, lavée de sa tache ? Et ses enfants alors, artistes vibrant d’émotion, de sensibilité, de rythme, dansant ? N’y aurait-il pas l’idée de restaurer un temps heureux d’enfance ? Festival, manifestations artistiques : les voilà, ces enfants, ces artistes. Dans le temps heureux. Et au sein de leur patrie heureuse. Nimrod cite Senghor : « Lorsqu’on pense doucement à sa mère et à ses amours de jadis / Avant de s’abîmer dans le néant béant ». « Je tourne autour de quelle absence ? Vastes les stalles et vide le gynécée comme laisse de mer. »
Senghor le poète se cache dans le Senghor Président pour « préparer des nourritures spirituelles pour les autres hommes, et d’abord pour les autres Nègres. » Et oui, très catholique, Senghor ! Il veut donner à communier. Se donner lui-même en hostie pour donner en communion sa mère revenue en patrie sénégalaise. Toute la sensible et riche expérience de son enfance qu’il voudrait pouvoir distribuer en concentré à son peuple, par ses paroles, ses poèmes et ses réalisations politiques. Mais pourtant, révélant en femme blanchie la différence et l’exceptionnalité de sa mère au sein des autres femmes et mères africaines, ne sait-il pas, dans sa solitude d’homme et de poète, à en désespérer, qu’il a toujours bénéficié d’un privilège originaire qui le sépare de la plupart de ses compatriotes, quelque chose qui met le ver dans le fruit de la politique, quelque chose qui empêche que sa politique soit une réalisation idéale. Lui, avec cette mère-là et avec l’influence catholique depuis son jeune âge, il est effectivement plus proche des hommes aux yeux bleus, même si l’Afrique de son enfance lui a donné une sensibilité spéciale. On pourrait avancer que le prestige de sa mère, qui n’est certes pas liée au catholicisme, a pourtant été couronnée par le catholicisme du père, et que la séparation d’avec elle, pour cause d’aller étudier chez les religieux, l’a sacralisée d’une manière européenne, blanche. Sûrement Senghor dans le régime matriarcal de son enfance, on peut imaginer qu’il a goûté de tout son corps et de toute son âme à la prodigalité de la nature charmant ses sens, mais il semblerait que quelque chose de plus abstrait, un plaisir plus pur, aurait toujours eu la préférence. Comme s’il avait toujours su qu’il fallait du langage, du discours, donc de l’éloignement pour laisser venir les mots pour dire, pour vraiment, surtout en terre africaine, rendre à cette mère réellement son prestige. Ce qu’il fait en amenant en terre africaine...une femme blanche. Ce n’est donc pas évident d’analyser chez Senghor son choix d’une femme blanche comme ce qui pouvait le plus intimement rendre compte de son attachement à sa mère et lui rendre hommage. Le catholicisme lui a sans doute appris l’abstraction pour mieux la servir, l’auréoler, la faisant attendre dans la dormition pour mieux la faire monter au ciel blanchie. Mais, président de la République, comment pouvait-il de même blanchir sa patrie ? Avait-il vraiment le pouvoir de se servir d’expériences personnelles et inconscientes, intimes, comme modèle pour sa politique ? Nimrod écrit : « On perçoit alors le conflit à venir : comment faire de la politique sans cesser d’être un homme comme un autre, un homme pour qui la poésie importe, c’est-à-dire le bonheur au quotidien ? » Mais justement, est-il un homme comme un autre, cet homme pour qui la poésie importe, cet homme au sein de la certitude originaire du bonheur ? C’est peut-être là qu’il se trompe. Dans cette idée d’une communion dans le bonheur. Il a une mère différente, Senghor ! A partir de là, son Afrique n’est-elle pas différente ? Et, comme président de la République, son œuvre n’a-t-elle pas à la fois bien sûr bénéficié, mais aussi pâti de cette mère différente, de cette mère plus proche des mères européennes par le prestige, par le discours qui lui confie la nature matriarcale ? Senghor homme politique prend en main un pays devenu indépendant, mais c’est une patrie laissée, malmenée par le colonialisme. Juste là, est-il puissant, assez puissant, lui, pour prétendre qu’elle est pareille, du point de vue du prestige, à la mère de son enfance pleine de grâce et de merveilles pour combler ses enfants par tous leurs sens ? Difficile, non, de changer le discours dédié à la mère, à la mère-patrie. Senghor, lui, il naît dans cette certitude. Comment, alors, pouvait-il inventer un combat politique qui aurait eu le pouvoir de la ramener, cette certitude ? Lui, c’est un poète, il est né pour chanter et célébrer ce qui est déjà, mais la matière à laquelle il a affaire en politique n’est pas tout à fait cette certitude. D’ailleurs, lui, a-t-il analysé cette histoire de « blanchiment » ? Lorsqu’il dit, si étrangement, qu’il est resté pur (blanc ?) n’y a-t-il pas à entendre un refoulement ? La femme africaine ne pourrait-elle prendre acte de son prestige que si, en contrepartie, il y a un refoulement en acte, une sorte d’interdit, de blanchiment ? Sinon, ne serait-ce par l’interdit de l’inceste qui rabaisse la femme, la mère, pour éloigner son pouvoir sexuel, la tentation, tentation non seulement du passage à l’acte incestueux mais surtout de ne pas pouvoir partir du giron matriarcal et naître ? C’est de tout son éloignement et de tout son blanchiment culturel que Senghor revient au Sénégal et est élu à la présidence. C’est très très important, ce blanchiment, c’est-à-dire cette inscription de l’interdit de l’inceste par l’éloignement dans la réussite culturelle, pour maintenir cette mère dans son prestige. Et ce prestige resté intact dans son esprit par l’opération de refoulement qu’il a réalisé dans la culture et la langue étrangère, il peut aussi le restituer à sa patrie sénégalaise. Sauf qu’il a peut-être un mal fou à faire entendre cette chose si intelligente et si abstraite à des compatriotes qui n’ont pas été comme lui à école catholique après avoir déjà eu cette mère-là...
Voilà ce que m’ont inspiré les deux textes magnifiques, celui de Guibert, celui de Nimrod. Nimrod devrait d’ailleurs lui-même nous en apprendre encore un peu plus sur cette importance de la femme blanche dans la vie d’un Africain si brillant dans notre langue française...
Il me reste à inviter les lecteurs à aller lire ou relire les magnifiques poèmes de Senghor, présentés par Nimrod et réunis dans la deuxième moitié de ce livre.
Alice Granger Guitard
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Messages
1. Léopold Sédar Senghor, 4 juin 2006, 11:50, par boukhalfa laouari
i think that Mr Senghor’s dilema is that while he tries to boast of ’to borrow Frye’s words’ an apocaliptic precolonial world wherein africa was a kind of paradise af artists that are akin to the arid logicality of the Greeks . He falls in the trap of the colonialist discourse that preaches the african as exotic and noble savage . And thus upholds and perpetuates the imperialist discourse .
1. Léopold Sédar Senghor, 6 novembre 2006, 10:20, par colette
bonjour, j’ai vu votre article très intéressant. Je comprends à présent pourquoi à la médiathèque de CHOLET il y a des livres exposés. Un membre de sa famille demeure sur la commune du May (49) il est le maire . Il y a un centre culturel à son nom sur cette commune.
J’ai imprimé vore article pour mieux le lire.
Cordialement - Colette
2. Léopold Sédar Senghor, 21 janvier 2008, 07:05, par Cyril M
BONJOUR ET MERCI POUR CET ARTICLE QUI UNE FOIS DE PLUS N’A FAIT QUE JUSTIFIER LE COMBAT QUE JE MENE DEPUIS MON ADOLESCENCE CONTRE CE POETE VENDU.
SON AME IDOLATRAIT LA RACE BLANCHE ET LA CONSIDERAIT SUPERIEURE,HONTEUX DE SA RACE IL SE SERVIT DE LA NEGRITUDE POUR PLAIRE A SON MAITRE BLANC.SENGHOR N’EST RIEN D’AUTRE QUE LA RISEE DE L’AFRIQUE TOUTE ENTIERE.ET SA PLACE A L’ACADEMIE FRANCAISE JUSTIFIE SON ASSERVISSEMENT ET ASSUJETISSEMENT.
QUEL GACHI QUAND ON CONNAIT L’INTELLIGENCE QUI ETAIT LA SIENNE.HEUREUSEMENT QUE NOUS AVIONS C.ANTA DIOP QUI MERITE L’ADMIRATION DE L’AFRIQUE TOUTE ENTIERE.
1. Léopold Sédar Senghor, 6 mars 2008, 13:01, par Kouassi Emmanuele Ahou
bonjour à avant dite moi pourquoi dite vous que Senghor est la risée de l’Afrique quelqu’un qui a magnifié l’Afrique malgrès sa pauvreté qui aime sa terre natale comment pouviez vous insinuer qu’il idolatrait le Blanc en plus en disant même son maître blanc
2. Beyrouth, 11 mars 2008, 21:41, par L’écrivain Ali Bouaziz.
Beyrouth
Beyrouth ! Tu me fais fondre comme le plomb,
Et errer sous la trombe.
Yeuse calcinée sous mes larmes fair-play,
Racornit les chœurs de mon cœur.
Oh ! Violon solo,
Ultime remède de l’étau.
Tu chantes quand tu vois le fouet
Humilier l’esclave ou l’âme de beyrouth.
J’aime beyrouth. C’est une ville qui m’inspire. J’espère que vous n’allez pas me prendre monsieur pour un asiatique ou un arabe. Je suis berbère. Je suis de l’Afrique du nord donc africain et je vis pour voir un jour l’Algérie heureuse dans sa berbérité, son amazighité.
Je ne suis pas poète. Je compose quelquefois des poèmes. Je suis un jeune écrivain exilé en Allemagne.
www.ali-bouaziz.com
e-mail : plume-4791@hotmail.fr
L’écrivain Ali Bouaziz.
Voir en ligne : Beyrouth