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V.W., Geneviève BRISAC, Agnès DESARTHE
mardi 9 novembre 2004 par Alice Granger

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Editions de l’Olivier. 2004.

Ce livre écrit à deux mains par deux femmes nous ramène irrésistiblement dans l’œuvre d’une troisième femme, Virginia Woolf. Ce mot, "femme", est sans doute un mot "pivot" pour entendre à la fois le pourquoi du désir de ces deux femmes de ramener à l’actualité, de donner à la lumière comme jamais, cette femme si singulière et si étrangement vivante que fut Virginia Woolf, et le pourquoi de l’œuvre de Virginia Woolf elle-même.

D’une certaine manière, Geneviève Brisac et Agnès Desarthe sont aussi Virginia Woolf, elles sont trois femmes, c’est-à-dire la fondation d’une association de femmes commençant à militer par l’écriture et l’activité cérébrale dissidente de chaque jour contre l’injustice flagrante et ancestrale faite aux femmes face aux hommes installés depuis toujours dans la tour de leur supériorité.

Les femmes, même lorsqu’elles écrivent, comme Virginia Woolf, qui invente une nouvelle manière d’écrire qui fout en l’air l’époque victorienne rigide et espère et même conçoit l’existence du lecteur qui sera dérangeant dans sa curiosité-même, sont supposées être inférieures aux hommes, comme James Joyce le grand autre de Virginia Woolf est infiniment mieux reconnu par son époque comme écrivain d’avant-garde qu’elle. Au pire, les femmes sont reléguées aux choses domestiques, à l’intendance, aux ragots de tous les jours, aux choses insignifiantes ou méprisables, au mieux, lorsqu’elles sont filles d’un homme cultivé comme c’est le cas de Virginia Woolf, elles peuvent jouer en mineur à lire et à écrire, toujours elles seront moins bien, toujours elles pourront être littéralement touchées par l’organe moqueur et usant de sa supériorité de la gente masculine, ils pourront se permettre de jouer d’elles, faire usage d’elles en somme, comme Virginia en fit l’expérience dans son enfance.

Dans ce livre, Geneviève Brisac et Agnès Desarthe accordent une place spéciale au mari de Virginia Woolf, Leonard Woolf. Celui-ci est une exception parmi les hommes, qui sont sûrs d’être supérieurs aux femmes, c’est le premier de la série des hommes qui ne seraient plus complices de l’injustice faite aux femmes. Le premier homme à renverser la situation. C’est lui qui se tient derrière Virginia, qui met sa propre œuvre en retrait par rapport à celle de sa femme, qui créera son imprimerie maison d’édition pour publier l’œuvre de sa femme qui pourra écrire dans la plus grande liberté. Leonard Woolf met en avant l’œuvre de Virginia Woolf, et retient la sienne, ne met pas les deux œuvres en concurrence qu’on pourrait dire déloyale. Leonard Woolf est aussi une sorte de nurse pour Virginia Woolf, il veille sur elle, chaque jour, et surtout lorsqu’elle va mal, sombre dans la dépression mélancolique, est agressive avec les siens, ne veut pas se nourrir. Il est celui qui la rattrape au bord du gouffre, mais n’en enlève jamais la réalité, magiquement. Le gouffre est là.

Alors, ce personnage qui commence à accorder à une femme l’immense bonheur de ne plus être l’objet d’une injustice de toujours, ce qui fait que Virginia Woolf se sent littéralement heureuse, paradoxalement heureuse, heureuse d’être si parfaitement entendue même si la réalité du gouffre est toujours là, ne pourrait-on pas dire qu’il réitère un personnage de l’ombre, que Virginia Woolf évidemment ne connut jamais, mais qui restait vivant dans la vie psychique de sa mère, la très belle Julia, à savoir son premier mari, qu’elle n’oublia jamais avec son second mari père de Virginia ? Dans le couple parental, où le père de Virginia occupe tout l’espace par sa supériorité masculine, Julia sa femme est étrangement protégée du choc de cette injustice faite à la femme qu’elle est par l’amour inoubliable de son premier mari, qui l’enveloppe ailleurs, qui la rend immune ? Comme si la si grande intelligence, la si grande capacité d’observation, l’aptitude à entendre les choses à l’intérieur de l’activité cérébrale des gens, lui venait d’avoir saisi, d’abord, comme le secret de sa mère, que quelque chose dans l’ombre, ce premier mari, prenait soin d’elle, psychiquement, la tenait dans un statut d’immunité, grâce à quoi, en germe, cette mère, Julia, pouvait en puissance et non en réalité foutre en l’air le carcan des convenances victoriennes, avoir une vie psychique propre en marge, du rien, rien de tout ça, restée en arrière pour toujours, et l’énergie quotidienne pour pouvoir aussi vivre avec son deuxième mari les apparences intactes ?

Le talent incroyable de Virginia Woolf n’aurait-il pas pris de la graine n’avoir su précocement percer le secret de sa mère, cette capacité à avoir des ressources propres, avoir un personnage masculin secret prenant soin d’elle, la retenant en arrière, ailleurs, l’attirant aussi peu à peu, et la faisant jouer, très belle, dans son propre espace, par rapport au deuxième mari ne s’apercevant pas tout à fait que sa femme commence à être plus intelligente que lui tout en lui laissant apparemment l’illusion de la supériorité ? Julia ayant, en silence, l’air de rien, une autonomie psychique qui l’écarte, sans que cela se traduise par une attitude de révolte, juste le rien comme l’état le plus satisfaisant et le plus exaltant du monde. Le petite Virginia saisissant, dans le ravissement d’instants que la peinture ne pourrait pas vraiment arrêter, représenter, la sensation corporelle et esthétique d’être dans un tableau parfait, parce que la vision de sa mère en certifie la matérialité.

Deux parents, père et mère, forts, ayant chacun leur logique, différente, aucun des deux ne cédant sur l’autre, même si la force de sa mère se nourrit d’une présence de l’ombre, tirant en arrière, dans la tentation mélancolique de le rejoindre, cette intense sensation du gouffre que, quelque part, la petite fille aurait senti côté mère, sensations sublime dans l’espace paradisiaque frôlant le gouffre, précaires, sensations de la mort en même temps que celles de la vie.

De même, Virginia Woolf, avec ce mari qui prend soin d’elle pour tous les aspects de sa vie en étant le gardien et le promoteur de son œuvre, peut en même temps être la fille de cet homme cultivé qu’est son père, elle peut continuer à aller lire dans la bibliothèque de son père s’enrichissant de tous les livres qui s’écrivent, et exercer ses talents de critique, qui est déjà une attitude critique par rapport à son père. Virginia Woolf n’est pas narcissiquement centrée sur elle-même, sur son œuvre.

Depuis toujours, elle est saisie par l’altérité, par la force des autres, des personnages autour. Par sa mère pas seulement d’une grande beauté, qui semble ne jamais mourir tellement la fille n’arrive pas à se débarrasser d’une telle impression sur elle dont pourtant elle voudrait s’écarter pour naître, mais aussi par la capacité qu’elle lui soupçonne de pouvoir rester immune dans le choc avec son mari, et aussi par son père, et ses demi-frères et frère, tous membres de la gent masculine qui mettent leurs œuvres en avant rejetant la sienne dans l’ombre. Donc, Virginia a toujours des autres face à elle. D’où son goût immense pour la lecture, et le développement de son esprit critique, sa phénoménale capacité à faire des portraits. Et en même temps que cette activité critique qui se développe par la lecture, l’écoute, l’observation, le détail, les sensations, la possibilité d’organiser son œuvre à elle, qui s’enracine peut-être dans un essai d’imitation de la capacité secrète de sa mère à rester immune, et stratège. Les autres ont une importance vitale pour elle, chaque autre sans exception, pas seulement les élites, mais chacun dans la vie de chaque jour et dans le milieu qui est le sien, dans la rue, le train, parce que sa mère, son père, ses frères, sa sœur, étaient déjà des autres, sentis comme ayant éminemment leur activité psychique propre, indépendante, dérangeante.

Imaginons aussi que la prise de conscience précoce de sa non appartenance, en tant que fille, au groupe dominant masculin, si cela aiguise sa sensation d’une injustice infinie, en même temps cela lui donne l’intelligence que c’est, paradoxalement une chance, puisque cela la libère du carcan qui régit la vie de ce groupe-là. Elle sait très tôt, imaginons-le, inconsciemment et par tous ses sens ouverts comme autant de fenêtres sur la terre habitée qui l’a accueillie, que cette injustice lui donne une liberté inouïe, à condition de s’incliner devant le fait de cette injustice. L’accepter. Bien ! Alors, elle reste ailleurs que dans l’espace réservé au groupe dominant masculin, acceptant apparemment, par une stratégie tellement fine, que cet ailleurs soit moins bien, soit celui de choses insignifiantes, vulgaires, bâtardes, univers de ragots, de potins, de riens, de détails sans intérêt, débris délaissés par ceux qui ont le bon goût. Bien, j’accepte de rester dans cet univers qui ne vous intéresse pas, vous les hommes qui êtes possesseurs du bon goût, de la culture. Mais alors, la jeune Virginia découvre la liberté de s’intéresser à tout ! Elle est quitte d’avoir à ajuster son bon goût sur celui de l’élite, au nom d’une appartenance et pour acquérir une identité. Elle ouvre ses yeux sur l’espace environnant, peut s’extasier sur la beauté de la nature, d’un instant de bonheur, sur la chaleur spéciale du soleil ce jour-là, sur un détail qui la capte, un chat, un personnage, des paroles. Rien ne reste plus hors de son champ d’intérêt. Elle est comme une petite fille abandonnée quelque part, dans un lieu tenu pour d’intérêt secondaire, désinvesti par ceux qui savent ce qui est le mieux, le plus convenable, le plus intéressant, et alors, forcée de rester, elle découvre des trésors dans chaque détail, à commencer cette infinité de personnages qui compose la communauté humaine, parmi lesquels il y en a tant qui ne sont d’aucun intérêt pour le groupe composé de l’élite. Elle va s’intéresser à des détails mineurs, ou vulgaires car appartenant à la vie de tous les jours, à la vie du peuple, et se mettre à écrire ça, en mêlant tous les genres, faisant entendre une chorale de personnages, se faisant peintre par les mots qui, finalement, savent mieux peindre que la peinture, se faisant étonnante portraitiste par l’invention de métaphores si rapides à dessiner la personne dans sa singularité. Comme était si singulière sa mère ! Inaugurant pour Virginia une aptitude à percer chaque autre humain par ses traits singuliers, saisis au quart de tour par la métaphore ! Comme un coup de crayon, et hop, le portrait est incroyable de ressemblance, nous le voyons littéralement !

C’est très bien, finalement, de ne pas appartenir ! Virginia Woolf se met à écrire comme personne ! Même si James Joyce est, finalement, beaucoup mieux reconnu qu’elle ! Même si ce qu’elle écrit elle passe pour un genre mineur, pour quelque chose de difficile à classer.

La guerre est comme une maladie incurable ! Il semble que ce n’est pas seulement la deuxième guerre mondiale. Il semble que c’est aussi la guerre qu’elle livre, elle, en tant que femme écrivain ! Le gouffre est toujours là ! Comme si, peut-être, le "prendre soin d’elle" de Leonard Woolf, la gardant dans une sorte de nursery qui est aussi une maison d’édition, ne pouvait suffire à son combat, ne pouvait lui faire croire qu’enfin elle a gagné ! La guerre, celle qu’elle livre par les livres et en se faisant lectrice infatigable et critique dérangeante ainsi que généreuse, reste une maladie incurable ! La reconnaissance de sa valeur innovante, révolutionnaire, mutante, par Leonard Woolf, ne peut lui suffire ! Que ce soit une maladie incurable, ne serait-ce pas ça qui la rend folle, invivable, intenable certaines fois, se laissant couler dans une mélancolie sans remèdes comme si des preuves lourdes étaient déjà comme des pierres dans ses poches tandis qu’elle s’avance dans l’eau ! L’injustice reste incurable ! Elle n’est pas vraiment reconnue ! Désirerait-elle l’être par son père ? Et n’obtenant jamais, dans la bibliothèque, fille d’homme cultivé, audience ? Cette reconnaissance resterait-elle donc toujours en arrière, comme le premier mari mort de sa mère retenant tellement celle-ci près de lui que le deuxième mari jamais ne put vraiment, lui aussi, obtenir audience auprès de sa femme. Virginia, enfin, s’en va comme sa mère, la si belle Julia, s’en est allée, même si, un beau jour, elle se sentit enfin délivrée de son influence, elle la sentit enfin morte. Elle met les cailloux de l’impossible dans ses poches. Il était impossible à son père de vraiment approcher de sa mère puisque celle-ci restait avec un premier homme, et elle, Virginia, ne mettrait-elle pas son père sous forme de pierres dans ses poches pour entrer à jamais dans l’eau, pour le rejoindre comme sa mère ne l’a jamais fait ? Car Virginia Woolf, qui devint écrivain comme aucune femme avant elle, inclassable, inventant une nouvelle manière d’écrire, est fille d’un homme cultivé, c’est son père qui l’a introduite dans la bibliothèque, qui l’a, littéralement, mise dans le bain.

Dessinons une esquisse de la promenade singulière que Geneviève Brisac et Agnès Desarthe nous font faire dans l’œuvre de Virginia Woolf.

Citation de Virginia Woolf à propos de l’immunité, cet état paisible et exalté ! Puis, Virginia Woolf qui parle des étés vraiment chauds (une autre chaleur que la réelle) de son enfance, le plus beau commencement d’une vie qui se puisse concevoir ! Les anémones de mer, des coquillages, le bateau, le sable. Dans les Cornouailles, se trouve le socle indestructible de toutes les scènes à venir. Trésor d’images, de sensations, de sens. Julia, la mère, est encore vivante, très belle et glaciale. Distante. Mais ouvrant le pur lieu des sensations et des émotions, sur la robe de Julia avec des fleurs rouges et violettes. Une vieille femme, pour un penny, détache un ballon, la petite fille s’en va avec, et toujours les ballons s’associeront avec la robe pour évoquer la sensation spatiale, esthétique, de la mère, les yeux de la petite fille s’ouvrant par la froideur de sa mère sur un environnement de toute beauté. Ses yeux s’ouvrent par des chocs, donc, sur des instants d’être, jetée hors de l’ouate par la froideur, la distance, et alors elle saisit un détail, une fleur, par une brèche sur la réalité, il faut qu’elle touche quelque chose, sinon elle a le sentiment que tous les objets l’ont abandonnée. Froideur de la belle Julia. Qui font ouvrir les yeux sur la réalité, où il y a beaucoup de couleurs vives, de menaces, d’irruption du bruit, ce sont de violents moments d’être, et l’espoir de pouvoir les penser, tout cela parce que la froideur de la mère, sans doute toujours un peu ailleurs, dans une histoire précédente, a mis dehors, et reste comme une énigme pour l’enfant. Virginia sera obsédée par sa mère jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans, alors qu’elle en avait treize lorsqu’elle est morte.

Influence énorme de sa mère. Comme Mrs Ramsay, un des personnages de l’œuvre de Virginia Woolf, Julia est très belle, reine lumineuse au milieu de sa cour, flirtant avec ses invités, protégeant le sexe opposé, mais en même temps, derrière la femme active, sévère, droite, il y a une femme triste et silencieuse, que, sans doute, ne peuvent vraiment rejoindre ni mari ni enfants. Elle incarne la femme victorienne, infirmière universelle, inutile en tant qu’elle-même, n’existant que pour les siens, inaccessible et parfaite, mais toujours en train de s’en aller, d’échapper même à ce rôle que lui donne la société victorienne, parce le chagrin depuis la mort de son premier mari, sur la tombe duquel elle va se coucher, la garde ailleurs.

Le mari ne peut réellement approcher de cette femme qui, pourtant, a un pouvoir de séduction énorme, et repousse.

Face à une telle mère, qui impressionne si fort, mais qui est ailleurs, la vision de l’enfant est chaotique, couleurs, bruits, dans une déchirure s’ouvrant sur une violente beauté, et cette vision pourtant il faut la préserver, par l’écriture. Devenir écrivain de ça. Sensation nue, préhistoire de la parole, sens violemment interpellés. Et, retenir cette expérience-là, originaire, les impressions sont premières, il faut garder la capacité à se laisser choquer par une telle déchirure sur la beauté de l’environnement, par les détails.

Virginia Woolf ressemble à son père, Leslie Stephen, dont elle regrette qu’il n’ait été qu’un génie de second ordre, alors qu’elle aurait voulu qu’il soit un génie. Omniprésent, écrasant, suscitant des sentiments ambivalents. Sa vie aurait pu absorber toute la vie de sa fille ! Ce père qui avait le désir frustré d’être un homme de génie, qui était, en famille, traité comme un dieu et en même temps comme un enfant. Père qui a obsédé Virginia pendant des années, contre lequel elle sentait grandir une colère réprimée. Après la mort de sa mère Julia, et de sa sœur Stella, ce père devint tyrannique, sourd, violent, apitoyé sur lui-même, tenant ses enfants sous sa domination qui se sentaient enfermés dans une cage avec un fauve.

Et voilà la phrase importante ! "La pierre qui pesait sur notre vitalité, notre père." Et les pierres dans ses poches, lorsque Virginia avança dans l’eau pour se suicider. Père qui a du poids, c’est le moins qu’on puisse dire, pour elle.

En public, c’était un homme du monde, très respecté. Mais, en privé, égocentrique, patriarche victorien, qui garde pourtant pour Virginia, par-delà sa colère et sa révolte, tout son mystère. Car c’est un homme qui a vécu le violent arrachement que fut la mort d’une femme qui fut si séduisante et inapprochable. D’un premier mariage, le père de Virginia a une fille, Laura, qui est idiote voire schizophrène, en tout cas le silence est sur elle, elle est comme Julia silencieuse mais moins parfaite qu’elle. Toutes deux ne sont pas du monde des vivants. La mort de Laura fut pour Virginia une catastrophe, de même celle de sa mère. On pourrait dire, ces morts l’ont abandonnée à son père, lui-même violemment dérangé par la disparition d’une femme qui ne fut jamais vraiment, dans sa tête, à lui, dont il ne put jamais s’assurer qu’il existait vraiment, pour elle. Alors, à treize ans, Virginia saisit ce que c’est le poids. Elle sent cette pierre qu’est son père.

Après la mort de Julia, les mécanismes de la société patriarcale sont mis à nu. Vanessa et Virginia, les deux sœurs filles d’un homme cultivé, ont des demi-frères qui abusent de leur pouvoir social et sexuel, comme si c’était naturel, croyant que tout leur est dû, et ils ne font pas que sortir leurs sœurs, ils abusent d’elles. Thoby, le frère aîné de Virginia, a la confiance illimité de leur père. Choc pour Virginia. Il sait rentrer un bateau, a les félicitations de son père, il va à Cambridge, ses sœurs non. Les possibilités des garçons ne sont pas celles des filles. Mais il sera le passeur, présentant à ses sœurs ses copains, et étant à l’origine des principales rencontres intellectuelles et amicales de Virginia. Elle ne manque pas de noter que c’est autour de lui que volent les papillons, les oiseaux, les routes boueuses. Mais il mourra jeune. Lui aussi.

Vanessa de trois ans plus âgée qu’elle est une sorte de jumelle, elle peut dériver avec elle, qui lui demande si les chats noirs ont une queue. Question pour exprimer autre chose, chat énigmatique qui surgit là où il n’a rien à faire, disent Geneviève Brisac et Agnès Desarthe. La sœur est là, à côté, c’est une autre qui ne manque pas. Dire quelque chose, cette question sur le chat noir, juste pour s’assurer qu’elle est à côté, toujours. A ce titre, elle sera toujours partout et nulle part, là de tout temps, prototype de l’autre à côté. Petit centre de vie délicat, à part, dans la maison même peuplée d’hommes allant et venant. Initiant un autre angle pour regarder le monde. Vanessa est en train de peindre et Virginia est en train d’écrire. A côté l’une de l’autre. Même à ne rien se dire. Que cette certitude de toujours.

Après la mort de leur père, Vanessa et Virginia, bien introduites dans la société intellectuelle par les garçons de la famille, dont Thoby, vont mener une vie légère et palpitante, comme si elles vivaient enfin la libération d’avec la vie d’avant. Vie d’étudiants à laquelle, en tant que filles, elles n’avaient pas eu accès ! Injustice ! La bande intellectuelle est constituée. Mais avec eux, elles sont comme des garçons manqués ! Et il manque le piquant du désir !

Virginia n’aime pas les miroirs. Elle y voit autre chose que l’apparence. Elle y voit la peur, la solitude, la violence, sa rétraction intime lorsque son frère Gerald mis la main sous sa robe comme s’il ne voulait pas tenir compte du fait qu’il y a des endroits du corps de sa sœur qu’il ne peut toucher. Elle, elle voit cette effraction. Elle voit ça dans le miroir. Crudité de la vie. Déchirure. Intouchable, indemne, elle est quand même touchée.

Leonard Woolf est un homme à part. C’est un type qui tremble de la tête aux pieds. Il se sentait exclu du milieu de l’intelligentsia bourgeoise et aristocratique, parce que, avec son père, ils viennent à peine d’émerger de la classe des boutiquiers.

Une presque vieille fille, Virginia, rencontre un homme qui croit sa vie fichue. Et ça marche ! Elle propose à Leonard : "Nous aspirons tous deux à un mariage formidablement vivant, toujours en vie, toujours chaud, non pas mort et facile comme pour la plupart des mariages. Nous attendons beaucoup de la vie, non ?" Et c’est le pari de former un couple différent ! A l’image du couple ancien, celui de sa mère et de son premier mari ? En tout cas, ils sont le couple le plus heureux d’Angleterre, dit Virginia ! Elle a pu faire revenir, dans sa vie même, quelqu’un d’un passé très lointain, quand elle était encore dans les limbes, et qui est de l’ordre de sa mère. Elle se trouve dans la sensation exacte de quelque chose qui fut la vie pour sa mère. Leonard Woolf sort de l’autrefois de sa mère. C’est une présence qui vient de très loin. Et digne d’une confiance absolue. Certitude dans la fidélité même de sa mère. Virginia a en elle un modèle pour juger de la qualité de son couple avec Leonard. Il lui a donné, dit-elle, un bonheur total.

Leonard est très intelligent, d’une grande délicatesse, mais très violent aussi. Il tremble, parce qu’il refuse de s’accommoder de la médiocrité du monde. Virginia a le plus profond intérêt pour ce tremblant misanthrope juif qui avait menacé du poing la civilisation et voulait disparaître sous les tropiques. Elle le retient. Il lui offre pour ses trente-trois ans une presse, et devient éditeur. Inauguration d’un rapport inédit entre eux. Pour Leonard, Virginia est un génie, en quelque sorte c’est son enfant, il veille à ce qu’elle puisse s’épanouir intellectuellement en toute liberté, il prend soin d’elle, elle écrit et il lit. Il la sauve des violences sexuelles qu’elle a subies de la part de ses frères pendant son enfance. Lui, il ne fait pas effraction dans son activité à elle, il en est le lecteur et l’éditeur, lorsqu’elle lui donne l’œuvre, qu’en toute liberté elle a faite, ne se reconnaissant aucune zone interdite pour cause de pas dignes d’intérêt.

Lovée dans la sollicitude de Leonard Woolf, qui rend possible matériellement et psychiquement la gestation et la mise au monde de son œuvre absolument innovante voire dérangeante, œuvre de femme, Virginia Woolf n’est cependant pas à l’abri de graves dépressions, de la folie qui couve, comme si la sensation de quelque chose d’irrémédiable, la bouche de la vérité, était omniprésente. Comme si l’écriture même de Virginia Woolf, par-delà la bataille pour donner à la lumière une œuvre qui soit celle d’une femme, donc absolument différente de celle d’un homme par l’ouverture infinie des zones d’intérêt, par ce grand angle d’observation, d’analyse et surtout de sensations, grand angle esthétique, donc comme si cette écriture même, en fin de compte, était arrivée jusqu’à la chose principale à dire, la chose violente, la chose tremblement de terre, au terme de la promenade jusqu’au phare, jusqu’à cette vérité qui met des pierres dans les poches pour sombrer dans l’eau amniotique paternelle, cette vérité de l’écart qu’il y eut toujours entre ses parents, le fait que, par-delà le dévouement de la femme parfaite qu’était sa mère envers sa famille il n’y avait rien entre ses parents, que des apparences, que des conventions, ce rien étant représenté par l’homme du passé, le premier mari, le deuxième mari restant en puissance rejeté. Virginia Woolf sombrant finalement dans le gouffre creusé entre ses parents, gouffre ouvert par la non reconnaissance de la part de sa mère que son père pouvait vraiment entrer à part entière dans sa vie. Gouffre ouvert par le fait que Julia a maintenu loin d’elle son deuxième mari par l’ombre omniprésente du premier, instaurant au sein de la famille un espace plus que précaire, en puissance en train de se défaire car non tricoté ensemble par les deux parents.

Leonard Woolf permet la gestation et la mise au monde de l’œuvre de Virginia Woolf, en lui offrant ce qu’elle n’avait jamais eu mais dont elle avait la certitude par la fidélité de sa mère à un homme du passé, un espace bien matérialisé et assuré, un lieu matriciel, mais ensuite, dans ce monde où ceux qui font des œuvres sont surtout des hommes, il faut que son œuvre à elle, œuvre de femme, trouve son agrément auprès d’eux. En somme, le sens de son écriture, c’est de revenir au-devant de son père, représenté par d’autres hommes, d’autres écrivains, comme sa mère ne l’a jamais fait. Et là, c’est impossible, sinon à vivre corps et âme, dans la sensation de la lourdeur des pierres paternelles dans les poches, la noyade de son propre père dans les eaux froides de la vérité maternelle. A la fin, c’est avec ces cailloux dans les poches qu’elle écrit. En avançant à jamais dans les eaux. Et, à bien y réfléchir, nous nous apercevons que cette fameuse injustice faite aux femmes n’est pas si simple, puisqu’il arrive aussi qu’une injustice, bien tapie derrière un monde de convenances toutes victoriennes, soit faite à un homme.

Ce livre de Geneviève Brisac et d’Agnès Desarthe m’a offert, à moi la lectrice, un trésor de matériaux, qu’elles ont réunis admirablement. Je me suis exercée à partir de ces matériaux pour ma propre investigation. Merci à elles !

Alice Granger Guitard

8 novembre 2004



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