Florent Couao-Zotti - Editions Ndze 2004
dimanche 14 novembre 2004 par Alice GrangerPour imprimer
D’abord, dans cette pièce de théâtre admirable de Florent Couao-Zotti, c’est la langue qui est très belle, très imagée. Par exemple : "Un mâle installé sur ses tibias ne peut se répandre en excuses devant sa sœur. C’est bien de cette eau que tu l’as nourrie. Depuis le berceau." "Je ne suis pas venu ici poser mes lèvres sur le bord d’un gobelet. Je veux savoir où ce vaurien s’est terré." "Parce qu’un taurillon sans testicules a voulu me défier dans mes propres souliers." "Il se raconte partout qu’Agbon s’est coincé le muscle dans la braguette en voulant carotter Bintou. Tu serais allé le voir pour lui promettre l’enfer." "Tu lui raconteras les charmes des destin soudés dès le berceau." "Je veux savoir à quel hasard du vent vous voulez me laisser." "Les vieux de mon âge n’ont pas besoin de gris-gris, ni d’incantation pour carabiner les femmes. Tu as réveillé mes démangeaisons et j’ai craqué." " Je veux être votre femme, votre petite femme. La guirlande qui égaiera votre vieillesse." " Ne parle pas de poésie quand la terre s’en va et qu’il n’y a rien d’autre que la douleur."
Ensuite, c’est la nudité de la tragédie d’une jeune fille africaine de seize ans, Binto, pauvre et belle, qui vit dans une famille dont le père est mort, avec sa mère et son frère, et qui pense que, pour advenir à sa vie de femme en échappant à cette pauvreté, elle n’a pas d’autre choix que celui d’être la énième vierge d’un collectionneur de vierges riche et polygame. C’est dans la verdeur même de sa vie adolescente qu’elle s’ouvre cette possibilité, sa beauté ayant capté le désir du vieil homme lubrique. On pourrait dire que donner sa virginité à ce vieux et riche polygame ne lui pose pas vraiment de problème parce qu’elle le voit comme une occurrence de son père disparu. Dans cette pièce, Bintou ne semble jamais se plaindre d’être la dernière d’une série de vierges, et même elle se présente avec cette singularité par rapport aux autres d’être la guirlande de la vieillesse du vieil Agbon. A l’évidence, ce vieux lubrique qui pourrait nous choquer à sauter ainsi sur une pure jeune fille parce qu’elle lui réveille des démangeaisons, c’est autre chose pour elle. C’est son père. Qui lui ouvre le monde qui, imaginairement, aurait été s’il n’était pas mort. Le riche et vieil Agbon condense sur son personnage dit du "collectionneur de vierges" tout l’imaginaire que les jeunes filles, surtout si elles sont pauvres, développent à l’endroit de leur père, et qu’elles déplacent sur un autre homme.
La tragédie, ce n’est donc pas ça, même si Binto est enceinte à seize ans d’Agbon.
La tragédie, c’est que Binto est promise par son père, mort maintenant, dès avant sa naissance, à un ami auquel ce père était lié par la reconnaissance d’un acte de bravoure, et cet ami avait donné cette future fille à son fils. Donc, Bintou avait son destin scellé par son père dès avant sa naissance. Elle serait mariée au fils d’un ami de son père, sans même le connaître. C’est-à-dire que dans cette pièce, il y a deux aspects contradictoires du père africain. Celui qui marie sa fille avant même que celle-ci naisse, et dont la décision perdure par-delà sa mort, car son fils va mettre un point d’honneur à exécuter les projets de son père à l’égard de sa sœur, pour obéir à une tradition immuable qui ne laisse aucun choix aux filles. Et il y a ce père qui transparaît dans le vieux collectionneur de vierges, qui répond à l’imaginaire de la jeune fille à l’endroit d’un père qui serait différent, qui l’écouterait, et même si la lubricité du vieil homme riche peut faire apparaître cette jeune fille comme un pur objet sexuel renouvelé, l’adolescente s’en sert pour son premier acte de liberté, d’écartement par rapport à ce que sa famille a décidé pour elle.
La tragédie de Bintou, c’est d’avoir un frère qui pense pouvoir devenir un homme en étant l’exécuteur du projet de son père quant au destin de sa sœur joué totalement d’avance. Ce frère, tout en défiant le riche Agbon qui l’a employé sur ses terres comme bouvier, entend convaincre son ami Issa, jeune homme auquel est promise sa sœur dès avant le berceau, de venir chercher l’épouse promise. Ce frère, Oumarou, joue sur un terrain où il s’agit pour lui de se mesurer à la figure du père, en fait. Avec sa mère et sa sœur, le père étant mort, c’est lui le chef, c’est lui qui a autorité sur sa mère et sa sœur, il peut se croire à la place du père, et le vérifier en célébrant le mariage arrangé de sa sœur en lieu et place de son père.
Il vole une vache au riche Agbon, comme pour signifier avec arrogance que c’est lui le plus fort, pas ce vieux qui est une figure paternelle.
Alors que ce vieux dit de lui que c’est un taurillon sans testicules.
A la fin de la pièce, Bintou meurt. Agbon meurt. C’est-à-dire que ce n’est qu’imaginairement que la jeune Bintou pouvait aller vivre avec le vieil Agbon. C’est un choix psychique. Elle s’est séparée elle-même de cette tradition qui prétend écrire son destin avant même d’être née. Ensuite, plus rien n’est déjà écrit d’avance. Agbon, c’est la jeune fille mariée d’avance qu’il a tuée. Celle qui reste, sa vie est entièrement à vivre. Personne ne l’écrira pour elle. Et le vieil Agbon, qui meurt aussi tué par la mère, c’est la tentation d’une jeune fille de se mettre en sûreté dans un monde de type paternel, tué il signifie que de ce côté-là non plus ce n’est pas vraiment possible.
La pièce se conclut par la saison du deuil. Faire le deuil d’une fille qui fonctionne dans la famille africaine traditionnelle comme objet d’échange, comme objet de transactions entre deux familles. Cette jeune fille n’existe plus. Florent Couao-Zotti l’a faite mourir. Elle ne peut choisir aucune des deux possibilités. La troisième n’est pas déjà jouée. C’est un autre temps même en Afrique. Et le fils se trouve privé d’une sorte de jouissance incestueuse de petit chef !
Alice Granger Guitard
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