lundi 26 juin 2006 par Mariane Perruche
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L’un et l’autre
L’identité et la haine se déclinent à l’infini en matière de fraternité : l’un et l’autre, l’un est l’autre, l’un hait l’autre. De l’un naît l’autre.....
Plus difficile à écrire que le précédent (Le Dormeur Eveillé, 2004), ce livre-ci est né d’une injonction contradictoire : la nécessité intérieure d’évoquer le lien fraternel - mot trompeur, derrière lequel Pontalis débusque souvent la lutte fratricide ; et en même temps, ne pas donner le sentiment de régler ses comptes avec le frère, Jean-François, mort il y quelques années. La haine, comme souvent chez Pontalis, est matière à évitement. Mais ce n’est certainement pas là l’essentiel. Il s’agit de révéler, tout en les préservant - pour soi-même ou pour l’autre - les faces sombres d’un frère perdu dans les paradis artificiels.
Se souvenant peut-être des stratégies de G. Perec, un autre précédent, Pontalis a recours à une liste, pour parler de J.-F., son aîné de quatre ans. Il établit une liste de frères célèbres, réels ou fictifs, vrais et faux frères, véritable programme de travail pour partir en quête du lien fraternel. C’est par le biais de cette liste qu’il va tenter d’aborder ce qui pourrait être un autre continent noir - peut-être le vrai. Pêle-mêle, quelques éclats de ces jeux de miroirs à travers lesquels Pontalis tente d’apercevoir quelques reflets fugaces de J.-B. et J.-F. : Vincent et Théo Van Gogh, de vrais frères, l’un meurt juste après l’autre, bel exemple de fidélité ; Marcel et Robert Proust : l’un est homosexuel, l’autre pas ; Edmond et Jules Goncourt : « une plume pour deux » ; Caïn et Abel : les frères mythiques, l’origine de toute guerre ; Freud et Fliess : faux frères, mais véritable fraternité intellectuelle, jusqu’à la brouille finale ; Guy et Hervé de Maupassant : frères jusque dans la folie et la mort partagées ; Louis XIV et Monsieur, frère du précédent : l’un est roi, l’autre pas ; l’un a des favorites, l’autre des mignons.
Pontalis aurait pu ajouter à cette liste un autre couple célèbre : Laplanche et Pontalis, les auteurs du Vocabulaire de la Psychanalyse, qui surent partager, un temps, l’héritage freudien. Car il y a toujours un temps pour l’indivision, avant l’inévitable division. Qui des deux saura mieux aimer et être aimé ?
Il fallait en passer par le modèle littéraire et la fiction, pour atteindre un fragment de vérité du lien à l’autre, semblable et différent - à mort. La question de la création croise parfois l’énigme de la relation fraternelle : Vincent, Marcel, et Jean-François (Champollion cette fois) furent de grands créateurs. D’ailleurs, et c’est peut-être un des plus beaux chapitres du livre, Pontalis fait de la quête du frère mort, l’un des ressorts de la création littéraire. On pourra reconnaître P. M. à ses initiales, « l’auteur de tous ces romans qui n’en font peut-être qu’un, qui préfère l’ombre à la lumière, ou feint de vouloir y voir plus clair alors qu’il n’est attiré que par l’obscur ».
Entre J.-F. et J.-B., le partage fut impossible : la mère est une et indivisible. Il reste à Pontalis, un autre partage, le seul équitable, celui qui s’opère en lui, entre J.-B. et Pontalis, entre l’écrivain et le psychanalyste. Ce dernier a l’élégance de ne plus croire aux mirages de la vérité : il entremêle savamment réalité et fiction, souvenirs d’analyse et souvenirs personnels. Il pourrait inscrire en tête de Frère du précédent, comme le fit Baudelaire, dans le poème liminaire des Fleurs du Mal : « Hypocrite lecteur, - mon semblable -, mon frère ».
Sans doute le lecteur, faux frère en l’occurrence, pourra-t-il regretter que cette enquête n’aboutisse qu’à un mi-dire. « Ultime tentative de fraternisation », dit Pontalis. Certes, mais si c’était le crime, et la fascination pour le crime, qui faisaient le principal attrait de la littérature ? Freud lui-même, fervent lecteur des Frères Karamazov, en tira les enseignements dans Totem et Tabou. On aurait aimé que l’auteur, sans chercher de faux semblants dans la théorie freudienne ou dans les méandres de la fiction, toujours bienveillantes et prêtes à sauver la mise, puisse dire finalement qui, de son frère ou lui, précédait l’autre. A moins que le véritable enjeu ne soit de préserver la haine à l’intérieur de soi, toujours vivace.
Mariane Perruche
26/06/2006
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