dimanche 15 avril 2007 par Liss Kihindou
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Ray Bradbury, Chroniques martiennes
Qu’est-ce qui fait la valeur d’un livre ? Est-ce son thème, le genre adopté par l’auteur, les louanges de la critique, la faveur du public ? La réponse à cette question ne peut être expédiée en deux mots, car il est certain que divers ingrédients composent une recette et lui donnent une saveur particulière. Tout au moins pouvons-nous dire qu’un livre figure en bonne place dans notre mémoire de lecteur d’autant plus qu’il conserve une éternelle fraîcheur. Un bon livre, un ‘‘classique’’ aurais-je envie de dire, est un livre qui donne l’impression d’avoir été écrit la veille et qu’on relit toujours avec émerveillement. Ouvrez les pages des Chroniques martiennes, de Ray Bradbury, et vous vous trouverez inondé de lumière et de beauté.
Il s’agit de nouvelles, écrites par Bradbury à la fin des années 40, réunies ensuite (1950) sous le titre de Chroniques martiennes. Elles peuvent être lues comme un roman, car les différentes nouvelles sont placées dans un ordre chronologique, de Janvier 2030 à Octobre 2057, et se font écho les unes aux autres.
C’est un livre que l’on classe dans la littérature de science-fiction, mais il n’a de futuriste que l’exploration de Mars par les hommes de la Terre et leur installation progressive sur la planète dite ‘‘rouge’’. Ce livre prend à bras-le-corps les problèmes qui gangrènent la société moderne et invite à revenir au spirituel.
Voici quelques pistes de lecture : l’orgueil humain ; le sens de la vie ; les questions majeures de notre époque comme l’immigration, les guerres, la pollution ; le rêve comme réalité…
L’orgueil, source de bien de déconvenues
Une première expédition de deux hommes est envoyée sur Mars, qui ne donnera plus signe de vie. Une seconde expédition débarque sur Mars, mais les Martiens ne leur accordent pas l’attention, les honneurs qu’ils estiment être en droit de recevoir ; ils ne sont pas portés en triomphe comme cela aurait dû être pour des gens venus d’aussi loin et ayant réussi la prouesse d’un voyage interplanétaire. Or les Martiens s’avèrent télépathes : ils captent les pensées, la mémoire des terriens au point de pouvoir connaître parfaitement la vie terrestre ; en outre, ils ont la capacité de matérialiser leurs fantasmes, provoquant des illusions d’optique et prenant ainsi leurs rêves pour la réalité. Ainsi, puisque le capitaine Williams et ses hommes – dépités par l’indifférence des martiens – persistent à crier sur tous les toits qu’ils viennent de la Terre, à rechercher la reconnaissance, ils sont internés, enfermés avec des Martiens qui disent aussi venir de planètes différentes. On les considère donc comme des fous. Le psychiatre martien, pour les soigner, les éliminera.
Quand la quatrième expédition arrive, après l’échec des trois précédentes, ceux qui la composent espèrent qu’elle sera « la bonne », nourrissant « des rêves d’honneur et de gloire » (p.88) Aussitôt sortis de la fusée, ils veulent fêter leur « exploit », ils ont « envie de se saouler, de crier et de tirer en l’air pour montrer quels types formidables ils étaient d’avoir foré l’espace à bord d’une fusée jusqu’à la planète Mars. » (p. 89-90) Les rappels à l’humilité, à la sérénité du capitaine Wilder n’y feront rien : musique, danse, mangeaille, beuverie sont organisés, certains allant jusqu’à polluer les eaux martiennes pour les « baptiser », ce manque de respect de la nature a fait de la terre une planète en danger, mais si on offrait aux hommes une planète nouvelle, pure, vierge de toute pollution, saisiraient-ils cette seconde chance ? Il semble que l’homme est plutôt le « don d’abîmer les belles et grandes choses », l’homme a tendance à se considérer comme étant un « géant », alors qu’il apparaît comme un enfant, par exemple devant les réalités qui le dépassent. Face à l’inconnu, il veut donner l’impression et se persuader lui-même d’être le maître, mais que maîtrise-t-il ? Pas même son orgueil.
La vraie religion
L’orgueil apparaît aussi sous l’habit des hommes d’Eglise, qui veulent aller traquer le péché sur Mars, confondre les Martiens, démasquer leurs péchés quand bien même ils auraient la subtilité de les déguiser en vertu. Qu’est ce donc que le péché, et d’où vient-il ?
« Seul, Adam n’a pas péché. Ajoutez Eve et vous ajoutez la tentation. Ajoutez un deuxième homme et vous rendez l’adultère possible. Avec l’ajout du sexe ou des gens, vous ajoutez le péché. Si les hommes n’avaient pas de bras, ils ne pourraient pas étrangler. Vous n’auriez pas ce péché particulier qu’est le meurtre. Ajoutez les bras, et vous ajoutez la possibilité d’une nouvelle violence. Les amibes ne peuvent pas pécher parce qu’elles se reproduisent par scissiparité. Elles ne convoitent pas la femme d’autrui ni ne s’entre-tuent. Donnez-leur un sexe, des bras et des jambes, et c’est la porte ouverte au meurtre et à l’adultère. » (p. 147)
Cela voudrait-il dire que, pécheurs par la force des choses, tous ceux qui commettent le mal en devraient être dédouanés ? Sommes-nous responsables de nos actes ? Voilà une question métaphysique qui nous est posée. En tout cas les Pères Peregrine et Stone veulent aller annoncer aux Martiens que, quelque mal qu’ils aient commis, le Christ est mort pour tous. Pour qu’ils comprennent mieux ce message, ils projettent de représenter le Christ sous une forme martienne. En fait chaque peuple a sa représentation du divin, comme l’attestent par ailleurs les noms, différents selon les peuples et les croyances, qui désignent le Créateur : Yahvé, Nzambi, Allah… Au fond, s’opposent-elles vraiment, toutes ces religions ? Pourquoi cet entêtement à vouloir convertir les autres à sa religion, quitte à verser du sang ? Est-ce là le plus important d’appartenir à telle ou telle confession religieuse ? Le plus important, semble dire Ray Bradbury entre les lignes, c’est de faire le bien, de hisser toujours plus haut ces drapeaux appelés BIEN, BEAU, BON. C’est une belle leçon d’humanisme que les Pères reçoivent des anciens de Mars, eux qui croyaient être venus les enseigner…
L’immigration, une ‘‘plaie’’ ?
C’est le propre de l’homme d’avoir une haute opinion de soi et de dévaloriser, bien plus d’assujettir l’autre que l’on juge en fonction de ses propres valeurs, en fonction de l’idée que l’on se fait du beau, du vrai, du juste. Tout ce qui ne correspond pas à ce que nous estimons est vu comme inférieur, indigne, ignoble. Ainsi sont traités les noirs en Amérique dans les années 40. On sait pourtant comment ils sont arrivés là. On avait besoin d’eux, on les a arrachés de force à leurs terres natales pour faire marcher l’économie de ces terres qui leur sont étrangères. Quant à reconnaître qu’ils rendent aux autochtones la vie plus facile, à leur être reconnaissant, à quoi bon ? Ils ne sont que des instruments, et un instrument est là pour servir, c’est normal. C’est ce mépris que Ray Bradbury dénonce dans une de ses Chroniques. Les noirs d’Amérique veulent mettre fin à ce mépris quotidien. Puisque leur présence est perçue comme envahissante, ils décident d’aller tous sur Mars, tous sans exception. Jugez donc de la réaction des blancs :
« Vous connaissez la nouvelle ?
- Quelle nouvelle ?
- Les nègres, les nègres !
- Eh bien, quoi, les nègres ?
- Ils s’en vont, ils fichent le camp, ils mettent les voiles ; vous êtes pas au courant ?
- Qu’est-ce que tu nous chantes, ils fichent le camp ? Comment ça se pourrait ? (…)
- Il faut que je voie ça. J’arrive pas à y croire. Et où vont-ils ? En Afrique ?
Silence.
- Sur Mars. » (p. 187)
Chacun a en effet remarqué la disparition des noirs de la circulation, les patrons se demandent où est passé le leur, comme Samuel Teece qui s’interroge sur le noir qui est à son service, Simplet, un nom qui donne la mesure du mépris, des préjugés qui pèsent sur les noirs. Comment de simples noirs pourraient-ils se rendre sur Mars ? De quoi sont-ils capables sinon de malhonnêteté ? Jugez plutôt de ces préjugés :
« Je me demandais, aussi, où était passé Simplet. Ça fait une heure que je l’ai envoyé livrer avec mon vélo. Et il est pas encore revenu de chez Mrs. Bordman. Tu crois que cet idiot de négro est parti pour Mars en pédalant ? »
Les hommes ricanèrent.
« En tout cas, il a intérêt à me rapporter ma bécane. Je suis pas du genre à me laisser voler. » (p. 188)
Pourtant les noirs partent vraiment, on apprend qu’ils s’étaient cotisé, qu’ils avaient « fabriqué leurs fusées tout seuls ». L’heure n’est plus pour les patrons à faire de l’ironie, il s’agit désormais de trouver des voies et moyens pour empêcher leur départ, car ils se rendent comptent que si vraiment ils « fichent le camp », ce serait la catastrophe.
Voici plus d’un demi-siècle que Ray Bradbury a écrit ce texte, cependant il semble décrire parfaitement la situation de la France, avec ses enfants indésirables issus de l’immigration – les enfants indésirables étant essentiellement ceux venant des pays d’Afrique noire et du Maghreb. On fait de l’immigration une cause essentielle du mal-vivre en France, au point que des équations sont établies ; en tout cas les medias présentent les choses telles que dans l’esprit du public, insécurité = immigration ; violence = immigration ; chômage = immigration. Certains candidats à l’élection présidentielle (Jean-Marie LE PEN pour le nommer) proposent LA solution magique pour guérir cette plaie de l’immigration : fermer à triple tour les portes de la France, renvoyer ceux qui sont installés dans le pays et qui ‘‘bouffent’’ le travail des autochtones ; leur départ contraindrait ces derniers à prendre les emplois qu’ils auront laissés. Quels résultats donnerait la mise en pratique de cette idée ? Si les Noirs et les Arabes, à défaut d’aller sur Mars, retournaient chez eux, la France se porterait-elle mieux ou mal ?
Dans la nouvelle de Bradbury, c’est un vieillard qui se propose de remplacer Simplet. Ray Bradbury passe par la science-fiction pour exprimer l’idée que ceux qu’on méprise, qu’on malmène aujourd’hui constitueront peut-être une force demain, et qu’il sera alors trop tard pour leur témoigner des égards. N’est-ce pas également ce renversement de situation qu’exprime le roman d’Abdourahman Waberi : Aux Etats-Unis d’Afrique ?
De la Liberté en Littérature
Les Chroniques peuvent également être lues comme une lettre ouverte à ceux qui tuent l’imagination en Littérature. L’histoire littéraire est truffée de débats autour de ce qui devrait être et ce qui ne devrait pas être en Littérature : querelle des Anciens et des Modernes, hiérarchisation des genres (à une époque le roman par exemple fut perçu comme étant moins noble que d’autres genres comme la poésie) sont quelques exemples. Ray Bradbury s’insurge contre ces ‘‘décrets’’, ces ‘‘lois’’, qui n’ont pas lieu d’être en Littérature, il rejette plus que tout le Réalisme comme critère de recevabilité d’un roman. La littérature de science-fiction serait-elle une sous-littérature tandis qu’il y aurait une vraie littérature ? Les textes fantastiques d’un Edgar Allan Poe par exemple ne méritent-ils pas autant de considération que d’autres ? Dans le texte « Usher II », un amoureux de la Littérature fait venir, sur Mars, dans une maison construite d’après la nouvelle de Poe, ces ‘‘inspecteurs’’ de littérature et se venge d’eux. Bradbury fait essentiellement référence à la censure, mais on pourrait également faire le lien avec la critique littéraire : quel est son rôle ? Quelle est sa place ?
Pour ne pas « perdre toute élasticité et toute saveur », la littérature doit être ce champ que l’esprit explore à volonté, et qui ne rencontre dans sa course aucune barrière, aucune flèche pour lui dicter la direction à suivre. La littérature doit inviter à l’ « évasion », au voyage. C’est d’ailleurs une autre piste de lecture : les Chroniques Martiennes sont comme une « invitation au voyage ». Si, dans les Fleurs du Mal, le poète invite son interlocutrice à aller dans ce lieu où « tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté », Bradbury nous invite dans son livre à une ascension similaire. Le voyage des hommes de la Terre vers Mars, cette élévation dans l’espace pour atteindre un lieu qui serait un refuge contre les guerres, la pollution, le conflit de générations, l’intolérance… figure aussi la nécessaire élévation de l’esprit pour une vie qui ‘‘fasse sens’’. Nous devons savoir « associer l’art à la vie ». Or il semble que l’on soit de moins en moins sensible à la volupté, à la paix que peut procurer un bon livre, nous ne savons plus percevoir le langage de la nature, ne savons plus dialoguer avec elle…
Conclusion
On entre dans l’univers des Chroniques Martiennes et on s’y promène sans se lasser. La poésie de certains passages, l’imagination foisonnante de l’auteur dégourdissent l’esprit. Ray Bradbury est à juste titre considéré comme un grand maître de la littérature de science-fiction. Mais laissons-là les classifications, l’auteur des Chroniques Martiennes et de Fahrenheit 451 est, tout simplement, un grand auteur ! Ces deux œuvres ont toutes deux été adaptées pour le Cinéma.
Liss KIHINDOU
N.B. : Les numéros de page renvoient à la collection Folio Science-Fiction.
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Messages
1. Chroniques martiennes - Ray Bradbury, 20 février 2008, 12:57, par Michel Moncheur
Qu’est-ce qui fait que deux personnes peuvent effectuer ce délicieux miracle : être en communion de pensée ? Je m’adresse à Liss Kihindou, que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam. Pas plus qu’il ou elle ne me connaît. Et cela n’a auccune importance. J’éprouve le profond sentiment de "Oneness", "Unité" ou "Einheid" à lire vos lignes.
Votre critique des "Chroniques Martiennes" est un vrai plaisir à recevoir. Oui, la science-fiction, comme le fantastique, peuvent offrir des terrains vierges pour l’imagination. C’est hélas là aussi, qu’en général on découvre vite que c’est avec soi qu’on les apporte, ces limitations, ces règles, ces conventions. Leçon, miroir, une touche d’humilité bienfaisante.
J’ai lu R. Bradbury, mais curieusement pas "Les chroniques martiennes" qui étaient une de ses principales oeuvres. Adolescent, cela me semblait trop proche de l’humain ordinaire, ce n’était pas assez S-F. Comme vous le présentez, il est prodigieusement d’actualité. Maintenant, ayant bien dépassé le milieu du chemin, j’ai la folle envie de relire tout ça. A l’époque j’adorais aussi Barjavel,G. Langelaan, A. Huxley, Seignole, J.Ray etc. Tous semblaient ouvrir à une autre dimension. Mais E.A. Alan Poe et Baudelaire, que vous citez, me sont familiers aussi. Non pas par l’école, mais parce que mon père les citait ou m’en lisait des extraits et j’ai adoré. C’est sa vie que je propose dans "Le Baron Rebelle". L’histoire d’un aristo qui a été agent territorial au Congo Belge avant la guerre puis est entré dans R.A.F. comme volontaire. J’ai eu difficile à l’appeler "papa".
Merci Liss Kihindou pour ce nouveau regard sur un auteur dont on ne parle pas assez.
Avec respect et sympathie,
Michel Moncheur