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L’obscénité démocratique

Régis Debray, Editions Flammarion, Café Voltaire, 2007

mardi 25 septembre 2007 par Alice Granger

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C’est en médiologue que Régis Debray, dans ce livre, analyse la politique actuelle, à l’heure de l’image.

« Cessons donc de morigéner nos royautés télégéniques en grimpant dans les cintres des grands principes. Le médiologue est là pour abaisser le débat...Pour éclairer à la fois nos empêchements symboliques et nos répugnances au mentir vrai, il suffit de se placer à la croisée de l’histoire et de la technologie, trivialement. » L’histoire nous apprend que les Etats dits totalitaires n’ont pas résisté à l’overdose spectaculaire, à la théâtralisation de la vie voulue par les Partis-Etats du XXe siècle. Quand à la technique, « c’est d’évidence le changement de socle technologique qui a instauré une nouvelle économie de la présence. S’en sont trouvés physiologiquement modifés jusqu’à nos réflexes et nos équilibres nerveux...L’actuel impératif de visibilité n’est qu’un passage au stade moral d’une nouvelle capacité technique. » On a les moyens de tout rendre visible, de vous rendre visible, de tracer, localiser, identifier. En un demi-siècle, nous sommes passés d’une société de la distance à une société du contact, alors les bisous, les papouilles, les taquineries, cela réchauffe. « Chacun, dans sa vie, dans son travail et son œuvre, monnaye de son mieux la grande bascule civilisationnelle du lointain au tout proche, de l’indirect au direct, du différé à l’immédiat ». Régis Debray cite Jean Dubuffet : « Il n’y aura plus de regardeurs dans ma cité, plus rien que des acteurs ».

Les conséquences ? « Nous ne tolérons plus d’être représentés par des hommes et des femmes d’exception, qui pourraient nous hisser un peu trop haut, nous exigeons des sosies à notre taille et semblance...C’est la norme tous azimuts...la saute d’humeur, la bouffée d’émotion deviennent, comme le torse nu et le nombril à l’air, des procédés rhétoriques d’accréditation. L’affect en sautoir sied à un univers où la liberté ne se définit plus comme autonomie réfléchie mais comme spontanéité reflétée, un ‘laissez-moi faire laissez-moi passer’ et non une loi à soi-même donnée ». Promotion en tout lieu de l’immédiat.

Toutes ces séductions nouvelles, bien sûr Régis Debray les dénonce et les rejette ! Ce sont des fétiches assez creux, sous couvert de transparence, d’authenticité, de proximité ! Trop gavés de nous-mêmes, rivés à nos habitudes, pauvres en admiration, adeptes de la culture jeune, nous apercevons-nous qu’il ne s’agit plus du même merveilleux, à troquer les prestiges du théâtral contre ceux du show-biz ? A l’heure où le chef de l’Etat voit l’Etat comme une entreprise, Régis Debray évoque ces solennités certes un peu ringardes mais de bon rendement, qui visaient justement à distinguer un Etat d’une entreprise, un peuple d’une cible commerciale, et la représentation nationale d’un plateau de groupies. « Et si notre scène politique...avait plus besoin d’une poussière dorée d’Opéra que d’un énième dépoussiérage ? »

Mais ce spectacle ? L’auteur s’écarte de son sens dans la société du spectacle. Et en parle comme d’une effraction dans l’ordinaire des jours. Une idéalisation des choses qui donne du jeu à l’ici-maintenant, et de l’air à notre étouffoir. « J’entends donc par ce mot magnifique de spectacle tout ce qui vient se glisser entre le songe et la veille, toutes les échappées que vaut à un mortel son aptitude à s’échapper de sa cage grâce à la dynamique ascensionnelle du symbole. » Et oui, maintenant au contraire l’idée fixe c’est de distraire l’ici-maintenant, promettre que rien n’y manque, que tout baigne, qu’on va y corriger tout ce qui cloche. Cette dynamique ascensionnelle du symbole a disparue en même temps que, gavés d’eux-mêmes et entourés de mêmes qu’eux, la plupart des gens ne tolèrent plus d’être gouvernés par des gens d’exception, ils veulent des gens qui sont comme eux, par exemple des enfants de la télé et admirateurs du show biz. Or, n’est-ce pas par leur capacité à décoller de leur vie immédiate au profit d’une image ou d’un signe qui remplacent avantageusement les choses mêmes que les humains se différencient des animaux ? Cette aération symbolique ! Cette capacité de regarder plus haut, plus loin, d’admirer, et se faire le récepteur d’une transmission. Encore faut-il admettre qu’il y a de la transmission ! Qu’il y a une sorte de hiérarchie ! Non pas faire table rase, et dire que ce qui n’est pas dans le maintenant est périmé ! « ‘Personne’ était, au départ, un terme technique de théâtre. C’était le rôle attribué à un masque. La dignité de la personne lui vient de pouvoir figurer sur le théâtre du monde, devenant ainsi un personnage, comme s’appelle toute personne fictive dans un ouvrage dramatique. »

Toute la question est celle du sort fait à la représentation, désormais. C’est une question de civilisation. Maintenant, nous marchons non pas à la représentation, mais à la présence, au brut, à l’émotionnel, au naïf, on se lâche, on est entre potes, on est familier. Il n’y a plus de distance. On est enfermés. On est censé tous aimer la même chose. Une grande famille. Et plus rien au-dessus, ailleurs. Enfermés dans la bulle. Ou bien une immense maternelle. L’Etat prend soin de nous. Est proche de nous. Réagit au moindre de nos maux, de nos bobos, de nos inquiétudes, au quart de tour, il pense chaque seconde à nous, il est omniscient et omniprésent, il assure, il nous circonvient, tout autour de nous ça nous perfuse, et nous dedans nous n’avons qu’à bien obéir, bien consommer ce qui est fait, et gouverné, pour notre bien. Pourquoi aurions-nous besoin d’une représentation, de personnes d’exception trouant nos habitudes, faisant écho à nous désirs, si notre bulle nous est présentée comme la seule chose, si le désir d’avenir se rabat sur cette vaste maternelle en monitoring et si ensemble il va faire si bon vivre ?

Il y aurait un trou d’air symbolique, un affaissement, une descente en torche sur le plancher des vaches, par l’effet d’une circonvention généralisée par le règne de l’image donnant l’impression hypnotique que tout autour ça s’affaire pour notre bien et nous dedans assignés à résidence à vie. Ecrasement des signes sur les choses. « Collez donc à la vie » ! Eclatez-vous ! Imbibez-vous !Soyez des fœtus intelligents nidés dans ce réseau matriciel de choses à votre disposition et l’assurance que l’Etat assure chaque détail et que rien ne lui échappe, il réagit aussitôt et répond présent sur le terrain, comme une mère idéale accourrant au moindre pleur et prouve que tout continuer à baigner comme dans son ventre. Coller à la vie, bien sûr c’est la métaphore même d’une vie de fœtus, de branché, et « il n’y a rien de plus macabre que cette injonction à la nouvelle langue de vent. Pour qui sonne le glas ? Pour les enfants de la balle, sans doute ; pour les enfants du paradis, tout aussi bien. »

Voilà la question : nous sommes saturés de choses répondant à nos besoins au doigt et à l’œil, envahis par cette présence qui sait si parfaitement réagir pour notre bien, et qui, comme cela, nous condamne à la rétention à perpétuité. Nous ne pouvons plus désirer autre chose, rien de distant, d’admirable, de transcendant, d’impossible, ne vient nous sauver d’un présent qui nous fait croire que nous ne désirons que nous gaver, que d’être imbibés. Or, même si nous pouvons de moins en moins le dire, tellement l’invasion nous double sans fin, nous désirons autre chose, donc la coupure, la séparation, et une sorte de transcendance immanente, ces symboles qui, sur la base d’une perte, nous donneraient à la lumière d’autre chose. Cette crise sans précédent de la représentation, qui se traduit par le fait que nous ne désirerions que ce qui se met à notre portée, comme dans le ventre maternel, élimine tout ce qui est transcendant, ce qui met en scène une distance, du merveilleux, de l’impossible, une autre scène. La scène du politique ne doit plus être qu’une scène qui ressemble à la nôtre, et nous pousse à jouir. « Sommes-nous devenus trop repus, trop saturés de sensations, trop engorgés de vécu pour oser encore les oripeaux, trois ficelles et un canevas peinturluré ? »

Tout autour, par ce totalitarisme des images, on veut sans fin s’occuper de notre corps, de nos sensations, de notre vécu, et toute vie est rabattue sur ça, il n’y aurait plus que ça, nous ne voudrions pas nous sevrer de ces mains que nous pourrions dire incestueuses ni vu ni connu qui nous touchent par cette façon de ne jamais s’abstraire de nous vouloir du bien. Le sevrage n’est plus jamais à l’ordre du jour. Cette volonté monitoring jusque dans les plus hautes sphères ne veut pas se sevrer de son propre fantasme d’avoir tout pouvoir sur nous par le biais de nos besoins pour lesquels nous gémissons sans fin. Comme si nous ne pouvions pas nos abstraire de notre corps des besoins ! Comme si nous ne désirions pas nous écarter de ces mains qui nous « monitorisent », comme si nous ne désirions pas infiniment l’air, la séparation, le rien, juste avoir la sensation de respirer ! Ne serions-nous pas si heureux, si apaisés, si une suave solitude nous faisait apercevoir dans une certaine distance désormais ce qui avant nous étouffait dans tant de sollicitude mortifère ? Si nous pouvions choisir, si la pléthore de choses ne déboulait pas sans cesse par les images pour nous assigner à résidence dans la société de consommation, ne dirigerions-nous pas notre intérêt sur des personnages distants, exceptionnels, jouant sur une autre scène, nous faisant rêver, penser, sur la base d’une solitude sacrée car enfin nous aurions la sensation sublime de respirer, et d’avoir échappé au gavage ? Les personnages, nous ne les verrions plus s’agiter autour de nous dans une familiarité à crever d’ennui et à s’éclater de plaisirs toxiques, mais ce serait des personnages d’un théâtre de la vie, transcendant notre bulle quotidienne, nous en faisant nous échapper, nous offrant l’énergie pour oser penser la destruction d’une enveloppe matricielle mortifère hélas métastasée partout désormais ?

« L’offre politique conçue comme réponse à une addition de souffrances particulières...correspond au réalisme propre à la vidéosphère ». « ... remplacement des cohérences et des visées à long terme par les coups de tête et les coups de pub déguisés en coup de cœur. N’est-ce pas à ce vérisme pointilliste et pulvérisateur qu’on doit une certaine évanescence des notions de bien public et d’intérêt général ? » « Plus d’apparat, des appareils. » « ...partout où le haut s’en va...le bas se décompose ».

« D’où vient une sorte d’égocentrisme incurieux d’autrui et de tout ce qui dépasse et dérange. C’est la petite monnaie d’une fatigue culturelle ». Et oui, les personnes d’exception n’intéressent plus, on serait tous pareils, ensemble dans une vaste maternelle, sans aucun désir de sortir de cette bulle indolente ! La singularité ? Qu’est-ce que c’est ? Ce qu’on est censé vouloir, c’est être dans la norme, à la bonne longueur du lit de Procuste, ni plus petit ni plus grand. Alors, ouvrir les yeux et voir l’autre dans sa singularité ? Pour quoi faire ?
« On devine ce qui hante notre fuite du mot juste, de la nuance, des labyrinthes et des doubles sens, notre quête éperdue du lisse, du simple et du slogan : la peur des secrètes contradictions, la phobie des négativités. Que chacun adhère à sa raison sociale, et ne sorte pas de sa niche ». Et oui, sa niche ! Les personnages complexes ? Cause toujours, tu m’intéresse !

L’Etat n’est plus pensé en termes de puissance, mais de service. Or, la République est une idée abstraite, une transcendance immanente, alors elle a besoin d’emblèmes, d’enceintes et d’apparat. Hélas, désormais le père de la nation se doit d’être un pote...Alors qu’il faudrait des rituels...Lorsqu’un ambassadeur regagne son poste en classe économique, alors que les chefs d’entreprises, les directeurs de banques voyagent dans le même avion en première classe, « on peut dire d’avance qui dans son pays de résidence tiendra le haut du pavé ». Et oui ! « Etat modeste, Medef arrogant...Quand le préfet baisse pavillon, le Saint-Office et la Bourse pavoisent. ». De Gaulle ne lésinait pas en dehors de son privé sur les pompes officielles, mais pour lui-même il avait une extrême sobriété. Les successeurs du Général sont plus trivialement des vedettes, à tu et à toi avec les stars du petit écran. Et oui, au sommet de l’Etat on n’a plus la notion du symbolique...1974 marqua un tournant, « avec l’avènement du premier candidat présidentiel à avoir utilisé ses enfants et sa femme à des fins de promotion personnelles. » Puis, désymbolisation des rites élyséens. Mise en scène de l’absence de mise en scène.

Voilà de quoi réfléchir, avec ce livre qui, comme toujours avec Régis Debray, nous incite à nous exercer à la pensée critique !

Alice Granger Guitard



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Messages

  • Tout, dans les extraits que vous publiez, fait mouche. Il n’y a pas une expression qui ne suscite mon adhésion, mon enthousiasme même. Il m’a plu de rapprocher votre document d’un article que l’auteur avait publié dans LE MoNDE le 25/11/05 (Malaise dans la civilisation) après les émeutes des banlieues. Le lien ? Je le tire des passages où il souligne que "le changement de socle technologique ...a instauré une nouvelle économie de la présence... a physiologiquement modifés jusqu’à nos réflexes et nos équilibres nerveux". Le constat pourrait, finalement, n’être qu’anecdotique - après tout il y aura bien une vie après la démocratie et la nôtre n’est pas si louable qu’il faille s’y attacher pour toujours ! - si le résultat n’était pas la perte totale de l’identité des individus et du groupe. En nous échappant de la "dynamique ascensionnelle du symbole", nous avons remplacé "le mythe du péché originel et de la rédemption" (article du Monde) par une exigence d’un présent qui réponde à nos besoins "au doigt et à l’oeil" et supprimé de notre horizon le "distant, l’admirable, le transcendant". Ainsi, en nous désaliénant du mythe et de la fiction idéologique (en l’occurrence religieuse), l’homme moderne s’est placé sous des allégeances qui ne différencient plus les humains des animaux, qui ont cependant sur nous l’avantage d’être préservés de la mort par un instinct de conservation que nous perdons.

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