De sang-froid, Truman Capote, Paris, Gallimard, Folio n.59, 1972.
jeudi 4 octobre 2007 par Marisa CorbinPour imprimer
"[...] Je m’interdis de rentrer en Amérique avant d’avoir terminé mon livre sur le Kansas, et c’est un très long livre (je prévois 150 à 200 000 mots), qui m’occupera encore un an ou deux. Peu importe. Il faut qu’il soit parfait, et je vis dans la fièvre, entièrement soumis à lui, obsédé, et si j’ai la patience nécessaire, je crois pouvoir en faire une sorte de chef-d’oeuvre. [...] C’est la plus passionnante expérience de ma vie, et ma vie en est d’ailleurs bouleversée, mon point de vue sur la plupart des choses entièrement modifié - un Grand Oeuvre, crois-moi. Si j’échoue, j’aurai malgré tout réussi." [1]
Lorsqu’il lit dans le New York Times du 16 novembre 1959 un article sur un quadruple meurtre dans une ferme du Kansas (assassinat de quatre membres de la famille Clutter), Truman Capote persuade le New Yorker de l’envoyer faire un reportage dans la région afin d’analyser les répercussions du drame sur les habitants de la communauté de Holcomb, voisine de Garden City où a eu lieu le crime.
Fasciné par ce meurtre gratuit perpétré dans une région réputée pour sa tranquillité,Truman Capote, visionnaire, pressent que ce fait divers lui offre l’occasion d’étudier les tréfonds de l’âme humaine.
Écrivain de la jet-set, il quitte l’univers des nantis pour celui de la misère humaine, marquant ainsi une rupture dans sa démarche d’écrivain. Au Kansas, éloigné du gratin new-yorkais qui l’adule, Truman Capote se fond parmi les habitants et sonde leurs réactions en partageant leur quotidien. Grâce aux relations qu’il tisse sur le terrain, notamment avec Dewey, l’inspecteur chargé d’enquêter sur le meurtre, il est autorisé à interroger les assassins, Dick Hickock et Perry Smith.
Son investigation terminée, Truman Capote part en Europe et travaille à la rédaction de son livre. Dépassé par l’ampleur de son projet, suivant pas à pas l’avancée du jugement des deux criminels, l’écrivain passe cinq ans à compiler l’abondante information dont il dispose avec le souci constant de se contenir aux simples faits. "J’ai obtenu récemment de nouvelles informations qui sont pour moi des trésors : l’enregistrement officiel, par le FBI, de TOUS les interrogatoires concernant l’affaire Clutter. J’en connaissais déjà une grande partie, mais pas avec cette incroyable richesse de détails. Comment ai-je obtenu ces documents ? C’est un véritable roman. Qu’il me suffise de vous dire que la correspondance que j’entretiens avec mes différents informateurs du Kansas m’occupe quotidiennement une moitié de la journée." [2]
L’issue de son récit dépendant du sort des accusés, Truman Capote ne publie son oeuvre qu’en 1965 (tout d’abord dans le New Yorker), une fois Dick et Perry condamnés à mort et pendus. Scrupuleux, soucieux de livrer un témoignage de qualité, l’écrivain accepte d’assister à la pendaison des deux coupables, le 14 avril 1965. "Perry et Dick [les meurtriers] ont été pendus mardi dernier. J’étais là parce qu’ils me l’avaient demandé. Ce fut une épreuve atroce. Dont je ne me remettrai jamais complètement." [3]
Sacrifiant cinq années de sa vie à ce reportage, Truman Capote nous offre bien plus qu’un portrait de l’Amérique des années 50-60 : sans jamais porter de jugement, il parvient à dépasser la réalité des faits, mesurant la portée philosophique et sociologique de ce fait divers.
Car pourquoi considère-t-on De sang-froid comme un chef d’oeuvre ? Pourquoi Truman Capote le qualifie-t-il de "Grand Oeuvre" ?
Peut-être parce que l’écrivain y délivre ce bouleversant message : tout homme est potentiellement un criminel. Gratuitement, l’homme peut commettre le plus odieux des crimes.
Qu’a donc ressenti Truman Capote en assistant à la pendaison des criminels ? S’est-il imaginé à leur place ? A-t-il comparé les juges qui ont proclamé la sentence aux criminels qui ont perpétré ce crime ? Nous amène-t-il à nous interroger sur la relativité des points de vue ?
"De cette expérience sans limites, Truman Capote ne reviendra pas, ou guère ; il sera à nouveau, cependant, mais avec des harmonies désormais méchantes, le bouffon des puissants [...]. Comme s’il était désormais un de ceux que la société vient de vilipender et de pendre, Truman Capote s’applique à se détruire, n’arrachant plus à son cerveau taraudé de drogues et d’alcool que de superbes éclats de verre." [4]
L’écrivain est-il mort cette nuit du 14 avril 1965 ?
[1] Lettre de juillet 1960 à Newton Arvin, extrait de Un plaisir trop bref (lettres), Truman Capote, 10/18, Paris, 2007, p.305-306
[2] Lettre du 5 octobre 1960 à William Shawn, extrait de Un plaisir trop bref (lettres), Truman Capote, 10/18, Paris, 2007, p.318
[3] Lettre à Cecil Beaton, 19 avril 1965, extrait de Un plaisir trop bref (lettres), Truman Capote, 10/18, Paris, 2007, p.457-458
[4] Extrait de Nouvelles-Romans-Impressions de voyages-Portraits-Propos, Truman Capote, Gallimard, 1990, p.IX
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