Nathalie Rheims, Editions Léo Scheer, 2007
lundi 3 décembre 2007 par Alice GrangerPour imprimer
L’absence, plus que l’absent, est le personnage principal de ce roman aux phrases brèves, maîtrisées. Nathalie Rheims écrit : « La peur de perdre son absence, car c’est ça que je détiens, que je possède : son absence est à moi. »
C’est écrit à la première personne. Une liaison avec un homme marié, dont le nom doit rester secret. Passion réciproque, avec des règles à respecter. Elle toujours dans l’ombre, de courts moments de passion, et presque toujours l’absence, qui l’emprisonne corps et âme, la fait écrire le confinement douloureux suspendu à la nouvelle visite, l’attente, une sorte d’étrange servitude par rapport à cette absence entre les mains de laquelle elle se livre avec un apparent masochisme, une addiction inguérissable.
Dans la douleur inlassablement évoquée, répétée, entretenue, certifiée, par petites phrases plaintives et autoritaires, comme des soupirs de jouissance sans fin perpétuée, elle écrit, elle se livre au papier, c’est un journal intime qui joue en miroir avec celui que son amant écrit et qui est plein d’elle, elle le sait. Deux tissus matriciels hétérogènes qui se tricotent ensembles, sans jamais se mélanger.
Elle sait qu’il écrit un journal, elle ne voudra jamais le lire, elle se met à écrire exactement comme elle eut l’idée de le faire enfant en se tenant dans le grand fauteuil dans le bureau de son père Maurice Rheims en train lui-même d’écrire, alors que la mère est définitivement partie. La mère. L’absente. Dans le grand bureau, le père écrivait, taisant la douleur provoquée par l’absente, et la fille regardait son père en silence, se promettant d’écrire elle-aussi. Dans son enfance, s’est précisée la fonction de l’écriture : corps arrêté à sentir dans sa chair et son âme les effets de l’absence, rester entre les mains de l’absence, ne jamais cesser de la sentir encore en négatif s’écrire dans le corps intercepté, juste par ce que cela fait à ce corps, à cette âme. Ecrire juste pour se donner le temps de rester entre les mains de l’absente, totalement, répétitivement. A jamais fille de ce père célèbre, écrivain, et surtout de cette mère dont l’absence lia le père et la fille, en silence.
Une absente, plutôt qu’un absent, même si ce roman journal intime ne cesse d’évoquer l’amant absent, qui impose ses règles, le rythme de la présence et de l’absence. En fait, lui il sert à faire revenir l’absence. C’est une situation qui est parfaite, qui coïncide exactement avec la construction érotique que l’héroïne de ce roman s’est établie avec l’absence. Elle précise, tout en évoquant son amant absent et la passion de leurs brèves rencontres, que rien n’a égalé cet amour entre elle et sa mère jusqu’à ce qu’elle disparaisse.
Cette mère, qui avait quitté la maison pour vivre sa vie, abandonnant enfants, mari et aussi un amant attitré, et puis était morte, s’est donc affublée d’une sorte d’organe en négatif et en puissance capable de prodiguer de la jouissance douleur, la fille s’est lovée dedans, s’est mise à sentir écrire ce que cela lui faisait, elle a désiré cette sorte d’arrêt sur jouissance, l’écriture devenant la meilleur façon d’en rester là à jamais, à gémir stylo à la main.
Cette mère, de toute façon, s’était déléguée dans une nounou toujours là, jamais absente, elle, elle était l’incarnation de cette mère absente toujours là par cette femme dont l’unique et inoubliable amour était mort après une seule nuit de passion. Il y a donc cette idée d’une présence maternelle qui, par-delà l’absence, est totalement là dévouée parfaitement aux soins de la petite fille, l’accueillant dans son lit (son ventre ?) les nuits de cauchemar. Elle est très significative, cette figure d’une femme qui peut totalement se vouer à une petite fille parce qu’un absent inoubliable l’a rendue disponible éternellement et sans faille, de sorte qu’elle peut ne pas manquer à cette enfant. Là aussi il y a un absent qui creuse à l’intérieur d’une femme une sorte d’abri dans lequel une petite fille peut venir se blottir pour l’éternité, esseulée par l’abandon de sa mère. Une mère absente laisse sa fille dans la disponibilité d’une femme absentée de l’intérieur par la mort de son amour irremplaçable. Une petite fille a un dispositif qui s’ouvre pour elle, uniquement pour elle, à jamais. Aucun amour ne la virera de l’abri que lui ouvre sa nounou, et qui se referme sur elle, couronné par l’absence de la mère. L’amant « absente » lui aussi la chair de sa maîtresse, tel l’amour disparu de la nounou. La narratrice semble exécuter de manière autoritaire un dispositif connu d’elle, qui la place là où tout irradie vers elle en négatif. Sa chair à elle, comme celle de la nounou, et aussi celle du père, trois chairs pareillement « absentées » par des disparus, pareillement destinatrices et cibles d’une jouissance sans fin, revenant en miroir sur elles comme si un centre générateur veillait au rechargement de l’énergie.
C’est donc très curieux, très identificatoire, très répétitif, comme l’amant au nom tenu secret va, par la rupture, rejoindre l’amour mort de la nourrice. A partir de la rupture, nous imaginons la narratrice se rejoindre petite fille régressant dans l’abri secret de l’absence. Et dans ce livre, elle revient, à l’occasion de sa mort, vers cette nourrice devenue très âgée, à laquelle elle a promis de ne pas lire les lettres d’amour qu’elle et son amant s’écrivirent chaque jour, mais de les brûler. La narratrice brûle donc ces lettres d’amour retrouvées dans les affaires de sa nounou, elle les brûle sans les lire, de même qu’elle ne lit pas le journal que son amant lui avait laissé. Elle ne veut pas savoir un autre regard, une autre lecture, une autre version. Elle se tient du côté où elle est la maîtresse de cérémonie secrète, possédée et possessive, en symbiose avec l’absence qui hystérise de douleur son corps cerné de solitude.
Le prototype de cet amant qui ramène l’absence, la rend puissante, capable de lui faire des choses à gémir de solitude au lit avec du vide si incarné, est son père, qui avait de nombreuses aventures féminines, sa fille étant sa complice pour éviter qu’il fasse des gaffes, qu’il mélange les détails. Elle imagine son amant entre vie conjugale et d’autres aventures comme une continuation de la vie de son père désormais mort. De sorte que ce qu’elle sent dans la solitude au rythme de cette passion, c’est la perpétuation de sa relation si complice et si ambiguë avec son père, où elle avait une part active et organisatrice dans sa vie sexuelle, en même temps que c’est l’actualisation de l’absence donc de sa mère. Ces femmes apparaissant et disparaissant de la vie de son père étant des répétitions de retours et de disparitions de sa mère, sur lesquels elle aurait pu avoir prise juste en évitant à son père des gaffes mélangeant les femmes, les cadeaux, les rendez-vous. Fille se mettant à la place de son père pour s’organiser face à ces femmes, pour les retenir un peu, voire les regarder un peu, à défaut de regarder sa mère.
Nathalie Rheims écrit que cet homme, dans le nom tenu secret duquel elle se love comme dans une matrice, impose des règles, et qu’elle s’y soumet, incapable de vivre, de rompre, profondément addicte. En vérité, n’est-elle pas une minutieuse maîtresse de cérémonie, pour organiser les conditions de sa jouissance intime ? L’absence la fait jouir gémir, la tient prisonnière, fantasme démesuré que ça la tienne prisonnière, c’est elle la maîtresse de cette absence que cet homme lui offre, lui qui ne veut pas renoncer à sa vie conjugale cela tombe bien !
« Je bénis son absence, elle me permet de me découvrir dans l’abîme où je poursuis ce journal. » « Finir enfermée dans une chambre forte, scellée pour toujours. » Il n’y a qu’un caveau matriciel qui soit scellé à jamais…Celui où se trouve sa mère. Celui où se trouve la nounou, celui où se trouve le père. Finir enfermée dans une chambre forte. Quelle passion pour l’absente !
Dans un rêve cauchemar : « Tu me donnes rendez-vous dans la forêt de Reux, au coin du petit cimetière. Je t’attends, assise au pied d’un cèdre. Au loin, je te vois arriver. »
« Devenir écrivain comme mon père. T’offrir ce texte comme je lui avais dédié le livre racontant sa mort avant qu’elle vienne, pour lui dire combien je l’aime et qu’enfin il puisse m’entendre, pour qu’il me parle en retour. » Le livre racontant sa mort avant qu’elle vienne ! Et bien ! !!
« Quel est cet anneau d’or qui brille à ton doigt gauche et qui m’aveugle lorsque tu m’enlaces ? » Elle est fascinée, en fait, par cet anneau qui symbolise l’impossible, qu’elle ne peut séparer cet homme d’avec sa femme. En même temps, cet homme ne peut renoncer à elle, c’est donc qu’elle lui offre une passion qu’il n’a pas avec sa femme. Voilà une idéale situation oedipienne…Heureusement qu’il y a la femme légitime…ce qui manque à cette femme légitime pour satisfaire son mari dans le huis-clos conjugal, la maîtresse peut le lui offrir. La maîtresse des cérémonies sait très bien décider du lieu, du décor, des personnages, pour que ses fantaisies sexuelles y trouvent leur compte. Et tout cela lui permet de s’éterniser dans un huis-clos familial où rien ne lui manque puisque l’absence elle-même est la chose à laquelle elle est addicte, son unique partenaire.
« Te faire avancer masqué, tel un fantôme s’introduisant par effraction. » Elle est la metteur en scène dans son propre théâtre..
« Je voudrais tant savoir comment tu bâtis ton mausolée de papier, comment tu retranscris tes rêves, tes fantasmes. Toutes les femmes que tu as étreintes, une heure, un soir. Comment les as-tu prises ? Quelles sont celles que tu as quittées ? Certaines ont-elles, à leur tour, raconté votre histoire ? » Parle-t-elle de son amant, ou de son père ? Superposition. En tout cas, voici un autre indice : identification avec les femmes qui avaient une aventure avec son père, et, à travers son amant, c’est avec son père qu’elle-même a une aventure…
Comme elle maîtrise la mise en scène : « Tu entres. Tu te diriges vers moi à pas lents… ». Elle a l’air la « victime » de cet amant qui impose ses règles à sa maîtresse reléguée dans la discrétion absolue et l’ombre, mais en réalité c’est elle la metteur en scène pour une pièce de théâtre très personnelle, qui semble très incestueuse et très ambiguë. Mère, nounou, père, maîtresses du père…Tous les personnages sont mis à leur place, dans leur rôle…
« Aspirée par ton absence, réfugiée en moi-même, je fais le guet, attendant un signe. » Elle se voit elle-même dans la scène.
« Dans le bruit du tunnel, assise en face de toi, j’ai pensé à ta geôle secrète, à toutes ces femmes que tu tiens enfermées entre tes pages, tels des papillons ». La narratrice : une de ces femmes enfermée dans la geôle secrète. La « geôle » emporte son corps, au ralenti… « Emporte-moi maintenant, pas dans un mois ni dans vingt ans. »
« Tu me parlais de tes parents, de ton enfance. Mais parle-moi des autres femmes, de celles qui, jusque-là, ont occupé ma place. » Les autres femmes !!! Et oui ! Ces autres femmes qui laisse celle-là, la narratrice, venir se lover dans ce qu’elles manquent à pouvoir offrir à cet homme… ! Toujours la petite fille que papa préfère à maman, avec ce détail compliquant encore les choses : maman laissait, par son manque à savoir garder papa, d’autres femmes advenir dans la vie amoureuse et sexuelle de papa…et celles-ci à leur tour, laissant la place à la petite fille, puis à cette maîtresse non détrônable…Elle au centre, la passion s’arrêtant sur elle, en fin de compte. Désignée, aux yeux du père, aux yeux de l’amant, comme celle sur laquelle s’arrêtera le vagabondage sexuel. Mais pour cela, il faut un montage tel que ce soit impossible de la rejoindre, afin de garder intact le fantasme qu’elle est la seule…La rupture ne sera-t-elle pas ce qui sauvegardera le mieux ce fantasme d’être l’unique ?
Alice Granger Guitard
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