Edgar Morin, Seuil 2004
lundi 17 janvier 2005 par Alice GrangerPour imprimer
Une petite note en bas de page nous dévoile de manière fulgurante d’où vient la pensée complexe d’Edgar Morin. Dans cette petite note, il nous explique d’où lui vient son horreur de l’exclusion, cette cruauté qui lui était faite, qui certifiait la séparation de manière irrémédiable : il fut un enfant exclu des autres enfants parce que, dans la classe, il était le seul enfant à être orphelin de mère. Ensuite, ce fut par le fait d’être juif. Puis sur cette trace douloureuse, il fut affligé de connaître l’oppression subie par les Amérindiens, les esclaves, les prolétaires. Même si Edgar Morin, ensuite, ne fait plus allusion à ce signifiant "mère perdue", qui le différencie de ses camarades comme si cet événement douloureux le faisait de manière excessivement prématurée être membre d’une nouvelle communauté humaine unie et solidaire par le sentiment d’appartenance à une espèce humaine irrémédiablement sortie de la mère, cruellement, sa capacité à penser autrement lui vient de là. Séparé, il fait le pari vital d’une reliance avec les autres humains. Ce sont ceux qui n’ont pas perdu leur mère qui lui signifient sa séparation à lui. Comme si c’était possible de croire n’avoir pas perdu sa mère, n’être pas né, n’être pas sorti du cocon matriciel ! Comme si ça, ce n’était pas l’illusion la plus tenace, incroyablement alimentée par le triomphe de la techno-science ayant installé le triomphe matériel comme matrice concrète dans laquelle rester, alimentée par l’hégémonie du profit.
Or, comme autrefois il y avait des enfants, comme Edgar Morin, qui avaient la sensation douloureuse d’être séparés, qu’un chaos avait désorganisé leur vie, que ce n’était plus pareil, il y a maintenant des êtres humains qui ne baignent pas dans l’aisance matérielle, qui sont les oubliés voire les humiliés d’une logique des profits. Et ceux-là, dans le sillage d’Edgar Morin, pourraient très bien s’être exercés, tout ce temps, à la pensée complexe, dans la sensation même que tout est perdu, mais espérant dans la désespérance, dans une curieuse stratégie pariant sur le fait que ce qui est possible n’est pas forcément déjà visible dans le réel. De même que la sensation douloureuse d’Edgar Morin d’être exclu des autres enfants pourvus de mère, comme restés dans sa matrice, ne l’a pas du tout empêché de penser, de développer justement une autre manière de penser, fragile et résistante, jamais triomphante, de même la sensation pour des humains d’être exclus d’un monde du profit et de jouissance matérielle de l’immédiat pourrait bien déboucher sur leur capacité à la pensée complexe tout à fait inespérée et que les non exclus n’auraient jamais vu venir, capacité qui pourrait bien déranger ces non exclus pas du tout exercés à cette pensée-là différente !
La pensée complexe d’Edgar Morin pourrait bien fédérer un nombre infini de pensées complexes individuelles parmi ces citoyens de la Terre Patrie qui furent, eux aussi, affectés par l’exclusion aux multiples et cruels visages. Cette force-là pourrait être très séparatrice, pourrait faire revenir au commencement cette séparation, en dérangeant ceux qui sont dans l’illusion de ne jamais connaître la coupure du cordon ombilical.
Donc, importance du signifiant "mère perdue" dans l’œuvre d’Edgar Morin, et qui pourrait être d’une importance infinie pour initier une transformation radicale, au niveau subjectif, des humains.
Car le développement à l’ère planétaire de la techno-science, ainsi que l’hégémonie des profits, avec sa logique de domination et d’exploitation sur fond d’humiliation et de mépris, a d’une part en quelque sorte bien installé la situation d’exclusion connue par Edgar Morin enfant, d’un côté les riches qui sont, avec l’abondance de biens matériels à portée de mains comme des enfants n’ayant pas perdu leur mère, et de l’autre côté les pauvres qui manquent de biens matériels à portée de mains et qui sont comme des orphelins de mère forcés d’être dépendants de ce qui pallie à ce manque-là, mais d’autre part, dans l’ombre, ce développement de l’ère planétaire à nourri sans le savoir une formidable capacité humaine à foutre en l’air ce postulat de la subordination des pauvres "orphelins" aux riches "non orphelins". Les "orphelins de mère", à savoir les humiliés, les esclaves, les prolétaires, etc…ont commencé à penser en intégrant cette séparation, cette sorte de mort, à leur vie, et ont peut-être développé d’autres qualités, d’autres capacités, en pariant sur la reliance, sur une communauté de destin de l’espèce humaine plutôt que sur une dichotomie orphelin/non orphelin.
La métaphore de la chrysalide par laquelle la chenille devient un papillon, que Edgar Morin nous propose dans son livre, extraordinaire métaphore, va dans le même sens du pari stratégique d’une métamorphose inespérée annoncée ! La chenille travailleuse et surtout rampante, symbole de tous ces humiliés, méprisés, esclaves, prolétaires, subordonnés, peut se transformer en chrysalide, dans laquelle elle meurt en tant que chenille, elle met radicalement en cause sa dépendance, sa nature rampante qui s’avère être une stratégie et un pari, pour devenir un papillon capable de voler, d’avoir d’autres capacités, bref capable d’avoir une pensée complexe que les employeurs de chenilles ne lui soupçonnaient pas. Comme on sait, un simple battement d’ailes de ce papillon à Pékin peut provoquer une tempête à New York ! Dans la chrysalide, la chenille laisse opérer sa pensée complexe qui, forcément, est comme scier la branche sur laquelle elle est assise, mais elle le fait parce qu’elle parie que cette métamorphose dans sa pensée, devenant une éthique de la pensée, va avoir des conséquences que les as du calcul et du profit ne savent pas calculer, et que, donc, le grand chamboulement vaudra le coup.
Donc, il est génial, Edgar Morin !
Suivons-le pas à pas, dans ce sixième volume de "La méthode", consacré à "L’éthique".
D’où vient l’impératif de penser, à l’ère planétaire plus que jamais ? Les religions universalistes sont en perte de vitesse. Les figures de la transcendance disparaissent. Pour la première fois dans l’histoire humaine, l’universel est devenu une réalité concrète par la mise en connexion et interdépendance de l’espèce humaine, dans une globalisation qui n’est pas seulement techno-économique. Une société-monde est en train de se construire par des infrastructures techniques, économiques, et de la communication, tandis qu’il y a une immaturité des Etats-Nations, des esprits, des consciences. Transformation matérielle immense, que n’a pas encore suivi une pourtant indispensable transformation spirituelle. Le profit envahit tous les domaines. Barbarie intérieure des individus. Augmentation des égocentrismes et des intérêts. Bref, la complexité s’est installée sur la planète Terre. Ni transcendance ni religion ni surmoi ne tiennent plus les individus. La complexité, c’est la plus grande diversité des humains et groupes d’humains sur la planète, c’est le plus d’autonomie, c’est le plus de liberté, d’où le risque de dispersion, l’instauration de l’incertitude, de la contradiction, une action n’étant jamais sûr, dans un contexte qu’elle ne maîtrise plus comme elle ne peut plus vraiment maîtriser la "matière humaine" devenue autonome, d’aboutir à ce qu’elle avait prévu (Edgar Morin appelle cela l’écologie de l’action, cette action que le contexte peut faire diverger de ce qui était prévu). Les connaissances compartimentées par le fait de l’hyperspécialisation conduit de plus en plus à de l’ignorance, laquelle, frappant le citoyen qui a de plus en plus de mal à avoir une vue d’ensemble sur la planète sur laquelle il vit, fait régresser la notion de démocratie, puisque que le citoyen peut de moins en moins avoir la parole et être responsable par rapport à des choses qu’il ignore par-delà même les charitables œuvres de vulgarisation et de simplification. C’est dans ce contexte d’incertitude, de contradiction, de dispersion, où est à l’œuvre le "diabolus" en tant qu’il est le séparateur, celui qui introduit du chaos, du non calculable, que la pensée complexe peut commencer à opérer, en pariant sur une possibilité de vivre en intégrant cette mort, ce désordre, cette séparation qui est au commencement de la vie.
La pensée complexe commence par admettre qu’au commencement il n’y a pas la certitude, la non séparation, mais au contraire il y a la séparation, le tohu bohu, une sorte d’autodestruction de ce qu’on fut tel la chenille ou l’état fœtal, il y a la contradiction. La pensée complexe commence par admettre que le mal n’est pas un principe, qu’il n’existe que comme émergence, que comme quelque chose d’inhérent à la subjectivité humaine, une sorte de conséquence d’un attachement illusoire à l’état non séparé auquel on voudrait s’accrocher à tout prix c’est-à-dire par exemple au prix de la domination et de l’exploitation des autres. La pensée complexe va s’exercer à comprendre selon les contextes, les cultures, les religions, et ne va jamais s’embourber dans la loi du talion, la vengeance, mais va toujours parier sur le fait que d’un réel désespérant peut surgir l’espérance, parce que rien ne reste pareil, et surtout parce que le psychisme humain peut se métamorphoser. Pari. Stratégie pour éviter le pire. Pas de vengeance, mais pas d’oubli non plus. Vigilance permanente. Quelqu’un qui s’entraîne à la pensée complexe est un stratège qui laisse une porte de sortie même à son ennemi, celui-ci n’étant, cruellement, vaincu que par la force de cette pensée complexe qu’il n’avait jamais vu venir. Pensée handicapée contre pensée complexe, cruellement. Ce mal-penser est incapable de concevoir un temps où tout est solidaire, où, par exemple, l’humiliation qu’un humain fait subir à un autre humain peut revenir en boomerang sur celui qui humilie et se croit hors d’atteinte. Alors que le bien-penser relie, décloisonne, prend en compte le complexe individu/société/espèce.
L’ère des techno-sciences a transformé en profondeur. Mais elle a produit de l’aveuglement sur la subjectivité humaine, sur le sujet humain. L’hyperspécialisation a désintégré la notion d’homme, qui a perdu la notion d’ensemble. Les sciences et la technologie ont à la fois réussi matériellement, et échoué spirituellement. La science, et ses conséquences parfois monstrueuses, est devenue un problème civique.
La stratégie est une politique, un combat contre l’ennemi. Stratégie car le réel est toujours incertain, dépend du contexte, et le vrai réalisme est cette incertitude. Il s’agit, dans cette nouvelle communauté de destin des humains vraiment nés, donc ayant perdu leur mère matricielle et ne pouvant plus dénier cette séparation par le triomphe matériel et du profit, de s’installer dans l’incertitude, sur la Terre Patrie. La crise, alors, en rendant certaine cette incertitude, encore augmentée par la sortie des humiliés hors de l’état de subordination comme la chenille s’autodétruit dans la chrysalide pour naître papillon, augmente les interrogations et les forces génératives.
L’auto-éthique naît sur la base de la disparition des transcendances, des religions, du surmoi civique, qui est le résultat de l’émancipation des masses facteur d’incertitude, de chaos.
La culture psychique, par l’état de veille sur soi-même, s’attaque à la barbarie intérieure de l’être humain. L’éducation, en ce sens, devrait se faire dès les petites classes. Par exemple, enseigner la courtoisie, dire simplement bonjour pouvant désarmer l’hostilité latente de l’étranger en face de soi. Il y a du diable, c’est-à-dire du séparateur en chacun de nous, mais se relier est un impératif encore plus fort, poussant à une pensée de la reliance, car notre vie est une aventure dans l’inconnue, et la solidarité est indispensable.
D’où une éthique de la compréhension, toujours en tenant compte du contexte, du caractère contradictoire de l’humain, du fait que homo sapiens est aussi homo demens, que l’affectivité ne peut jamais être ôtée au profit d’une rationalité devenue alors folle. L’être humain n’est pas seulement rationnel, et heureusement, et souvent, il est possédé par ses mythes, ses mythologies, voire par ses idées qui le rendent aveugle en le limitant.
Une socio éthique prend en compte qu’une augmentation des égocentrismes et des intérêts diminue les solidarités traditionnelles, d’où un immense problème de solidarité actuellement. Or, la solidarité est pourtant la seule sauvegarde à une grande complexité se dissolvant dans le désordre.
Le problème d’une réforme de l’humanité se pose d’urgence, au temps de l’ère planétaire où l’universel est devenu une réalité concrète. Il s’agit de faire disparaître cette logique de la domination et de l’exploitation, qui s’alimente de l’apparent état de subordination des humiliés qui font les chenilles rampantes, pour parier sur le plein emploi des aptitudes créatrices, inventives, stratégiques. Parier sur les capacités de chaque humain, sans exception, sans croire que certains, les pauvres, ont perdu leur mère, et d’autres, l’élite, non. Il s’agit d’une véritable transformation spirituelle qui est en jeu, pariant sur la qualité de vie de chaque membre de la communauté humain habitant la Terre-Patrie. Réforme spirituelle et réforme de l’éducation. Reconnaître les problèmes globaux.
Réforme à la fois réaliste et utopique, en ce sens que la force de l’illusion restera énorme. La subjectivité humaine est ainsi.
Le monde, écrit admirablement Edgar Morin, qui en sait quelque chose et ne l’a jamais oublié ni dénié, advient dans la séparation, par ce diabolus. Mais sans unité dans ce séparé, pas de monde. L’arké-Mal, dans l’univers, est une déliance séparatrice, une coupeuse de cordon ombilical, une destructrice d’enveloppe matricielle inséparable de l’existence de l’univers. L’arké-Bien est une reliance inséparable de la séparation.
La nature est donc à la fois mère et marâtre, puisqu’elle n’offre aucun remède à la séparation originaire et paraît donc cruelle. Il y a dans cette cruauté humaine une prolongation des forces cruelles de la nature. Mais c’est avec la subjectivité humaine que le mal est commis pour faire le mal, c’est cette subjectivité qui est source du mal en cherchant d’abord à dénier la séparation, en mettant par exemple en exergue des enfants qui ne seraient pas séparés…en instituant cette différence cruelle entre enfants…et j’en sais aussi quelque chose… !
Mais le mal, c’est en fin de compte l’horreur de la condition humaine, l’horreur qu’a l’être humain de se sentir séparé sans remède, et cherche d’abord, par la domination, l’exploitation, et le triomphe matériel, à dénier cet état sur le dos d’autres humains.
L’éthique complexe est fragile, puisqu’elle part toujours de la sensation douloureuse de cette séparation, que rien ne peut remédier, et à laquelle Edgar Morin est resté toute sa vie fidèle, fidélité dont il est remercié par son œuvre si révolutionnaire, en fin de compte. L’éthique complexe, qui est reliance, n’est jamais triomphante, mais toujours résistante. L’être humain sujet de l’univers incertain se sent fragile, mortel, son éthique de l’espérance est liée à la désespérance, liée au pas-encore, fidèle à ce qui n’a pas encore vu le jour, elle mise sur les forces faibles mais vaillantes de la reliance. Ce qui sépare, c’est aussi ce qui relie et rend solidaire.
Alice Granger Guitard
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