Daniel Sibony, Editions du Seuil, 2003
dimanche 6 janvier 2008 par Alice GrangerPour imprimer
La force qui bataille dans ce livre pour une lecture très nouvelle, psychanalytique, du conflit au Proche-Orient, je dois dire que je n’ai pu vraiment en entendre le jaillissement qu’en arrivant à la troisième partie, à partir du « drame judéo-israélien ». C’est en effet très étrange qu’en abordant comme par hasard en « premier » le drame palestinien, et le drame du monde arabe, Daniel Sibony m’a donné la sensation de titiller le complexe du second-premier « où le second en veut à mort à celui qui l’a précédé, et lui en veut non seulement de cette précession mais du fait qu’il est forcé lui de répéter le premier discours. » Et peut-être d’instaurer comme rampe de lancement de son écriture le temps de son enfance, au Maroc, où les Juifs étaient dans un statut apparent voire stratégique d’infériorité, étaient des « soumis » à Dieu, à Allah, pour le Coran. Le fait-même d’aborder en premier le drame du monde arabe situe notre lecture au cœur du conflit. L’écrivain Daniel Sibony écrit, nous le sentons, depuis la situation d’autrefois s’actualisant par le conflit au Proche-Orient, la population arabe regardant les Juifs comme des « soumis » et ceux-ci restant envers et contre tout des « insoumis », l’écriture réalisant elle-aussi ce retour du refoulé sur la terre « possédée », cette force de vie en acte qui ne se stigmatise pas en victimisme, mais au contraire attaque le fantasme de plénitude, vient le bombarder, le déranger.
Et là, en présence de cette écriture si forte, si invincible, qui revient prendre possession d’une terre de vie promise, ne pourrait-on pas imaginer qu’elle suscite, justement, la jalousie, chez celui qui se sent à ce point second ? Jalousie provoquée par cette force incroyable qui dérange violemment, voire sauvagement aussi longtemps que l’être humain à qui arrive ce cataclysme faisant trembler la plénitude fermée sur elle-même à laquelle il croyait ne sait pour lui-même d’où elle jaillit à l’infini et envers et contre tout. Ne serait-ce pas cette force non ordinaire de vie qui fait se sentir « seconds » des « frères » qui ne s’en sentent pas possesseurs du simple fait qu’ils n’ont pas encore intégré l’entame originaire, la faille de l’origine, le déracinement hors de toute plénitude fermée sur elle-même ? Tant que ce fantasme de plénitude règne, il monopolise aussi l’énergie, laquelle ne se retrouve donc pas comme force, comme ressource, comme intelligence, comme pragmatisme. Le second, assailli par cette jalousie si féroce qui semble une armée de tanks en train de le déraciner du sol où il est né comme si justement le drame de la Palestine dont les habitants sont chassés par le retour des Juifs sur leur terre promise avec une telle force fournissait exactement les images et les sensations cataclysmiques du drame intérieur du second face au premier, ne peut comprendre ce qui arrive qu’avec les moyens de comprendre qu’il a en lui-même, alors il croit que ce premier est le préféré de la mère et qu’il a un jouet que le second n’a pas. Il ne reste qu’un moyen : voler au premier ce que le second croit qu’il a, pour inverser les places, et ainsi le premier devient second. Le premier semble posséder un beau jouet enveloppe, ce Texte fondateur qu’est la Bible, donné par la mère semblant assurée par le père sans doute irascible mais aimant, dont c’est le préféré, ce Texte confère à ce peuple l’avantage d’un réseau solidaire qui les soude, alors le second va le lui voler, va commettre ce plagiat, dire que c’est son Texte fondateur à lui, le Coran. Mais sans jamais pouvoir s’approprier la chose essentielle, le message symbolique que les « premiers » se transmettent depuis des siècles et des siècles, cette faille originaire. Le message des « seconds » férocement jaloux devenus « premiers » par cette appropriation reste celui de la plénitude, ils ne se sont rien appropriés de ces autres « premiers » puisqu’ils n’ont pas réussi d’incorporation symbolique, cette très spéciale identification par laquelle ils auraient reconnu en eux cette béance, ce déracinement, et donc cette force, ce déplacement incroyable de l’énergie libérée.
Le « second » férocement jaloux, haineux, dont la terre tremble, qui voit les tanks envahir le pays où il est né tels une force de vie qui fait retour sur la terre promise, sur la terre possédée, rate à devenir « quelqu’un » parce qu’il croit voir que le « quelqu’un » qu’est le premier l’est par élection, par préférence, par le fait que c’est un plus de plénitude qui le distinguerait. Alors qu’au contraire, il est le premier de par l’expérience du déracinement originaire qui l’abandonne dans un cataclysme, un tremblement de terre, des épreuves, à une beauté autre, naissante, une sorte de vision du haut de la montagne du pays de Canaan terre promise où vivre lorsque la coupure du cordon ombilical a jeté dehors.
Dans toute la première partie de son livre, Daniel Sibony nous dit de manière très intelligente, comme à son habitude, que les Juifs symbolisent cette entame originaire, que leur retour en Israël est un retour du refoulé, sur une terre « possédée » depuis qu’un Texte fondateur n’a cessé d’être lu depuis plusieurs millénaires, depuis qu’une parole n’a cessé d’être dite de générations en générations, et qu’il s’agit de lire le conflit au Proche-Orient à la lumière d’un Texte fondateur, le Coran, qui est l’appropriation pure et simple d’un premier Texte fondateur, la Bible, sans aucune reconnaissance de dette, de source. Les Juifs, avec leur Texte fondateur, la Bible, sans fin réinterprétée, se sont transmis un symbole, cette faille de l’origine, et ainsi sont devenus peuple élu au sens de « passeurs d’êtres », faisant passer l’être à l’être-temps, toujours dans un entre-deux, sevrés de la plénitude originaire.
En lisant la première moitié de ce livre si intelligent, il nous vient cette sensation bizarre de ne pas avoir accès aux premiers instants de ce drame du complexe second-premier. Nous lecteurs, nous avons l’impression d’être relégués du côté second parce que nous avons été absents de la « scène originaire » c’est-à-dire cette scène cataclysmique de la déchirure originaire d’où vient cette force du premier, ou bien que ce premier ne nous reconnaît pas de faille originaire mais regard ironique et vengeur de l’aîné sur le berceau avec ce bébé encore dans les langes de sa plénitude. Dans le Texte fondateur qu’est la Bible, le peuple élu est sans cesse malmené par son Dieu, YHVH, c’est ce Dieu qui inscrit le message symbolique, qui déracine, qui se met en colère contre leur nuque raide, c’est-à-dire que dans la vie en train de se vivre il y a toujours des événements, des imprévus, des complications, qui se mettent en travers et détruisent le fantasme de plénitude, ouvrent un entre-deux béant, redistribuent les cartes, relancent le jeu. YHVH met en quelque sorte toujours des difficultés nouvelles, et cela aiguise cette force, cette vitalité, et ce pragmatisme, qui offre la terre promise qui se possède de cette manière-là. Peuple de premiers reliés par la transmission du message symbolique, et par la promesse de la terre « possédée ». Et des seconds qui n’ont pas de Dieu disant du mal d’eux, les précipitant dans l’entre-deux, un Dieu temps, un Dieu déchirure, coupure, faille. Les seconds sont chez eux, la plénitude, ils sont plus petits, ils sont dans leur berceau. Et, comme le peuple arabe, eux ce n’est pas Dieu qui de l’intérieur les dérange, mais ce sont les autres, ce sont les premiers, c’est le peuple élu, qui les dérangent, qui incarnent le mal. Alors, il faut les refouler totalement, il faut s’approprier leur Texte, en particulier voir ces premiers comme leur Dieu dit qu’ils sont, les soumettre. Voilà, ce peuple insoumis, à la nuque raide, devient soumis, devient musulman. Ils ont compris que leur Dieu voulait les soumettre. Et alors YHVH devient Allah. Il s’agit de dénier un déracinement originaire, de la naissance, vécu non pas comme venant de l’intérieur, comme un événement singulier constituant chaque être comme quelqu’un qui va compter, mais provoqué par l’autre, le premier. Mais si c’est la faute de l’autre, alors c’est possible d’y remédier… Il suffit de le soumettre, cet autre qui entame la plénitude totalitaire du second. Et ceci semble apparemment possible aussi longtemps que ces premiers vivent…sur la terre des seconds…Cela n’est-il pas un détail très important pour nourrir le fantasme de la soumission ? La terre de ceux qui se sentent seconds en présence de ces premiers avec une violence à la hauteur de la force qu’ils sentent chez eux est aussi celle où ces premiers vivent, et où ils vivaient au temps inaugural du Coran pour ensuite manquer à y vivre…ce qui distribue les cartes du jeu d’une manière nouvelle et dérangeante pour le fantasme de soumission qui n’a plus grand chose à se mettre sous la dent du point de vue islamiste…
Ces premiers sont déracinés, précipités dans un entre-deux, et il y a une terre autre sur laquelle ils se mettent à vivre avec justement cette force, cette tradition biblique, cette transmission symbolique, ces paroles. C’est-à-dire qu’il y a la matérialité de cette terre diasporique autre sur laquelle ils vivent et ils reçoivent le message symbolique transmis. Ils vivent là, et juste en entendant le peuple de la Bible, peut-être que ceux qui s’en sentent seconds et les regardent comme des premiers ont-ils la sensation qu’il leur est impossible, dans un partage, de se sentir eux aussi concernés par la transmission du message symbolique, impossible de se sentir juif, avec ce Dieu YHVH qui les malmène tout en les aimant. Comme si les premiers disaient, votre terre ne nous intéresse pas vraiment, parce que nous, nous en avons une mieux, la terre promise, la terre possédée depuis trente-cinq siècles, qui fait que nous n’avons pas réellement faim de la vôtre, hormis pour nourrir notre propre enveloppe textuelle. Et ça, ne serait-ce pas très humiliant du point de vue narcissique, source chronique d’antisémitisme ? Comme une différence de qualité entre deux mères. Nous n’avons pas la même mère. Nous vivons chez ta mère, sur ta terre, mais ma mère à moi, ma terre à moi, promise, possédée, sera pour toujours la préférée. Alors, que fait le second ? Il va voler le premier ! Pour faire apparaître qu’il n’y a qu’une seule et même terre, celle d’Allah ! Celle de la plénitude ! En soumettant les insoumis ! Parce que les seconds ne réussissent jamais à sentir leur propre terre comme une terre symbolique, traversée par la faille, partagée. Parce que les premiers n’ont pas voulu, ou pu, vraiment en prendre possession, donc la partager avec les seconds. Les premiers ne jalousent jamais la terre des seconds, parce qu’il en ont une, promise, possédée par le fantasme, racontée par les paroles au fil des siècles, symbolique, qui enlève en puissance sa beauté à celle-là, celle sur laquelle sont nés les seconds. Les seconds et les premiers sont apparemment sur une terre, arabe, du partage, et pourtant les Juifs, du fait de leur Livre et de leur transmission symbolique, n’en ont qu’une autre en tête, la terre promise. Alors, les seconds, eux aussi, n’auront plus qu’une idée en tête pour tenter de refouler cette « humiliation », cette blessure narcissique, s’approprier le Texte et la terre promise des premiers, et dire que c’est la leur, en soumettant ces insoumis.
N’y a-t-il donc pas cette différence de mère ? Ce qui est bizarre, c’est pourquoi Sarah est stérile, alors Abraham va avec la servante, Ismaël naît de cette idylle, et alors seulement Sarah n’est plus stérile, et naît Isaac, qu’Abraham ne sacrifie pas. On pourrait aussi interpréter autrement : Ismaël et Isaac sont un seul et même fils, et Ismaël qui s’en va dans le désert avec sa mère est ce fils au temps de la plénitude matricielle dont il s’agit de faire le deuil, de se séparer. Qu’Ismaël et Isaac soit le même fils n’implique-t-il pas que chaque être humain puisse se sentir concerné par le message biblique, par la transmission symbolique, et donc dérangé par la béance de l’origine. C’est très curieux comme l’histoire de deux frères, Ismaël et Isaac, entre en résonance avec celle de deux autres frères bibliques, Caïn et Abel ! Et justement, Abel c’est le sédentaire, c’est celui qui travaille la terre ! Or, dans le plagiat de la Bible qui donne le Coran, on dirait qu’Abel-Ismaël sur sa terre, terriblement jaloux du déraciné Caïn-Isaac et de cette Bible qui parle d’une autre terre, possédée, promise, se venge en le dépossédant, et en se mettant à la place de son Dieu qui dit du mal de lui. On dirait que Caïn, Isaac, n’en finissent pas de ne pas admettre qu’il n’y a pas deux frères ennemis, mais que c’est le même. En ce sens, Isaac sur la terre d’Ismaël est comme Caïn regardant Abel travaillant une terre de plénitude, et au lieu de faire le deuil de cette représentation archaïque, de le « tuer » en lui-même, il n’arrête pas de le voir dehors, il va même vivre sur sa terre. Alors, Abel-Ismaël ne va-t-il pas se sentir piégé par cette contradiction si forte, ne va-t-il pas se sentir prisonnier, comme s’il ne pouvait plus sortir de la plénitude, de l’assignation à résidence identitaire ?
La jalousie, la haine entre « frères », celle du second pour le premier, et aussi celle du premier pour le second, toute la question de la reconnaissance de la dette, et, encore mieux, du « quelqu’un » qui prime de sa hauteur, de sa force, de son intelligence, est-ce quelque chose de négatif, ou le contraire, contribuant au passage d’êtres ? Là il est question d’une transmission symbolique ininterrompue depuis trente-cinq siècles, qui distingue le peuple biblique, avec la question de cette culpabilité face à ce Dieu qui ne cesse dans leur Texte de dire du mal d’eux, mais une transmission seulement entre eux, comme si quelqu’un d’autre ne pouvait pas aussi se sentir concerné par cette transmission, et par ce Dieu spécial, échappant à la religion, qui est l’être-temps.
Or Daniel Sibony évoque cette possibilité que chaque être humain puisse se sentir concerné par le message biblique. Si le peuple biblique depuis trente-cinq siècles pense que cette transmission ne les concerne qu’eux, cela laisse à côté, suscitant leur jalousie par cette force et ces ressources, ceux qui sont plaqués à leur statut d’enracinés, enfermés dans leur plénitude, dans quelque chose de fermé. Le peuple biblique sera perçu comme le mal, comme celui qui dérange de manière inimaginable sans cependant permettre l’identification, le partage, voire…l’incorporation symbolique.
Ne faudrait-il pas lire les trois Textes, Bible, Evangiles, Coran, comme un nœud borroméen ? Ensemble. Daniel Sibony évoque très peu dans ce livre-là, en regard de la Bible et du Coran, le texte chrétien, et en particulier il semble présenter Jésus (Josué aussi qui arrête le soleil le temps de gagner une bataille) comme le Dieu incarné (l’être-temps ?) qui vient sauver du péché, qui est du côté des victimes (il serait donc du côté des seconds ?), qui apporte l’amour universel. Ce qui m’intéresse depuis longtemps, dans le message chrétien, justement de ce côté du nœud borroméen qui se lie au message biblique, c’est la cène, c’est le repas, c’est-à-dire l’aboutissement de la jalousie, de cette reconnaissance si violente. Le Christ institue le repas eucharistique au cours duquel il se donne à manger et à boire, justement parce qu’il a un plat dans lequel Judas (Judée) peut mettre la main en même temps que lui. Judas peut le manger, peut l’incorporer symboliquement, peut partager avec lui par envie. C’est la première fois : deux « frères », l’un envie l’autre, et cet autre se laisse manger symboliquement, c’est la reconnaissance la plus forte, la plus violente. A partir de là, le repas symbolique peut, on dirait, sortir du peuple juif. Le second peut manger symboliquement le premier, sa jalousie tournant en envie de repas symbolique d’incorporation, donc un acte de reconnaissance radical ! La mise sur la croix ne serait-elle pas le fait du premier s’attaquant au second ? Le Christ renverse totalement le statut de victime, par sa curieuse passion, qui exploite, à mon sens, tellement la jalousie suscitée par un être chez un autre être, dans un entre-deux. Ceci pourrait subvertir l’exploitation actuelle, dénoncée par Sibony, des victimes, dans le sillage humanitaire. Spectacularisation de ces victimes, notamment par les médias français. Au cours de la cène eucharistique, c’est un Juif, Jésus, qui se fait manger et boire symboliquement, par un autre Juif envieux du même plat, Judas. Pour quelques deniers. Pour sentir en lui-même la faille originaire, le manque. Et celui qui était jalousé pour son statut d’exception est désenglué de son narcissique passionné, il peut ressusciter de son tombeau. Si un Juif a pu, habité par une violente jalousie, passer à l’acte de l’incorporation symbolique, quitte à se sentir ensuite traversé par la faille de l’origine, un non Juif peut aussi, jalousant un Juif, passer à l’acte d’anthropophagie symbolique pour devenir comme lui, et ainsi de suite, un humain peut se nourrir d’un autre humain en relief, le narcissisme connaissant ainsi un tout autre devenir. La question de la plénitude fermée sur elle-même, mortifère, empêchant par exemple les pays islamistes de s’ouvrir à la modernité, trouve là, au nœud entre le message chrétien et le message coranique, une ouverture de l’impasse.
J’espère que Daniel Sibony ne m’en voudra pas de mes réflexions en associations libres à partir de ce qu’il appelle le complexe du second-premier…Il faudrait aussi y joindre des réflexions sur le statut des femmes, et de la mère, dans ces trois Textes…
Il faut reconnaître à Daniel Sibony un travail époustouflant et très novateur sur la lecture de ce conflit du Proche-Orient, qu’il s’agit, selon lui, ne jamais séparer du dialogue, jusque-là impossible, entre deux Textes, la Bible et le Coran. Ave la création de l’Etat d’Israël a fait retour un refoulé resté silencieux des dizaines de siècles. Et les Palestiniens sont prisonniers du contentieux que les pays islamiques leur font supporter pour à nouveau jouer un Coran qui s’approprie la Bible, pour soumettre les plus que jamais insoumis. Sauf que les pays arabes n’ont pas la force et Israël si, alors l’arme des Palestiniens exploite le victimisme.
Il y a donc des dimensions inconscientes, écrit d’emblée Daniel Sibony, qui sont distinctes des idées religieuses, même si la religion les confisque ainsi que la notion de divin.
Dans ce conflit, les solutions ne cessent de tourner court, car tout baigne dans la violence, l’impossibilité de symboliser. Conflits « avec ceux qui ont frustré nos fantasmes narcissiques et nos jouissances. » « L’analyse est une trame de conflits et d’événements sur lesquels le sujet bute avec son corps… » Dans ce conflit, justement le corps explose beaucoup.
Il s’agit, dit Sibony, dans une analyse, de reconnaître le fantasme fondamental, et le fait qu’on le répète aveuglément, sans s’en libérer.
Lire cette analyse du conflit au Proche-Orient comme la mise en lumière d’un véritable laboratoire de cet inconscient qu semble vouloir dire quelque chose, peut-être dans le but de remanier des symptômes identitaires et des blessures narcissiques.
Fantasme fondamental : récit que chacun et chaque peuple « se fait de lui-même, de ses origines et de son histoire », essentiellement narcissique. Dans ce conflit, il y en a deux, celui du monde arabe, « où les Palestiniens sont au premier rang », celui des Juifs et d’Israël, « où les sujets prennent place sous le signe d’une peur de disparaître. »
L’impasse identitaire est évidente, c’est-à-dire l’impossibilité de se dégager d’une image de soi, d’un cadre identitaire, afin de reprendre son évolution, changer de jeu. Ces deux identités ont un conflictuel rendez-vous « dans l’ombilic de leurs refoulements originaires…Comme pour les forcer à mettre de l’ordre dans leur transmission symbolique et dans leurs modes d’être avec l’autre… » « Ce rendez-vous est, pour tous, dur à symboliser. Pour le monde juif, il peut marquer la fin d’Israël comme idéal, …sachant que l’identité israélienne va découvrir l’abîme de son ancrage juif originel, qu’elle dénie, et qui se révèle marqué par une faille abyssale et insoluble… Le monde arabe y trouvera que son origine, jusque-là pleine et parfaite, exige de s’ouvrir et de reconnaître que l’idée qu’elle a des autres lui est néfaste. Elle va donc s’ouvrir sur cette évidence : le mal que le Coran dit des juifs et des chrétiens nuit aujourd’hui à l’islam, mais il peut être dépassé par un changement de rapport au Texte. » Deux maladies identitaires, concernant le rapport de chacun avec sa faille, sa « manière de l’imputer à l’autre ou de la combler ‘avec’ son refus de l’autre… » « il faut donc affronter l’idée que le problème est identitaire et symbolique. » « …réfléchir sur le symbole d’un partage d’identité, où chacune supporte sa faille intrinsèque sans l’amputer à l’autre… » Un enjeu symbolique tel qu’il concerne toute la planète, chaque individu, assignant chacun et chaque nation et collectif à une dignité rare.
On pourrait dire qu’en se reconnaissant comme nouvelle origine cette faille intrinsèque, chaque individu, chaque être, chaque nation, partage une même identité, une identité déchirure, tremblement de terre, cataclysme, perte, être cela d’absolument singulier, et puis être précipité dans les événements, les difficultés, les surprises, les relancements de jeu, bref dévalement dans l’être-temps qui est le divin, un divin qui échappe à la religion, et qui serait l’invention biblique, YHVH. A chacun son « être », suivant son histoire transmise, sa tradition, les paroles et récits transmis, et un partage identitaire, symbolique, dans le dérangement permanent, la faille intrinsèque qui s’oppose à ce que tout reste plein, fermé sur soi, bref stérile…comme Sarah longtemps stérile…Si la faille de l’origine précipite l’être de son fantasme identitaire et de plénitude dans l’être-temps et le relancement incessant du jeu de la vie, des vicissitudes, on peut dire que la notion de victime est entièrement subvertie. Dans cet entre-deux entre l’être et l’être-temps, ne peut-on pas dire que le corps saute, littéralement, perd son cadre confortable et étriqué de vie immobile soumis à un esprit gestionnaire totalitaire, pour se risquer face à l’autre et à d’autres choses. C’est plus une résistance infinie au confort mortifère gérant tous les aspects de la vie même de manière technico-scientifique, ou bien intégriste, qui fait jaillir la faille, qui déchire, qui ouvre à un autre temps, à la respiration, à la lumière, à une terre promise très différente. Plus personne n’est victime d’un autre, ou même de sa propre raideur de nuque engendrant un chronique sentiment de culpabilité.
Drame palestinien : « Nous sommes nés ici, c’est notre terre ; que viennent faire ces envahisseurs juifs ? ». Tout de suite, c’est une subversion inimaginable de la notion de terre qui fait irruption ! Il y aurait donc un autre sens, très nouveau, au mot terre ! Contre toute évidence, la terre, la terre promise à l’être-temps, à l’être qui accepte le déracinement infini qu’est cette faille intrinsèque qui le vire hors de la plénitude originaire fantasmée ou matricielle, n’est pas naturelle. Elle est certes « possédée » par des paroles ininterrompues pendant trente-cinq siècles qui en parlent, par une transmission symbolique, mais pas déjà donnée. Cependant, terre où vivre : donc, c’est très important, ce retour pour y vivre ! Mais comment ? Voilà la question ! Sûrement pas comme des hommes pragmatiques et gestionnaires qui ignorent toute cette question identitaire et symbolique ! Drame palestinien lié non seulement à un malentendu extrême autour du sens de la terre où vivre au sens où vivre c’est admettre d’être constitué par la faille intrinsèque donc se sentir viscéralement déraciné, ce qui est leur propre déni intrinsèque les cadrant dans une sorte de droit naturel à la terre sans rien de cataclysmique. Et lié aussi à deux autres dénis du symbolique : celui lié au Coran et au monde arabe, et celui lié au déni israélien quant à leur propre transmission symbolique ramenant la question d’Israël à une simple question politique, d’Etat, avec le rôle de l’ONU, de l’humanitaire, et l’exploitation de part et d’autre de la notion spectaculaire de victimes sur fond de Shoah. Le déni arabe, qui a trouvé la cause palestinienne pour se remettre en chantier comme jamais quitte à faire beaucoup de mal aux Palestiniens eux-mêmes chargés en plus de leur impasse de l’impasse symbolique arabe, a son origine dans le fait que le Coran est un Texte fondateur qui s’est approprié la Bible, la trace écrite d’une parole et des vicissitudes incessantes, en éjectant les Juifs comme indignes du message sauf s’ils acceptaient de se soumettre, c’est-à-dire devenir musulmans, exécutant en quelque sorte les paroles du dieu biblique ne cessant dans le premier Texte fondateur de dire du mal de son peuple. Mais le Coran se trompe de dieu, Allah n’est pas YHVH, n’est pas cette autre notion de divin jaillie de l’admission en soi du cataclysme originaire, du tohu bohu. Allah est un dieu de la plénitude refermée sur soi. Les Juifs incarnaient la transmission symbolique d’une entame insupportable pour des « seconds » explosés de jalousie sourde en présence de « premiers » certes déracinés mais habités d’une telle force. Ces « premiers » refoulés par le refoulement d’un premier Texte, la Bible, par un deuxième Texte, le Coran, qui reste le seul, le premier, ne sont pourtant pas morts, ils reviennent sur la terre promise. Comme si d’avoir admis en eux-mêmes, et ceci transmis symboliquement par un Texte et des paroles ininterrompus pendant trente-cinq siècles, les avait rendus justement non soumis à cette mort-là, étant déjà avant mort à une vie de plénitude, secret pour rester indemne.
« Les Juifs reviennent sur cette terre comme s’ils revenaient dans le Texte arabe qui les refoule en tant que peuple. » Mais c’est le retour « d’une faille dans le texte qui l’a déniée. Ils sont la déchirure d’un Texte qui s’était refermé sur eux. » « …un Livre avale un autre Livre et recrache les restes…voilà qu’il doit rendre le premier Livre… » Avaler, rendre…Et pourquoi pas une incorporation symbolique, justement… Retour des Juifs en Israël, et alors, voilà l’occasion de les chasser de cette terre comme ils ont été chassés du Texte. Mais cette occasion est, bien sûr, perdue. En même temps, pour ces Juifs, qui ont depuis toujours la peur de perdre leur identité (comme si personne encore ne désirait s’en incorporer symboliquement, ce qui serait la reconnaissance par excellence ?), voilà qu’Israël représente d’autant mieux cette perte qu’elle « pourrait prétendre être leur ‘vraie’ identité. » En fin de compte, c’est bloqué des deux côtés.
Le fait est là : une énorme injustice est arrivée aux Palestiniens, leur terre natale a été hypothéquée à leur insu. C’est la même chose que de ne pas avoir choisi d’avoir telle mère, avec tel problème, une mère « possédée », l’esprit ailleurs. Comment faire avec, si ce sont les liens symboliques qui se transmettent. C’est comme un enfant qui découvre que sa mère (ici sa terre natale) est restée totalement dans une autre histoire, un premier amour, (ou bien une précédente grossesse…) et par conséquent elle manque à l’enfant second né dans l’histoire présente. L’enfant doit vivre avec cette mère qui lui manque en puissance, qui l’a viré dehors, il doit admettre cette faille intrinsèque très vive, quitte à questionner quels sont les avantages qualitatifs de ce déracinement violent. Une mère, voire une terre natale, qui ne garde pas dedans ! Rien d’une mère possessive ! Rien d’une plénitude assurée ! Le contraire de la plénitude coranique ! Mais un déracinement, une mise dehors, qui met en relief une disparition des enveloppes placentaires après la naissance. C’est-à-dire que cette terre « possédée », cette terre promise sur laquelle les Juifs font retour, voici qu’elle pourrait symboliser pour les Palestiniens la déchirure, la disparition de leur matrice, l’annonce qu’ils ne sont plus dans une position fœtale, pleine. Voici que le message symbolique transmis au cours de longues générations de Juifs se met à résonner comme le programme d’apoptose des enveloppes placentaires désormais accompli ! Voici que ce retour des Juifs en terre promise inscrit la faille originaire en chacun des Palestiniens, ceux-ci pouvant alors recevoir le message biblique comme l’ont reçu les Juifs. Par ce retour en terre promise, le message de la transmission symbolique pourrait désormais s’étendre aux non Juifs, à commencer par des Palestiniens, ceux-ci pouvant alors échapper à ce que les pays arabes mettent sur leur dos afin de perpétuer l’appropriation coranique du Texte biblique. La métaphore proposée par Sibony (on ne choisit pas sa mère et il arrive que celle-ci soit possédée et il s’agit de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide c’est-à-dire ce qu’offre d’ouverture sur un temps autre ce manque de plénitude originaire qui s’il existait fermerait l’horizon par le confort toxique) est donc génial pour mieux entendre le drame palestinien et imaginer que cela pourrait être autrement. Que vaut-il mieux ? Une mère parfaite enfermant ses enfants dans la plénitude totalitaire, ou bien une mère possédée, ailleurs, qui met dehors ses enfants pour qu’ils se débrouillent pour vivre ? En fin de compte, que veut dire aimer ? Assurer la plénitude, comme le promet le Coran, et ne plus cesser, en vain, de désirer que quelque chose vienne la faire sauter, et si l’autre ne peut arriver alors cela arrive par implosion, par guerre civile, par terrorisme, par attaque de la plénitude chez l’autre ? Ou bien détruire, par programme d’apoptose, cette plénitude, cataclysme aboutissant au déracinement de la naissance ? Aimer ne voudrait-il pas dire nourrir symboliquement, transmettre le symbole de cette déchirure, pour que le corps lui-même saute dans ce cataclysme, meure à son état fœtal enraciné sur une terre matricielle plus que natale, pour naître au corps d’un être-temps engagé dans les surprises de la vie, de l’entre-deux dépaysant. Aimer n’est pas soumettre à la plénitude ! Un être libre n’est pas un soumis à cette plénitude obligatoire et totalitaire ! Le Coran ne peut gagner en comptant soumettre tout le monde dans ce sens-là. Pourtant, lorsque nous sentons l’autre nous déranger de toute sa force incroyable, de toute son intelligence, de toute sa capacité inventive qui lui viennent justement d’être déraciné, de savoir se débrouiller avec les situations nouvelles fécondes et suscitant stratégie, diplomatie, partage, voire humilité plutôt que humiliation, notre sensibilité ne va-t-elle pas chercher très en amont dans un temps archaïque, plein, enraciné, identitaire, narcissique, bref dans un temps …coranique ? Ce temps coranique ne nous permettrait-il pas de prendre la mesure de la…force de cet autre ? Et donc en nous déracinant, en réitérant l’avalanche de la faille de l’origine, de rassembler notre propre force, par un jeu d’identification incorporation symbolique de cet autre. Lui prendre littéralement sa force en retrouvant la même en soi par le biais de la jalousie violente suscitée ? Ne faudrait-il pas lier ensemble trois sortes de temps, en nœud borroméen ? Le temps biblique, avec sa peur permanente de perte d’identité, parce que dieu, cet être-temps, ce nouveau sens du divin qui n’est plus aux mains du religieux, précipite sans cesse l’être au sein de sa plénitude identitaire et narcissique dans sa faille originaire, ceci comme effet du refoulement originaire, du désir intrinsèque à chacun de sortir d’un cadre fermé sur lui-même dans une métaphore matricielle. Ce dieu, YHVH, comme tohu bohu pour déchirer la plénitude identitaire de l’être assurée par des récits, des paroles, un Texte fondateur, comme inquiétude, montre, du haut d’une montagne, le pays de Canaan, la terre promise, c’est-à-dire la possibilité de rejoindre vraiment une terre, sur la base d’un entre-deux, d’un partage symbolique. Le temps coranique, qui concerne l’effet sur les « seconds », assignés à résidence dans leur plénitude identitaire fermée sur elle-même donc mortifère et non respirable, de l’existence de « premiers » qui, par-delà leur nuque raide symptôme de leur peur chronique de perte identitaire, se mettent de manière si dérangeante, si enviable, si violente pour l’autre dans son impuissance, à déployer une force constructive, inventive, pragmatique, et liant fortement leur peuple en donnant la sensation de laisser les autres dehors. Effet de miroir entre le temps biblique et le temps coranique : les « seconds », dans leur temps immobile, sentent le danger de perte identitaire, que les « premiers » ont aussi mais à cause d’un dieu ne cessant de dire du mal de leur peuple, incarné par le peuple juif, ces autres. Face au peuple juif toujours en danger de perte identitaire, il y a le peuple coranique qui n’a aucun doute sur son identité pleine, mais cette identité est en puissance attaquée par le peuple biblique. Alors, sur un modèle persécuteur-persécuté, les « victimes » de cette entame symbolique insupportable attaquent ce dont ils ont la sensation que cela les attaque, ils s’approprient le Texte fondateur, ils accomplissent un plagiat, en faisant parler, justement, dieu, ce dieu biblique qui a toujours dit du mal de son peuple. Coïncidence, en effet : voici que dans leur Texte, à ces « premiers », il y a un dieu qui pensent « comme eux les seconds » que le peuple biblique a la nuque raide, que ce sont des idolâtres, voire…des insoumis à la loi. Précipitation spéculaire inéluctable d’un dieu cataclysme, d’un dieu séparateur, d’un dieu déracinant, d’un dieu d’apoptose, YHVH, dans un dieu qui protège de ce dérangement identitaire insupportable, et c’est Allah. D’un côté, il y a cette peur intrinsèque de perte identitaire, sans remède, de l’autre il y a le remède à cette peur de perte identitaire non pas intrinsèque mais projetée dans des autres s’imposant comme les « premiers », comme ceux qui voient la beauté incroyable de la terre promise, cette terre du partage symbolique. Dans ce dialogue, en miroir donc en impasse, entre deux temps, le biblique et le coranique, et qui sont deux angles d’abordage pour questionner le désir de naître, de sortir d’un dedans narcissique devenant trop étroit, sans temps de respiration, sans air et sans lumière, sans ouverture et sans espace pour le relancement infini des cinq sens se déployant, il y a pourtant cette idée, justement dans cette « curieuse » appropriation d’un Texte fondateur, dans ce « plagiat » pur et simple. Un « second » jaloux à la folie du « premier » lui vole ce qu’il a de plus précieux, ce qu’il exhibe même de manière très imprudente en se croyant invincible, et pour ensuite bizarrement ployer cette nuque en peuple misérable et humilié non sans réussir cependant comme la braise qui couve. Passage à l’acte très curieux, qu’on imagine impossible à réfréner. Impossible pour le second « humilié » dans son narcissisme, se sentant menacé du cataclysme d’une naissance comme si sa gestation n’était pas encore arrivée à son terme, de ne pas faire quelque chose, cette appropriation du Texte du « premier » pour en faire le sien, afin de poursuivre envers et contre tout cette gestation mise en danger, jusqu’à son vrai terme, c’est-à-dire une sorte de sevrage intrinsèque à la plénitude devenue trop mortifère, jusqu’au risque d’implosion, d’éclatement. A l’appropriation du Texte fondateur répond, comme par l’arme d’un « premier » infiniment stratège et sachant attendre mis au sein des « ennemis » par le cheval de Troie du Texte coranique, l’implosion de la plénitude par effet insupportable de tarissement. Il semble y avoir du dent pour dent et œil pour œil… A la peur de la perte identitaire du côté des « premiers » répond le désir sourd, implosif, refoulé, de perte identitaire chez les « seconds » dans leur jouissance fantasmatique d’être les « vrais premiers ». Face au temps biblique et au temps coranique, il y a le temps chrétien, et ces trois temps tiennent ensemble en s’interpénétrant deux à deux. Dans le temps chrétien, le dieu, cet être-temps biblique, s’incarne dans un homme, et n’est-ce pas très intéressant qu’il puisse s’incarner, dans une respiration commençante, à la lumière, et sur une terre promise sur laquelle vivre qui s’étend à la terre entière ? Nous retrouvons, comme par hasard, dans ce temps chrétien, la jalousie suscitée, Judas Judée qui met la main dans le même plat et mange boit eucharistiquement le corps divin de l’être-temps, se l’incorpore symboliquement de sorte que celui-ci peut ressusciter du tombeau de la plénitude de l’être, donc l’appropriation précipitante qui devient une dévoration et une identification symbolique. Si bien que cette plénitude narcissique, identitaire, coranique d’un côté trouve de l’autre côté, par le repas d’incorporation symbolique, sa sortie. Et le corps divin incorporé reste…indemne, le tombeau identitaire s’avère vide. Là où l’appropriation d’un Texte fondateur reste conflictuelle, implosive encore plus qu’explosive, comme le montrent tous ces corps qui sautent de l’intérieur pour s’attaquer à l’autre dérangeant sans déranger comme il faudrait, comme si cette paralysie au stade conflit était le symptôme d’un dialogue n’arrivant pas à décoller d’une peur de perte identitaire, ne réussissant pas à lâcher ce « doudou » hostie pour le donner à manger à l’autre affamé, voici que dans le temps chrétien cela se débloque soudainement : au contraire d’avoir cette peur immense de perdre l’identité, voici qu’elle se donne à dévorer sous la forme d’un corps divin, prenez et mangez, ceci est mon corps, prenez et buvez, ceci est mon sang. Voici un corps divin qui pousse le narcissisme jusqu’à l’extrême, jusqu’à le clouer sur la croix d’un bizarre, stratégique, triomphe, narcissisme juif sur la croix de sa réussite triomphale plutôt que chroniquement rabaissé par la sensation de culpabilité faisant courber la nuque raide (là c’est très intéressant que ce soit Judas Judée qui inaugure ce repas anthropophagique symbolique, c’est-à-dire un Judas juif qui ne se sentirait plus coupable de son étrange narcissisme de Messie, qui s’en nourrirait au contraire puisque cette nourriture et ce repas se multiplieront comme des pains par le moteur de l’envie mise à feu. C’est-à-dire que cette plénitude narcissique n’est plus mortifère, n’enferme plus dans une matrice qui ne voudrait jamais donner à la lumière du dehors et de la terre promise ses fœtus, mais reste un tombeau vide ouvert, si elle se fait repas eucharistique d’incorporation symbolique, dans une cascade d’identifications, et de « vente trahison » pour quelques deniers, c’est dire si ce narcissisme lâche toute idée de gains le refermant sur lui-même… L’imitation christique est un sevrage, elle épuise cette faim, et le tombeau identitaire s’ouvre de lui-même comme une matrice qui n’est plus possessive. Dans le temps catholique, la mère vierge devient pour Dante fille de son fils…La notion de mère est très révolutionnaire. On a la sensation que dans ce dialogue borroméen entre trois temps de la mise en question de la plénitude identitaire et narcissique afin que la transmission symbolique réussisse à se faire et à passer les êtres jusqu’à la terre promise, une nouvelle mère peut se profiler, qui se serait sevrée de la jouissance narcissique folle de garder en elle, dans son enveloppe matricielle, ses enfants. Au contraire, elle les a laissés passer du côté de la lumière et du temps, pour qu’ils s’incarnent en êtres-temps, et elle reste alors vierge, pas envahie, pas colonisée éternellement par des narcissismes de fœtus dépendants, pas ‘possédée’, enceinte, de ce fantasme maternel, et elle devient fille de ce fils, de cet être-temps.
Monsieur Sibony, vous allez vous dire que, décidément, j’exagère, à laisser ainsi mon écriture profiter de votre écriture ! Mais ce n’est pas sans cette reconnaissance de la richesse innovatrice de votre écriture à vous ! Et puis, c’est vous, lorsque je vous ai manifesté que j’existais, qui m’avez mis dans mes mains votre écriture, suscitant ma fertilité scripturale…Voici donc cette petite « Note de lecture » qui dérangera, peut-être, votre sens de la paternité… Un texte père qui refuse de reconnaître un texte fille, c’est sûr que c’est ça que je vais désirer titiller sans m’en lasser… En commençant ma lecture, d’emblée, par-delà mon admiration très grande pour cette écriture, ce travail infatigable, cette force de la pensée de Daniel Sibony, j’ai eu le désir, en sentant une sorte de « résistance » bizarre, de faire passer quelque chose de mon écriture se jumelant de manière très hétérozygote, rien d’une lecture indifférente, plutôt une lecture qui trouve à y nider une écriture qui ne s’en privera pas…
« …il y aura, après la ruine de cette terre, de nouveaux achats de terrains. »
« …il s’agit d’un problème d’histoire réelle, en tant qu’elle confronte aux autres, en tant que le problème politique et symbolique de l’islam est un problème avec les autres, avec ‘les juifs et les chrétiens’. » « En tout cas, l’idée clinique de terre hantée ou ‘possédée’ peut permettre d’amorcer un décollement entre le religieux et le symbolique ; nous verrons que c’est un enjeu essentiel de cette histoire. »
« …il y a l’empoignade autour de l’idée de ‘possession’… » « Le tort n’est pas dans la mise en acte de la ‘possession’, il est dans l’effet de ‘possession’ lui-même. » « Cette terre qu’ils se disputent là-bas, disons qu’elle est, en un sens, psychotique ou autiste – à la fois folle et sublime d’affoler tout le monde… » « …ils voyaient ces gens arriver…mus par une force étrange…ils ‘sortent’ du Texte qui jusque-là les ‘contenait’, les maintenait dehors, alors qu’ils sont dedans. » Dedans ? Le Texte tout autour. Dedans/Dehors…Curieux ! Un mot, pour les Palestiniens militants, servant à pointer l’autre comme le mal absolu : colonialiste ! L’état de grossesse, fût-elle symbolique…n’est-ce pas un état de colonisation spéciale ? Donc, traiter de « colons » ces Juifs revenant sur cette terre promise où habitent « naturellement » des Palestiniens chassés, cela n’excède-t-il pas le sens entendu ? N’y aurait-il pas en puissance l’image incroyable représentée par cette terre « possédée » d’une grossesse éternisée, d’une mère gardant follement, jalousement en elle ses enfants, son peuple, et le Texte fondateur, la Bible, étant l’enveloppe placentaire tout autour à laquelle se tricote l’interprétation incessante de ce Texte, tout ceci donnant l’impression de réseau, de peuple juif restant entre eux, réussissant entre eux, comme si cette matrice pleine ne se déchirait jamais pour donner à la lumière et aux autres étrangers ses enfants. Qu’est-ce que cette mère juive ?
La force du peuple juif, celle de toujours, et celle des Juifs revenus en Israël. « Ils ont affaire à trop forte partie », ces Palestiniens ! Trop ! Trop forte ! « Israël revenant entame l’identité construite par le Coran. » « …les corps réels ont pris valeur de citation intempestive… » « …l’impuissance qu’on a devant eux accroît la haine… » Daniel Sibony met en résonance la force d’Israël, de même que la force de l’Amérique (se manifestant par exemple en Irak), et la faiblesse de la force arabe. Pour avancer que la plénitude islamique, son désir inconscient, qui se manifeste par une répétition de symptômes implosifs allant de manifestations de guerres civiles par exemple en Algérie sous forme d’attentats internes, aux explosifs de kamikazes, c’est qu’une force réussisse vraiment à déchirer, à déranger cette totalité identitaire qui immobilise les pays arabes et les empêche de s’ouvrir à la modernité. Sibony défend ainsi l’idée du désir de cette force, qui est par exemple représentée par la force américaine, paradoxalement. L’Europe, et notamment la France avec ses médias complices du culte des victimes qui stigmatise plus que jamais Israël comme le mal à normaliser ( et un des aspects de l’Israël aujourd’hui est justement cette normalisation exemplaire donnant le jour à une population ignorante de toute transmission symbolique, pragmatique, gestionnaire, très appauvrie et immobilisée dans le culte de la …plénitude identitaire, comme un peuple juif qui au nom de la culpabilité intrinsèque se serait puni et normalisé), est pro-arabe sur fond de culpabilité néo-colonialiste et d’une idée normalisatrice planétaire humanitaire égalitaire d’installer l’être humain dans le confort non dérangé par un entre-deux, ceci proféré du haut d’un empire romain centralisateur sachant tout bien cadrer.
Mais cette force, tout ne se passe-t-il pas comme si elle n’arrivait pas à secouer suffisamment fort de manière à faire se décoller l’enveloppe matricielle ? On dirait qu’on en reste toujours à l’égalité, à l’équilibre instable mais réalisé, entre le désir que l’état enveloppé de grossesse, de gestation, se poursuive, au sein de l’assurance que cet état, sur cette terre sismique, aura un jour une fin, mais toujours repoussée, comme si le programme d’apoptose ne s’était pas encore enclenché ? « La bataille pour la terre serait-elle donc ici une empoignade entre deux Textes ? Quoi d’étonnant ? Nous sommes tous enfants du texte et de ses interprétations avant d’être enfants de la terre. En un sens, les Palestiniens ne peuvent pas libérer leur Texte de sa dette envers les Juifs et de son horreur pour cette dette, qui l’a forcé à les cerner comme symbole du mal et de la faille identitaire. » Deux Textes ? Dualité ? Enfants du texte et de ses interprétations avant d’être enfants de la terre ? Ne serait pas encore ouvert le temps où nous ne serions plus à l’intérieur du texte et de son interprétation, mais désormais enfants de la terre ? Et pourquoi pas trois Textes ? Palestiniens devant payer pour l’injustice d’être nés sur une terre ‘possédée’ et pour l’injustice du traitement arabe du Texte juif ? Mais, au fait, dans tout ça, où est le traitement chrétien du Texte juif ? Ouf, il n’y a plus nulle part sur la planète, constate Daniel Sibony, de bataille chrétienne pour s’imposer. Finies les Croisades, fini d’accuser les Juifs d’avoir tué le Christ…On peut rester à l’empoignade entre deux Textes…
Voilà, j’invite fortement à aller lire ce livre sismique de Daniel Sibony. Cette « Note de lecture », qui pourrait continuer à s’écrire pas à pas en se jumelant avec chacune de ses pages, ne fait qu’amorcer quelque chose. Sibony arrache vraiment au religieux la notion de divin. Par cette idée de faille de l’origine, d’entre-deux, de passage, de partage symbolique. Passeur d’êtres ? Cette terre ‘possédée’, enceinte, a-t-elle le désir de passer elle-aussi à un autre temps, permettant ainsi au passeur de faire passer des êtres du côté de la lumière de l’entre-deux ?
Alice Granger Guitard
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