Jérôme Garcin, Editions Gallimard, 2007
mercredi 9 janvier 2008 par Alice GrangerPour imprimer
Ce livre dédié à François-Régis Bastide, son ami musicien-écrivain, dix ans après sa mort, Jérôme Garcin n’aurait-il pas eu l’énigmatique désir de l’écrire justement parce que l’ombre de l’oubli l’a emporté loin ? Si presque tout le monde l’a oublié, alors il peut se confondre dans l’émotion des souvenirs avec une sorte de jumeau dans un lien absolument singulier avec celui qui ne l’a pas oublié. Jérôme Garcin peut s’emparer de cet autre gémellaire dans les pas duquel il alla dans une imitation époustouflante, tout en ne lui ressemblant en rien. Il veut lui rendre justice, et qu’on le reconnaisse, ce « monsieur mon ami », il trace à coups d’évocations des différents aspects de sa vie un portrait fidèle, et ce faisant il ne rate aucune occasion de se démarquer, de dire à quel point ils étaient différents ! Ne pas les confondre ! Et, à l’opposé, quel regret de n’avoir pas pu faire se rapprocher les deux frères ennemis, Philippe Sollers et François-Régis Bastide, de n’avoir pas pu leur faire reconnaître…une ressemblance (enfance dans le Sud-Ouest tournée vers l’Atlantique, milieu catholique), de n’avoir pas eu le temps de les jumeler…
Un François-Régis Bastide qui n’avait pu guérir d’une enfance heureuse, écrivant des kilos de musique inutile autrefois, cette musique que Jérôme Garcin n’aime pas, celle de Ravel, non pas un océan ou un fleuve immense mais un lac aux proportions heureuses, dans une vallée, aux horizons choisis. L’amitié doit beaucoup à ce qui les oppose, qui inscrit la certitude de ne jamais se convertir l’un dans l’autre…Et oui… Alors la musique de Ravel, de Debussy, de Fauré, cela n’a rien à voir avec celle de Purcell, de Vivaldi, de Mozart, de Bach, de Haendel. Régis n’aimait pas la musique de Jérôme, le piano pour piaffer, l’orgue pour prier, le souffle de l’encens et des chevaux… Nous sentons tellement de sensations dans ces contrastes gémellaires… « Il me disait : ‘Tu as des goûts de cavalier’, je lui répondais qu’il avait des goûts de cavaleur »… Il nous semble voir ce cavalier galoper vers cette ombre qui s’est éloignée…
Quel résistant de l’ombre Jérôme Garcin va-t-il chercher, lui qui aime tant « que les vivants en bonne santé s’activent à sauver de l’oubli les morts qui ont tant souffert… », son métier de critique lui offrant le bonheur inouï de travailler à faire à nouveau entendre la voix des insoumis, des irréguliers, des mélancoliques ? Cette quête, on dirait, en se tenant dans les traces, fidèlement, comme pour ne jamais perdre le fil avec l’autre dans l’ombre, alors cette joie subtile, sacrée, recueillie, à aller par exemple dans la maison du Var de François-Régis Bastide, où il a accès aux papiers, aux lettres, où restent encore les arbres qu’il a plantés, les fleurs, le décor, les souvenirs, et un silence si vivant. Une façon de rester avec. Se jumelant avec cet infini autre, à travers mots, textes, livres, histoires, traces, évocations, rassemblement de ce qui est épars de « Son Excellence, monsieur mon ami ». « Je me sens si proche », écrit Jérôme Garcin. C’est presque mystique, cette façon d’aller alentour le retrouver, le trouver, sentir où il est dans la sensation-même du manque, de la faille. Il paraît se sentir lui-même comme Bastide jeune et chanceux n’abandonnant pas l’écrivain Paul Gadenne, miséreux, et en train de mourir de tuberculeuse. Retrouvant, dans les traces de Bastide, ce Paul Gadenne, il se dit soudain qu’un cheval rennes longues l’a entraîné au fond humide des bois obscurs, à la recherche de quoi ? Il y a aussi ce jeu gémellaire entre Bastide et Cocteau, auquel il ressemble physiquement, « visage fin d’éternel romantique », grand nez.
La famille littéraire qu’il s’est choisie, écrit Jérôme Garcin, n’épate personne, elle n’est capitale que pour lui. On a envie d’ajouter : pour ses raisons à lui.
Et ce François-Régis Bastide, ce « frère » si dissemblable, est trop heureux, pas assez lézardé, c’est-à-dire quoi ? Trop retenu en deçà ? Trop gardé, trop pas dans le même monde ? Les romans de Bastide claironnent et sont pleins de lumière blanche, alors que Garcin a, lui, besoin de ténèbres.
Il évoque avec Modiano cette année 1956, ce livre de Bastide, « Les adieux », année de leur naissance, son frère jumeau et lui. « C’est un livre triste, d’une mélancolie poignante, sur l’irrémédiable solitude, l’abandon universel, l’amour inutile, le déchirement, le renoncement, l’abdication. » Contraste entre l’impossible lézarde côté Bastide, comme si le drame était justement cette totalité heureuse, lumière blanche, des kilos de musique inutile, et la gémellité versant dans la séparation, donc la lézarde d’emblée par cet entre-deux où il s’agit de ne pas être rabattu l’un dans l’autre et ensuite le deuil de ce jumeau tué par une voiture. D’une certaine façon, François-Régis Bastide nous semble, dans le portrait que nous en dessine Garcin en allant dans ses traces jusque dans sa maison du Var, « La Mente », mettre en relief que son ami n’avait jamais réussi à faire le deuil de lui-même, à se mettre dehors d’un certain bonheur étouffant, même en échappant à la musique trop romantique, même en étant un cavaleur, même en cherchant à être sans cesse amoureux plutôt qu’à rester aimer. Là où Jérôme Garcin, gémellaire depuis le début, et ayant senti s’ouvrir en lui une faille abyssale à la mort de son jumeau, est traversé par un cataclysme qui lui ouvre un temps de l’autre qui n’est pas celui des réussites éclatantes, mais plus la sacralité de l’obscurité, le piaffement des chevaux ou leur galop vers ailleurs, ou quelque chose de plus baroque, ou les paroles en latin, les messes chantées, les requiems, François-Régis Bastide est au contraire dans la pompe, les Ambassades, les titres, comme flaqué d’un doudou narcissique, identitaire, le comblant. Comme de son drame à lui, il semblerait que Jérôme Garcin sente celui de son ami François-Régis Bastide comme à l’opposé, comme un drame aux antipodes exacts. Le manque incarné du jumeau d’un côté, ouvrant des ténèbres, des clairs-obscurs, des sentiers où galoper, où laisser le cheval aller, où vivre au corps à corps et dans le rythme de la recherche elle-même, et de l’autre, presque trop de jumeau, de double aimant la lumière blanche, les reconnaissances, les titres, les étiquettes, les fastes. Alors, comme par hasard, le jeune Jérôme Garcin met ses pas dans les siens, va partout où il est allé, du « Le Masque et la plume » au Comité de lecture de la Comédie-Française, au Nouvel Observateur, et ainsi de suite. Ange gardien ? Curieux, dit Modiano, ces deux vies parallèles qui se suivent…
François-Régis Bastide, l’homme comblé, l’homme public qui a abandonné la musique, donc aussi une sorte de jumeau, mais pour favoriser incroyablement celui qui aime les honneurs, la lumière blanche, les distinctions, les positions officielles, les reconnaissances par exemple en écriture, dans son roman « La Palmeraie », où il cesse de « pasticher » Cocteau, de « faire son Giraudoux », écrit un destin brisé, un double noir de lui-même qui a préféré la folie douce à la « notoriété abusive ». Là encore, la contradiction logée dans une belle image réussie, reconnue, un double s’échappe de ce bonheur somme toute bourgeois, non combatif. Même si Mitterrand préfère Jack Lang à François-Régis Bastide pour le Ministère de la culture, en compensation il est nommé Ambassadeur.
La maison du Var, « La Mente », est devenue la « bastide », justement, de François-Régis Bastide. Là, il se met entre parenthèses, comme rejoignant son double peut-être, ce lieu, il en parle à son ami comme d’une femme, la seule à laquelle il est fidèle, c’est-à-dire…fidèle à lui-même, à cet autre qu’en secret il est, résolument en deçà. C’est à « La Mente », comme par hasard, que Garcin part à la recherche scripturale de son ami. Le miracle de cette amitié ne cessant, sans doute, de l’inciter à galoper dans une recherche qui se justifie juste par son rythme, sa respiration, ses étendues ouvertes, ses sous-bois, ses saisons, ses ombres et ses éclaircies. Et voici qu’il le surprend sous un autre jour, sur une terre d’enfance éternelle, avec les baisers de maman, avançant en arrière à la manière de l’écrevisse, la tête tournée en arrière, portrait beaucoup plus vrai, jumeau resté à jamais en amont, portant en lui « comme un deuil tout naturel ». Signe astrologique : Cancer. Et écrevisse. Alors que son ami Jérôme Garcin, du signe de la Balance, est chez lui en Normandie, entre la fin de l’été et le début de l’automne, dans ce crépuscule si beau, donc, ce jeu de lumière qui décline en douceur, dans l’étrange jeu gémellaire d’en « s’en aller » saisi dans un rythme de chevauchement, aimant si fort le bonheur, celui-là sans doute aux teintes de fin d’été, qu’il fait semblant de l’être et le devient. Mais ce bonheur très singulier de pouvoir, à cheval ou en écriture ou en paroles, toujours trotter ou galoper vers l’ombre jumelle…
D’une certaine manière, François-Régis Bastide, de même que son ami chevauche dans une Normandie de fin d’été et de début d’automne, à partir dans le sillage d’un autre qui s’écarte ailleurs, voyage aussi dans un temps qui se ressent d’un amont. C’est la passion amoureuse, dont témoignent ses livres, qui tiennent tous par de belles romances. Il ne voulait pas, par-delà les apparences, s’installer, il désirait aller sur des terres ventées où poussent les résineux et les légendes, c’est-à-dire des terres d’enfance dans le Sud-Ouest. « La Mente » ne représente-t-elle pas des retrouvailles épousailles ?
Une fois assis à son tour dans le confortable fauteuil de Bastide au « le Masque et la plume », Garcin sent dans cette énigmatique aventure de filiation gémellaire que c’était, là, où il avait dessiné les plans ainsi que l’architecture intérieure, l’extension de son palais impérial et de son gynécée. Ce qui l’attachait si fort là n’était-il pas la sensation d’une perpétuation de l’esprit français des salons du XVIIIe siècle, ainsi que l’excitation folle d’entrer sur scène ? Mine de rien, aller dans ses pas à ce point-là ne permet-il pas à Jérôme Garcin de sentir de manière précise les plaisirs d’un autre se laissant tellement rejoindre dans l’écart de la filiation ? Il le sent dans sa chair, ce personnage, autoritaire et séducteur, mondain et populaire, caustique et enfantin, chef d’orchestre et diplomate, qui reste là en statue du Commandeur pourtant. Le fils gémellaire, certes, se démarque aussi, critique scrupuleux pas doué pour l’épate, pour la bravade. Le chef d’orchestre reste Bastide, et le jeu de Garcin peut alors être celui du cavalier, en badine. Les symphonies de Bastide sont comme les chevaux de Garcin, des rêves de jeunesse non trahis.
Alors, Jérôme Garcin jumelle par l’écriture son ami Bastide avec un autre personnage, Bertrand Poirot-Delpech, et les portraits encore une fois sont en contrastes, c’est le piano à queue contre l’accordéon à touches, la redingote contre le pull troué, l’un fait pour un bonheur semblant tranquille lumière blanche l’autre le refusant, l’un plastronnant l’autre ricanant, mais tous les deux fils de médecin, aimant conquérir les femmes comme autrefois les Princes conquéraient les places fortes pour la gloire, sans les occuper. Les frasques de ces personnages que son écriture jumelle lui semblent des combats dérisoires contre l’usure du temps. Les deux n’en finissent jamais de se finir, comme d’épuiser un double d’eux-mêmes monopolisant tout, ceci sans fin.
Ce même Poirot-Delpech, Jérôme Garcin le tire de son côté, le voit aux côtés de son père, un autre couple gémellaire ensemble en khâgne. Bertrand en bourgeois démuni, jalousant l’insoucieuse aisance de son père. Ils échouent tous les deux, et Bertrand entre au Monde tandis que le père de Jérôme Garcin entre aux PUF. Bertrand est une sorte de grand-frère pour Jérôme. Pour finir, Poirot-Delpech, prenant Bastide pour sa tête de turc car il est jaloux du couple heureux qu’il forme avec Béatrice, et aussi de son rang prestigieux d’Ambassadeur, attaque dans Le Monde son livre « L’homme au désir lointain », parlant de faux roman à l’eau de rose. C’est un peu comme la guerre du goût entre Bastide et Sollers. Une conception radicalement opposée de la littérature, l’un dans le sillage de Cocteau, l’autre de Joyce, l’un romantique, l’autre baroque, mais tous deux ayant une ambition très au-dessus de la moyenne et ayant la même disposition naturelle à séduire les femmes. Toujours, donc, dans cette écriture, la mis en contraste, en abîme, creusant un irrémédiable entre-deux, une faille, pour établir la certitude que deux « frères » ne se précipiteront pas l’un dans l’autre. Les début de Sollers, cependant, épatent Bastide… Jérôme Garcin saisit au quart de tour cette rivalité de jeunes lions condamnés à vivre dans une même cage…Il assure que tout les sépare en profondeur…Ne traîne-t-il pas en permanence entre les lignes de ce livre l’inquiétude saisissante d’une fusion gémellaire, et pour la combattre, par-delà les preuves de la ressemblance, celles d’une dissemblance radicale… ? Philippe Sollers s’étonne que Jérôme Garcin écrive sur ce « grand dindon caquetant »…Garcin aurait voulu les réconcilier dans la pénombre, sur une partition de Mozart… Ils se seraient manqués…Et Garcin, ce jumeau qui lui manque, ne dit-il pas par l’écriture qu’il ne manque pas de le retrouver en chevauchant les mots ?
Ce nouveau Saint-Simon dont la diplomatie fut son théâtre, y jouant un rôle titre dans un costume coupé à l’ancienne, est très fier, mais dans son regret d’avoir perdu, dans les Ambassades, sa fonction d’écrivain, il est un personnage en quête d’auteur, dans une défaite de sa main droite, en 1981, lorsque Mitterrand le nomme à Copenhague. Mais Garcin, en écrivant dans ses traces, ne le fait-il pas auteur de cette vie énigmatique ?
Dans « L’homme au désir d’amour lointain », Bastide, enfin, rend hommage à un amour définitif, Béatrice. C’est sa bastide ?
Jérôme Garcin arrive par l’écriture à cette liberté de penser, dans le sillage d’un condottiere, Jean-François Kahn, dans une France paradoxale présidée par un socialiste contradictoire. A L’Evénement du jeudi, il y a aussi un personnage dans le sillage duquel aller dans une sorte d’imitation…
Dans ce beau livre dédié à son ami, Jérôme Garcin trace aussi un portrait de lui-même !
Alice Granger Guitard
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