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Tristano meurt

Antonio Tabucchi, Gallimard, 2004

dimanche 23 janvier 2005 par Alice Granger

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Un homme, Tristano, est en train de mourir dans sa maison de Toscane, un mois d’août caniculaire, à la fin du vingtième siècle, proie de céphalées et de la gangrène qui progresse dans sa jambe, avec la fidèle Frau qui s’occupe de lui, la Madame gouvernante allemande qui lui lit chaque jour des poèmes comme elle le faisait déjà lorsqu’il était petit et qui lui administre la morphine. Tristano, c’est ainsi qu’il était appelé lorsque, sous le fascisme, pendant la guerre, il combattit pour la liberté et devint un héros en abattant un traître et des Allemands dans la montagne. Tristano est un nom emprunté à un personnage de Leopardi.

Tristano est en train de mourir, et ses ultimes jours il raconte sa vie à un écrivain qu’il a fait venir à son chevet, qui a déjà écrit un livre sur lui autrefois. L’écrivain sera le témoin de cette voix qui va disparaître, et ce qui en restera ce sera de l’écrit, mais pas la voix.

Les dernières pages parlent d’une photographie, celle que Tristano donne à l’écrivain juste avant de mourir, et qui figure sur la couverture du roman. Sur cette photographie, il y a le père de Tristano qui marche sur la plage, habillé pour une cérémonie, un sac à la main gauche et une canne à la main droite, ainsi qu’un chapeau sur la tête. Nous le voyons de dos, se dirigeant vers un village que nous apercevons au loin, au bord de la mer et entre deux collines. C’est le village de la mère de Tristano. Son père est en train d’aller la chercher pour leur mariage, et va la ramener dans la maison familiale qui est celle dans laquelle Tristano est en train de mourir avec l’écrivain et sa fidèle gouvernante Frau à son chevet. A sa mort, la Frau est chargée de fermer cette maison et de faire ce qu’il faut pour ce cadavre devenu sans importance.

C’est son père vu de dos, mais c’est aussi lui. Tristano va vers sa disparition comme son père allait vers son mariage…Tristano remonte vers là où il ne sera plus comme il n’était pas encore, pas encore conçu. Il va chercher sa mère. C’est ça, en fait, qu’il raconte. Par la photographie. Il y a donc une certaine immobilité dans cette vie qui s’achève dans cette maison natale, avec la même Frau que dans l’enfance. Comme s’il n’avait pas quitté ce dedans. Et la Frau qui ouvre la fenêtre, raconte les événements toujours d’une manière négative.

"…ma respiration touche à sa fin, je le sens, et donc aussi la voix, cette voix qui t’a raconté une vie comme elle pouvait,…la vie ne se raconte pas, la vie se vit, et tandis que tu la vis elle est déjà perdue, elle s’est échappée…de sorte que ce que tu as entendu est un temps ressuscité mais n’est pas le temps de cette respiration qui fut vivante…je ne t’ai rien raconté de neuf, je t’ai raconté une histoire antique…"

"… il y avait une fois deux hommes dans ces montagnes, ils étaient courageux tous les deux, ils menaient le même combat, mais ils étaient divisés sur le futur de leur pays, l’un d’eux était lui, il se trouvait derrière un rocher et fixait une fleur, les trois brigades ouest allaient passer sous ses ordres, mais il devait d’abord devenir un héros, ce n’est pas si facile de devenir un héros, un millimètre par ci et tu es un héros, un millimètre par là et tu es un lâche…lui il était là, il fixait une fleur et le paysage qui lui faisait face était son arène, allait-il gagner le combat ou se ferait-il descendre…les héroïsmes finissent toujours de façon merdique…croix de guerre…il y a le président de la république avec son épouse…mais il n’est pas lui, il est comme le soldat inconnu, il représente tous les Italiens…il nous représente tous car jamais le peuple italien ne fut fasciste…Tristano, tu n’as pas d’échappatoire, pense Tristano, maintenant je m’échappe, cette aube-là je ne m’échappai pas, je restai derrière le rocher la mitraillette à la main, mais là je m’échappe…L’écrivain, ouvre la fenêtre, ouvre-la en grand, je veux sentir la fraîcheur du soir, parce qu’à moi le soir est si cher…"

Héros défenseur de la liberté, Tristano ? Mais quelle liberté ? Celle du parti communiste italien ? Celle des Américains ? Celle du dingodingue télévisuel ? Tristano a tiré, dans la montagne, mais pour quel motif réel était-il là, en embuscade ? Pour la liberté, ou pour autre chose ? Pour chasser les traîtres et les Allemands, ou pour autre chose ? Par exemple, pour une femme ? Car il savait qu’elle était là, dans la cabane, avec eux, ce soir-là, dans la montagne ? Il y a des femmes, dans ce récit que fait Tristano à l’écrivain, des femmes dans ce temps-là, Rosamunda alias Marylin, qui l’appelait Clark parce qu’il ressemblait à un acteur qu’elle aimait beaucoup, il y a une femme grecque, et avec elles l’Italie, la Grèce, l’Espagne. Rosamunda adopta un fils qui fut pour elle celui qu’elle aurait voulu avoir avec Tristano, qui ne voulait pas d’enfant. Lorsqu’elle se sait condamnée, elle retrouve Tristano et lui confie son fils. Celui-ci va mourir en sautant avec une bombe qu’il fabriquait. Fils qui repart de manière violente vers la mère…

La liberté ? "… la parole est sacrée, voilà pourquoi elle doit être libre, mais tu sais, cher ami, il y a un détail auquel tu n’as pas pensé, et ce détail écris-le, car je t’ai fait venir exprès à mon chevet pour écrire la vraie vie de Tristano parce que tu es curieux, et je voudrais te le dire, ce détail…Donc, si un jour un des pauvres affamés que tu regardes à la télévision dans ton salon, une de ces créatures avec la peau sur les os, avec le ventre comme un tambour et les yeux pleins de mouches, sortait du téléviseur et se matérialisait devant toi, tu sais ce que tu devrais lui dire pour mériter vraiment le prix que tu as gagné ? Tu ne le sais pas ? Je vais te le dire, ce que tu dois lui dire. Tu dois lui dire, parle, ami, parle, tu es un homme libre, ta parole est sacrée et personne ne peut la détruire, et ça c’est la vraie liberté, c’est pour cela que nous nous sommes depuis toujours battus nous tous qui aimons la liberté, afin que tu puisses parler…" La transmission de chair, si elle n’est pas faite pour Tristano dans des enfants, si elle a échoué par ce fils adoptif ayant sauté avec la bombe qu’il préparait, elle s’effectue dans ce testament qu’il laisse à l’écrivain : qu’il laisse la parole aux affamés de la terre comme il l’a laissée à ce mourant, qu’il écoute ces pauvres qui sont libres par la parole comme il a écouté Tristano !

Si, comme son père sur la plage marchant vers le village maternel, Tristano s’oriente vers ce voyage ultime où il va rejoindre ses parents, n’est-ce pas aussi un sillage qu’il ouvre afin que l’écoute de la voix et de la parole des pauvres affamés laissés pour compte aujourd’hui par-delà les combats pour la liberté de la deuxième guerre mondiale et l’idéologie communiste et la société médiatique, leur offre comme des parents adoptifs ?

"…mais ne te fait pas d’illusion, le monde ne tourne pas, il s’agit seulement là de l’idée d’un scientifique athée qui se fia à l’illusion optique, tout est à l’arrêt, tout est à l’arrêt depuis le début, dans le sens que tout est tel quel, Ptolémée était un génie, tout est fixe…tout naquit et resta à l’arrêt…entends-tu les cigales et la chaleur qui entre par les persiennes et cette lumière qui nous invite à fermer les paupières pour nous laisser aller à l’abandon de l’océan immobile qui feint de se mouvoir ? Et pourtant, elle se meut…illusion. Rien ne se meut, midi est à l’arrêt, il était, est et sera ainsi."

Quel est cet océan immobile qui feint de se mouvoir ? Un océan matriciel ? Vers lequel retourne Tristano ? C’est étrange comme il retourne vers où il n’était pas né !

Cette question sur la liberté, à l’heure de mourir, qui fait revenir les rêves, les amours, l’histoire de l’Italie, de l’Espagne, du fascisme, du franquisme, de la Grèce, de notre civilisation occidentale, les souvenirs d’enfance avec le grand-père, ne viendrait-elle pas frôler celle de la naissance ? Si Tristano retourne là où il n’était pas né, était-il vraiment né ? Etait-il vraiment né s’il n’y avait qu’un océan immobile qui feignait de se mouvoir ? Inviter à parler ceux qui d’habitude n’ont pas la parole, être l’écrivain qui leur reconnaît la parole libre, ne serait-ce pas l’incitation à faire bouger ceux qui, au sein de leur océan immobile, ne bougent pas vraiment puisqu’ils sont encore dans un ventre. La parole libre de ceux qui vont être écoutés par l’écrivain, car ceci est le message ultime de Tristano, son testament, ne va-t-elle pas faire bouger cette immobilité, couper enfin le cordon ombilical ? Et la voix de Tristano elle-même ne disparaîtra pas comme si elle n’avait jamais réellement existée, elle se relaiera par la voix de chacun de ceux qui n’avaient pas la parole et l’auront désormais.

C’est beaucoup mieux qu’un acte héroïque pendant la guerre, qui fut accompli presque par hasard. A l’heure de mourir, Tristano veut vraiment avoir œuvré pour la liberté. Pour la liberté de parole. Lorsque nous commençons à entendre ceux que nous n’avions jamais entendus jusque-là, dans la surdité de notre confort, alors cela signifie que nous sommes nés, nous sommes passés dans un autre temps. Sinon, nous ne faisons qu’involuer notre naissance.

Le roman d’Antonio Tabucchi est complexe, réussi, il est une recherche constante du vrai détail à dire enfin pour qu’une vie laisse une trace. Qui ne sera pas la trace écrite que l’écrivain transcrira de ce qu’il a entendu, mais les voix qui seront écoutées, dans le sillage de cette voix de Tristano qui s’en va. Tristano a fait de son agonie le passage de sa voix à d’autres voix, il a transmis l’intransmettable, certes sa voix va s’éteindre, la sienne, mais non pas la voix, qui va rester à travers chaque voix singulière écoutée. En tirant sur sa voix à lui, en se tirant définitivement dans la mort, c’est un héros d’un autre genre qu’il devient.

Roman qui invite à écouter le tressage d’une parole qui s’en va, entremêlant les souvenirs, les réflexions, les rêves, les regrets, et qui nous fait entendre une voix qui, en annonçant son silence, annonce d’autres voix. C’est juste un passage dans le texte. Celui où l’écrivain est invité à écouter les affamés comme s’ils sortaient du poste de télévision pour venir lui parler.

Très beau roman.

Alice Granger Guitard



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