Lydia Flem
Gabrielle Colette
Jennifer Richard
Edith Wharton
Edith Wharton
Valérie Baud
Amélie Nothomb
Alain Bauer
Jean-Marie Rouart
Philippe Sollers

24 ans !




Accueil > LITTERATURE > Petites éditions > L’art d’être métèque

L’art d’être métèque
samedi 8 mars 2008 par Yvette Reynaud-Kherlakian

Pour imprimer


Comment un Arménien devenu Gaulois peut se parfaire en sage.

Vahé est maintenant octogénaire. Maïrik est morte depuis bien longtemps et quelques années après elle, Dikran, puis Hrepsimée Antalian. La lignée de Dikran Antalian s’étiole. Vahé et Yolande n’ont pas eu d’enfant. Quatre des cinq enfants - trois garçons et deux filles - laissés par les deux frères aînés sont restés célibataires et croupissent depuis quelque cinquante ou soixante ans dans la même quotidienneté morose, traversée de rêves craintifs, vite affaissés en ruminations qui ourlent les rencontres familiales de réticences pesantes. L’unique géniteur déclaré, pour avoir eu quelques heures de gloire dans la chanson à grattements de guitare des années soixante, s’est fait un personnage définitif d’artiste à chapeau noir et à chemise de grosse toile ou de soie indienne, ce qui a suffi à faire se succéder dans son intimité des filles de vingt ans de provenances diverses -mais toujours ravissantes- dont deux lui ont donné, à vingt ans d’intervalle, la première une enfant très brune aux yeux dorés taillés en amande, la deuxième une blondine aux yeux ronds incroyablement bleus –ceux mêmes de son arrière grand-père, Dikran Antalian. La brunette, maintenant femme faite, va vers ses vingt-cinq ans et elle est mère d’un superbe garçon de 10 mois dont le seul défaut est de ne pas porter le nom des Antalian…

Vahé a donc échappé, faute d’acteurs et de public convenables, à la tentation de jouer les patriarches, ce vers quoi aurait pu le pousser une propension à l’autorité et les faiblesses de l’âge, propices, comme on le sait, aux régurgitations du passé -vécu ou appris… Mais rien n’est perdu. Son histoire, il la raconte encore -et se la raconte- en jets primesautiers ou en longues coulées d’associations quasi hypnotiques si bien, dit-il, qu’il parviendra sûrement avant de mourir à en tirer, sinon un manuel de sagesse, du moins quelques règles du bon usage de la condition de métèque.

Laquelle condition n’est certes pas toujours facile à assumer, comme on dit. Mais enfin, pour qu’un temps pris entre naissance et mort fasse une existence, il faut bien qu’il comporte de ces accidents qui donnent à un individu l’idée de se faire au lieu d’être fait une fois pour toutes par génome et culture à sillons potagers. Vahé a tendrement aimé sa mère –qui le méritait bien. Mais Hripsimée, mariée à seize ans à son cousin Dikran inscrit depuis toujours dans le paysage familial, mère à dix-sept ans, transplantée à trente-cinq ans de Maras à Beyrouth, puis à Paris, n’est jamais sortie de l’encastrement familial, la sollicitude et l’égocentrisme également exigeants des quatre fils s’ajoutant, au fur et à mesure qu’ils grandissaient, à la tutelle impatiente et volontiers tracassière du mari – réduit, le malheureux, à tirer entre les quatre murs de l’exil les rênes de la puissance perdue. Maïrik morte, elle ne verrait plus personne, Hripsimée, personne ne la verrait plus avec le regard de Maras au quotidien ; c’en était fini désormais d’un monde qui n’avait pas tout à fait disparu tant qu’il pouvait être partagé à travers des riens -un geste, une intonation- lestés de réminiscences complices. Maïrik morte, le présent n’était plus qu’un désert où les pas d’aujourd’hui effaçaient et répétaient les pas d’hier sans éveiller d’écho. Hripsimée n’avait plus que son miroir pour tenter de lui faire dire qu’elle avait été la plus jolie fille de Maras et que la femme vieillissante se devait d’en entretenir les vestiges –ainsi la chevelure dense et bouclée dignement ramassée en chignon sur la nuque et qui grisonnait mais dont la noirceur originelle crépitait encore à certains mouvements de tête… Et c’est pourquoi Dikran a pu murmurer, dans ce court intervalle qui sépare le corps tout juste allégé de la peine de vivre du cadavre figé dans l’absence : « Elle est comme avant, comme il y a cinquante ans ». Elle était restée comme avant, en effet, de tête et de cœur bien plus encore que de corps. L’exil ne l’avait confrontée à rien, il n’avait fait que rétrécir le champ de son vouloir-vivre… Qu’elle repose en paix. Et Dikran aussi qui, en vieillissant, tirait sur sa pipe à bouffées de plus en plus précipitées, comme pour ennuager le vide. Yolande dit que, dans quelques années, il lui faudra raconter à la fillette nichée en Ile-de-France que ses yeux si bleus lui viennent de loin, d’un bisaïeul arménien qui, avant l’exil, avait besoin de toute une journée de cheval au galop pour traverser ses champs de blé et de coton…

Vahé se dit qu’en somme, l’exilé reste bien souvent un sédentaire contrarié qui ramasse frileusement autour de lui des lambeaux de passé pour se protéger contre les aspérités de l’inconnu. Mais il ne devient pas nomade pour autant. D’ailleurs, on a tort d’opposer la légèreté du nomade à la pesanteur du sédentaire. Si la vie nomade implique le mouvement, elle n’est pas une errance et, pour être transportable, la tente – tout comme la caravane - n’en reste pas moins un lieu social régi par une ordonnance humaine d’autant plus stricte que le cadre géographique est plus hostile L’exilé, lui, -l’exilé nostalgique, s’entend- entreposé à Sao-Paulo ou inscrit à Bourg-la-Reine, n’est ni sédentaire, ni nomade. Le lieu qu’il habite n’est ni toit, ni tente, étranger qu’il reste au lieu originel où le monde se lisait à livre ouvert, où la part d’ombre des comportements ne faisait que tirailler un peu les habitudes, pimenter les commérages de rires complices ou ravageurs, inspirer les pieux conseils du père Padouzian. A Maras, parce que tout le monde savait qui était Dikran Antalian, Dikran Antalian savait qui il était. Son identité émergeait librement, fièrement d’une commune appartenance.

Son identité. Le grand mot est lâché. Ce qui menacerait l’exilé, ce serait qu’elle se délite sous le choc d’évènements hétéroclites si bien qu’il perdrait toute consistance et ne saurait plus de quoi il est fait. Même si on ne le traite pas de rital, de youpin, de raton (Vahé remarque avec satisfaction qu’il ne doit pas y avoir en France d’injure spécifique pour humilier l’Arménien parasite : les fureurs de cour de récréation de son enfance n’ont pas trouvé mieux que l’insulte standard : sale machin-chose…), il y a çà et là une façon d’écorcher son nom, de le regarder ou de l’ignorer qui rend sa présence incongrue non seulement là, à cet instant, mais partout et à jamais. Bien sûr, il rencontre aussi la bienveillance condescendante qui tapote l’épaule du malheur, l’amabilité circonspecte qui gratte un peu l’exotisme d’un accent pour ajouter un stéréotype à son répertoire ethnologique… Quand on est civilisé, on sait évidemment qu’être persan ou cucugnanais, c’est possible sans être infamant mais quand ça se présente là, devant vous, sans le label touristique qui rassure, on voudrait bien savoir très vite de qui et de quoi il s’agit. A ces attentes douteuses, comme au rejet, l’immigré de fraîche date répond plus facilement par des efforts maladroits d’adaptation que par l’affirmation de ses origines. Le bougnoul, le rom que l’on chasse de terrain vague en terrain vague, c’est fou ce qu’ils voudraient être comme tout le monde mais faute de savoir comment s’y prendre, ils se laissent tenir en lisière par le licou d’un savoir-vivre bien de chez eux tout autant que par l’indifférence, le dédain ou l’hostilité de l’entourage. Quand l’état de ses finances le permettait, Dikran emmenait sa femme et ses deux derniers fils à Deauville. Il fallait marcher à pas lents le long de la promenade qui borde la plage, épouse chapeautée et gantée accrochée à son bras avec des mines coquettes. Les deux garçons traînaient les pieds et se chamaillaient à chuintements rageurs dans le dos des parents, histoire de passer le temps, si bien que Dikran, oublieux de sa dignité de bourgeois français-au-bord-de-la-mer redevenait çà et là le père absolu qui n’entendait pas que l’on sabotât ses bienfaits : il se retournait alors d’un tour de reins pour administrer une taloche ou un coup de pied dans les fesses -selon la posture du premier garçon rencontré- et gronder à mi-voix : « Respirez, petits imbéciles ! c’est pour ça qu’on est ici » ! Il arrivait aussi, dans les jours fastes, que Dikran soulevât son chapeau avec une déférence appuyée devant quelque figure de connaissance et il prononçait alors la formule qui le consacrait, lui, comme dandy parisien monté sur échasses de seigneurie marachiote : « c’est quelqu’un de très bien ». Hripsimée souriait et les garçons se pourléchaient dans l’attente d’une double ration de glace : on saurait en région parisienne que Dikran Antalian avait bien mérité de la France.

Mais savait-il, Dikran que le danger de perte d’identité serait plus menaçant pour ses fils que pour lui-même ? Le fils d’immigré boitille entre, d’une part l’ailleurs et l’avant enkystés dans le nom du père et l’enveloppement de la mère et d’autre part le ici et le maintenant du quartier, de l’école, du pays qui donne la loi et la langue –si bien qu’il se meut péniblement dans la cotte mal taillée de sa propre histoire. Vahé en sait quelque chose. Gamin rageur ou résigné, il a pataugé dans le flamand, le grec et le latin comme dans les radotages épiques de Dikran et les thrènes de Maïrik. Et la guerre n’a été qu’une fausse porte de sortie : jouer au héros de service – avec toute la conviction qu’on voudra- ne suffit pas à vous faire une appartenance. Par contre, ce qu’elle réussit très bien, la guerre, c’est à faire une façon d’être des faits et gestes de la violence – sur fond de mépris de la mort, la vôtre et celle des autres, et de jouissance sommaire et impatiente de la vie…On finit par être las, las d’un monde qui vous sommer de vivre selon ses codes de bonne conduite d’avant et d’après-guerre alors qu’il vous a appris à tuer, à voler, à mentir. Bien sûr, c’était pour la bonne cause. Ouais mais les bonnes causes, c’est facile de s’en servir pour harponner une existence de métèque, béante comme était la sienne au sortir de l’adolescence. Plutôt que de s’embrouiller entre nostalgie et médiocrité, il valait mieux s’en aller du côté de l’Orient, là où on pourrait jeter à la mer la défroque d’une jeunesse rongée par une histoire empruntée et vivre, vivre un temps bien à soi, étranger aux massacres de Cilicie comme à la libération de Paris.

Et ça a bien marché, ma foi. Il faut dire qu’il y a eu Yolande, sa sensualité fraîche, sa curiosité naïve, sa patience traversée de colères salubres, sa solidité paysanne et son humour vigilant et tendre. Il y a eu le Liban, ses traditions médiévales attifées de désordre moderniste, son silence de sablier plus fort, semblait-il, que le remue-ménage des peuples qui ont fait rouler jusque là le bric-à-brac de leur histoire. En somme, c’est l’action conjuguée de Yolande et du Liban, qui l’ont fait plus Gaulois que nature – et métèque idéal ou presque. Il a eu à demeure le nom de Yolande et les dits de sa grand’mère comme appuie-tête et chauffe-cœur ; et au-dehors, solidement arrimée en territoire beyrouthin, l’ambassade de France d’où partait et où revenait le sens lisible des pas et des démarches des jours ouvrables. Un jeu de piste en somme, rapatrié plus tard dans le tour de France des casernes et centres de secours. Il a eu tout ce qu’il fallait pour s’abandonner impunément au libertinage de qui n’est plus de nulle part et se butine au jour le jour sans allégeance cocardière. Vivre au Liban, c’était disposer d’un espace où la frontière est prétexte à ces coups de frein délicieux qui vous font entrer dans le corps les aléas de l’ailleurs. La Syrie était là, proche mais tortueuse et circonspecte, œil mi-clos entre passé somptueux et politique du jour, la Jordanie se roussissait le poil et risquait son âme bédouine au brûlot israélo-palestinien, l’Egypte épandait le nationalisme arabe en revendications pétrolières. Vahé allait applaudir Phèdre ou Les fourberies de Scapin au pied des colonnes de Jupiter à Baalbek ; après avoir contemplé les vestiges de la sainte folie de Siméon le stylite, il marchandait scrupuleusement dans les souks d’Alep les pendeloques d’argent qui feraient le bonheur de quelque nièce banlieusarde aux prochaines vacances ; il entendait, dans la solennité du soir palmyréen, le patron de l’hôtel Zénobie humer des bribes de son florilège amoureux, tirées d’un éboulis de cartes postales… Les discours de Nasser ne lui étaient certes pas indifférents, ni les remous du monde arabe sur lequel il était posé, remous qui se brisaient rageusement contre le récif israélien ; mais enfin il n’était pas sorti des illusions d’un engagement pour se laisser piéger par les rodomontades d’un autre. Il était prudent d’amortir d’une boule quies le ronflement de ces mots dont les faiseurs d’histoire recouvrent leurs ambitions pour séduire la piétaille. Il fallait se laisser porter par l’évidence, encore incertaine mais provisoirement suffisante, d’être Vahé-quelque-chose entre Beyrouth, ses alentours – et Paris. Jouer les agents de la circulation entre rêves d’orient et magie parisienne, forcer les encombrements de Beyrouth en virtuose du volant, tailler sa part dans le mouton encore grésillant d’une partie de campagne à l’orientale, permettre à quelque envoyé culturel fourbu de savourer l’heure mauve entre Saïda et Beyrouth, c’était s’imposer au regard des autres, quitte à ce qu’ils prennent la pièce détachée d’un comportement pour la totalité d’une présence. La belle affaire ! Vahé n’avait ni le temps, ni l’envie de perdre dans des considérations sur le Qui suis-je ? les signes peut-être fragiles mais patents d’une renaissance – ou d’une naissance. L’identité n’est pas un trésor caché à inventorier, elle conjugue le savoir-faire besogneux du vouloir-vivre - qui prend son bien où il le trouve- et la fraîcheur créatrice de l’aventure. Et puis, on vous l’a dit, il y avait le double contrefort d’une femme et de l’ambassade de France !

Un jour est venu pourtant où le Liban – qui avait accueilli avec l’indifférence aimable de son hospitalité le désarroi du héros fatigué- n’a pas suffi à contenir Vahé et son prurit existentiel. Il faut dire que le coin palestinien disloquait peu à peu la juxtaposition apparemment tranquille de communautés multiples et diverses. Entendons-nous bien : le flot croissant des réfugiés palestiniens dans un pays débonnaire mais trop petit et trop peu organisé pour l’absorber n’a pas été la cause de cette dislocation -comme a pu le dire un christianisme clanique et chauvin quasi réduit à une caractéristique d’espèce - mais les mouvements d’attraction et de répulsion provoqués par leur afflux ont révélé les failles, les lâchetés, les injustices d’une démocratie clientéliste taillée à coups de serpe par la France et qui laissait à l’indolence orientale le soin de colmater les brèches. Vahé a découvert que, n’étant ni maronite, ni sunnite, ni… ni…. il n’était pas partie prenante dans le conflit qui s’annonçait. Et Yolande lui répétait à chaque occasion que c’était en France qu’ils finiraient leurs jours ; que les pesanteurs de l’immédiat après-guerre étaient loin ; qu’en raison d’années de bons et loyaux services et d’un compagnonnage sans peur, sinon sans reproche, avec une épouse auvergnate, l’obtention de la nationalité française était presque un dû. Encore fallait-il la demander… Un passeport français, bien mieux qu’une décoration, donnerait à l’aventure où il avait risqué sa liberté, voire sa vie, le dénouement qu’elle méritait. Non que les Palmes académiques et le brouhaha émotionnel autour de leur remise aient été négligeables (ils peuvent bien mépriser les honneurs, ceux qui n’ont pas connu le mépris et sont, par le sang et par le sol, arrimés à leur quant à soi…). Mais avec le recul, il semble évident que les palmes d’argent sur moire violette ont été seulement la mandorle qui annonçait à tous et à chacun l’avènement d’un Vahé enfin substantiel, sinon définitif, celui-là même que le parler grec d’aujourd’hui allait consacrer comme Vahé le Gaulois…

Quand il eut en main son passeport français, Vahé l’embrassa et pleura. Yolande le regardait, l’œil brouillé aussi, mais souriante. Elle sortit d’un tiroir son passeport français à elle et leurs deux passeports libanais : « Ton passeport libanais, tu peux l’embrasser aussi. Le Liban a fait notre couple tout autant et même plus que la France. Nous n’avons rien à renier, nous avons la chance d’être riches de deux pays »…

Vahé embrassa d’un même élan le passeport libanais et la partenaire universaliste qui le lui tendait. Laquelle d’ailleurs ne souhaitait pas qu’un passeport, quel qu’il soit, balise tout à fait le métèque flaireur, goguenard, tour à tour circonspect et flamboyant, pressé de draper le vide –en lui et autour de lui- des fastes de sa parole ; impatient de se répandre dans l’espace -par la vitesse de sa voiture, l’occupation de deux tables au restaurant ou le balisage extensible d’un emplacement de camping ; impatient aussi de faire de chaque instant une préface fébrile du lendemain... Ce Vahé-là devait, où qu’il arrive, marquer son territoire, faire savoir ce qu’il était, voire un peu plus que ce qu’il était. Le temps dont il disposait, il en dilatait ou en resserrait les limites pour le travail comme pour le loisir et son plaisir – son bon plaisir - était de décréter qu’avant l’heure, c’était l’heure, histoire de surprendre une ville dans les échanges furtifs de l’aube, d’insérer un Pantocrator de plus dans le programme du jour. Etre aimé de lui était tour à tour euphorisant et oppressant car il entendait bien être celui par qui le bonheur arrive comme grâce imprévisible plutôt que récompense méritée.

 Ce serait reposant que tu te prennes un peu moins souvent pour Dieu le Père, disait parfois Yolande. D’ailleurs, Dieu lui-même s’est accordé le repos du septième jour…

Suivant l’humeur du moment, Vahé riait, s’émouvait ou se répandait en propos furibonds qui étaient, à n’en pas douter, l’écho, affaibli mais reconnaissable, des colères de Dikran.

Donc, le Vahé pré-Gaulois, aussi expansif que lait sur le feu, n’était pas, répétons-le, d’un commerce de tout repos et vivre à l’ombre de son égocentrisme –réducteur ou généreux - pouvait aller jusqu’à vous couper le souffle. Mais il eût été dommage qu’un passeport français suffise tout à coup à le normaliser. On pouvait souhaiter – il en convenait- que soient gommées quelques intempérances mais il fallait laisser au personnage son ampleur et ses contradictions. Vahé le Gaulois était désormais reconnu en tant que métèque apprivoisé mais il se devait de rester métèque. Un passeport a d’abord une valeur topographique, c’est un permis de circuler qui ramène le voyage à un lieu référentiel, ça ne délivre pas, ça ne consacre même pas une identité préétablie. Mais pour qui le détient après l’avoir désiré, le geste de présenter son passeport est fédérateur. Le passeport français de Vahé allait lui permettre de rassembler en les marquant du même sceau le nourrisson de Maïrik, l’écolier de Bourg-la- Reine, l’estafette de la Résistance,, le mari de Yolande… Sur fond hexagonal tapissé de bleu-blanc-rouge, le génie du métèque pouvait se déployer à ciel ouvert.

Yolande ne fut pas déçue et la parentèle auvergnate longtemps déconcertée et réticente devant cet homme un rien tapageur, trop manifestement venu d’ailleurs malgré le parler tout français de sa faconde, en vint à admirer çà et là l’audace et l’entregent du pionnier quinquagénaire capable de passer des bureaux lambrissés des Affaires Etrangères au statut sans toit de marchand ambulant -et de séduire tous les pompiers de France et de Navarre avec un seul titre flamboyant : Les soldats du feu…

C’est parmi les siens que Vahé eut le plus de mal à reprendre pied. D’ailleurs, il ne s’y appliqua que le temps d’orienter ses pérégrinations de Français en France. Il se contenta bientôt d’honorer avec bienveillance le bon accueil qui lui était fait, de délivrer son histoire en morceaux choisis, moins pour être compris que pour le plaisir de revivre et de magnifier les plus beaux moments de son existence en les contant devant ceux qui n’y verraient pas l’avènement d’un Gaulois mais la réhabilitation d’un Arménien. On l’écoutait, certes, mais de plus en plus distraitement au fil des ans : les images d’un Liban heureux d’où était partie l’équipée héroïque de Viransehir rejoignaient celles de l’Eden marachiote de Dikran et Hripsimée. A ses débuts, la saga des pompiers ranima l’attention et les yeux brillaient en supputant le montant des chèques ramenés d’une tournée normande ou auvergnate. Mais l’intérêt retomba et Vahé se lassa de jouer les Shéhérazade pour des gens dont les envolées se ramenaient à des vociférations de querelles domestiques. Jusqu’à leur mort, les anciens de la tribu, pères, maris et frères s’étaient efforcés de maintenir la hiérarchie des sexes et des classes d’âge. Mais après eux la pipe nostalgique de Dikran s’était racornie en récriminations bilieuses contre le malheur de vivre dans un monde en dégénérescence continue. C’est par habitude plus que par conviction et pour le plaisir de se rengorger en se faisant écho que deux initiés, interlocuteurs d’occasion, agitaient encore les moignons de la grandeur passée… Le neveu artiste recevait volontiers et à grands frais dans sa propriété francilienne mais il encadrait les cousins trop ternes d’un silence qui maintenait la distance et exhaussait sa renommée. Vahé, qui avait approché d’autres exploits que la chansonnette, le rencontrait de loin en loin mais il resta fidèle à la belle-sœur, maintenant veuve et qui vivait à l’ombre de son fils : il avait 14 ans lorsque, jeune mariée de 16 ans, elle avait quitté son milieu français et petit bourgeois pour venir habiter dans la maison encore tribale de Bourg-la-Reine et ils s’attendrissaient l’un et l’autre à évoquer la complicité gamine qui les avait unis contre les hiérarchies familiales.

Somme toute, cette distance aux siens, qui privait Vahé d’une zone d’influence quasi naturelle, était plus agaçante que douloureuse et elle le conforta dans le sentiment qu’il en avait fini de tergiverser autour des séquelles de Maras : il restait Arménien, certes, mais hors légende passéiste ou rêve de retour aux sources. Quelques voyages à Maras lui avaient appris que l’exil, s’il avait ôté richesses et pouvoir aux Antalian rescapés des massacres, leur avait offert la possibilité de s’ouvrir à une humanité plus large et il avait le sentiment que dans cette opération lui, Vahé, était gagnant. Qu’il se regarde côté pile ou côté face –soit comme Arménien-Français ou Français-Arménien- il voyait seulement un fondu enchaîné qui le comblait d’aise et il s’était empressé de réclamer un passeport européen dès sa sortie de l’imprimerie. A la mort de son dernier frère – de nationalité brésilienne et marié en Suisse-, il s’étonna de trouver dans ses papiers un volumineux dossier consacré à des recherches sur la famille seigneuriale des Antalian. Il comprit que passeport brésilien et épouses suisses n’avaient pas suffi à Yrvant pour dominer l’éparpillement et l’inconsistance d’une existence pourtant fastueuse. A la fin de la guerre, Vahé, soudain sommé de se démilitariser corps et âme afin d’entrer tout nu et tout neuf dans la paix au ras du quotidien, avait failli se laisser détruire par le désir brutal d’avoir de l’argent pour acheter tout ce qui peut l’être, y compris le risque vertigineux de tout perdre, de se perdre. C’est animé et rongé par la même avidité que Yrvant avait parcouru le monde. Comme il était séduisant, intelligent, aventureux, point trop scrupuleux, il avait gagné beaucoup d’argent, aussitôt dépensé ou perdu au jeu, si bien qu’à l’âge de la retraite, il avait dû faire le siège d’une veuve fortunée pour s’en faire épouser et mourir un an après elle, riche et octogénaire, désabusé et toujours insatiable. Il n’avait été qu’un métèque clinquant en somme, qui avait mis un soin maniaque à astiquer sa coquille au fur et à mesure qu’elle se vidait. Adolescent, Vahé avait passionnément admiré ce frère de huit ans plus âgé que lui et qui, pour avoir séduit la jeune épouse d’un écrivain vieillissant et réputé talentueux, s’appliquait à choisir ses mots et ses cravates selon un code d’élégance qui détonait dans le hallier de Bourg-la-Reine... Maintenant, son amour pour Yrvant se mêlait de compassion. Pendant longtemps Vahé avait petitement gagné sa vie. Avec les pompiers pour clientèle ça s’était amélioré, bien sûr, et Yolande disait que l’encaissement des chèques amplifiait inconsidérément chez lui le geste du semeur – lequel lui était déjà familier- et qu’il s’entendait à gaspiller l’argent, mieux encore qu’à le gagner (mais que sait donc du bon usage de l’argent une Auvergnate de petite extraction toujours bercée par la tradition du bas de laine ?). Quoi qu’il en soit, avec un peu ou beaucoup d’argent, il avait compris -à tâter le monde à travers des situations sans mode d’emploi-, qu’une certaine façon d’être avec les hommes donne à la vie une autre densité que la seule fréquentation des spéculateurs, des aéroports et des palaces. Il faisait froid ou trop chaud dans le logis à demi-toit et sans fenêtre de la montagne libanaise, mais il était gardé par un chien noir aux yeux jaunes venu on ne savait d’où et il y avait tout autour, sur caillasse ocre et grise crevée de cyclamens et d’anémones dès les premiers grands soleils de janvier, le rire gargantuesque et le marmonnement pieux des moines, l’entrain et la paresse des élèves, le paysan penché sur son champ et qui se redressait à votre passage pour appeler sur vous la bénédiction divine et tirer de la cigarette que vous lui offriez quelques longues bouffées de fumeur de narghilé, une grappe d’enfants accrochée à un âne pelé, le berger biblique à moutons poussiéreux, chèvres noires, bâton et pipeau… Après le départ du Liban, c’est en Français incontesté, sûr de s’appartenir à lui-même, que Vahé le Gaulois avait inventé et débroussaillé son terrain d’action mais il avait mis à l’explorer et à le travailler une curiosité qui faisait surgir l’homme du client potentiel, celle même qui, vingt-cinq ans plus tôt, arrachait parfois l’élève à sa docilité de confection pour laisser pétiller l’intelligence de l’enfant. Yrvant, lui, parce qu’il n’avait guère vu les hommes qu’à travers l’argent qu’ils ont et le pouvoir qu’ils exercent, n’avait rien trouvé de mieux que de rêver la gloire du passé familial pour ne pas être plaqué au mur par le raccourcissement du temps…

Ce n’est pas que Vahé, jeune ou vieux, ait été indifférent au luxe. Le luxe est un jeu de miroirs et Vahé aimait, dans les choses comme dans les mots, cette profusion qui repousse, de reflet en reflet, les limites de l’existence. Mais enfin, on voit bien que le luxe ne bonifie pas celui qui en fait son décor et qu’il est risqué, pour le profane, de piquer du nez dans l’illusion d’un espace dilaté et multiplié. Le luxe, il faut se l’offrir, si l’on peut, le temps d’une récréation –ou d’un joyeux débordement d’existence. Au temps de Machmouchi, Vahé avait, au retour d’une virée beyrouthine, vidé son escarcelle dans la main d’un mendiant : « Lui aussi a le droit d’être content, pas vrai » ? Yolande s’était mordu la langue pour ne pas dire qu’on était le 15 du mois et qu’il faudrait aller jusqu’au 30 sans une piastre en poche. Puis elle avait souri : vivre à l’ombre des moines, c’était être dans la main de Dieu ; Vahé pouvait s’offrir le luxe d’une aumône où le mendiant ébloui reconnaissait la gratuité de la grâce.

La mort de Yrvant n’a pas seulement permis à Vahé de graves réflexions morales devant l’échec d’une vie. Elle a été aussi l’occasion de pénétrer dans le monde qui gravite autour de la Genève bancaire, monde grouillant de métèques glorieux ou rampants. En tant qu’exécuteur testamentaire de son frère, il a, durant quelques mois, habité son appartement, fréquenté ses amis, invité la parentèle dans les meilleurs hôtels de la ville. En dosant mines avantageuses et discrétion de bon ton, munificence et exigence de son dû, hauteur et affabilité, il a gagné la sympathie du notaire et l’accueil souriant de ses secrétaires, l’amitié d’un prince bulgare et d’un chauffeur de taxi italien, la défiance d’anciens comparses de Yrvant, la considération de la piétaille qui gagne son pain quotidien dans la périphérie de la mort. Il a enrichi aux yeux de ses proches l’échantillonnage de ses talents et s’est ainsi convaincu qu’il aurait pu être, lui aussi, un métèque sur tapis volant qui laisse quelques complets de rechange – avec femme de chambre énamourée en prime- dans un grand hôtel de toutes les grandes capitales du monde. Il aurait pu, oui… Mais c’est avec satisfaction, somme toute, qu’il se retrouve dans la peau de Vahé le Gaulois. Etre fait officier des Palmes Académiques dans les grandes écuries de Louis XIV, voilà qui a une autre allure que sabler le champagne en compagnie de quelque épais portefeuille à l’amabilité douteuse. Vahé rit complaisamment quand Yolande lui dit qu’il a donné corps au Persan de Montesquieu, un Persan qui aurait colonisé l’honnête homme de Molière jusqu’à le glisser dans son ombre…

La veille de ses 80 ans, Vahé a fait la sieste à l’ombre d’un chêne de la liberté planté en terre bourguignonne par des patriotes républicains à la chute de Napoléon III. L’arbre n’était d’ailleurs pas le but de cette pause mais une petite église dont le guide vert vante la façade curieusement ouvragée et la nef ornée de vives fresques gothiques sur son mur sud et même de lambeaux de fresques romanes d’un brun rosâtre sur son mur nord… Vahé avait depuis longtemps établi l’usage de célébrer son anniversaire en offrant un cadeau à Yolande et ses 80 ans méritaient bien l’hommage des richesses discrètes de la petite église au regard méditatif de sa compagne. L’arbre se dressait devant l’école, à quelques enjambées de l’église. Yolande était là au réveil de la sieste et l’occasion était belle, dans le frissonnement lumineux du vieux branchage au feuillage appauvri, de rêvasser autour d’une vie que Vahé n’aurait pas cru devoir se prolonger si longtemps…

Voilà dix ans en effet qu’il survit à un cancer pulmonaire et à des accidents cardiaques répétés. Il ne marche qu’à pas comptés et avec l’appui d’une canne mais il se dit satisfait tant qu’il peut compter sur l’assise des quatre roues de sa Clio, une Clio dont les vertus juvéniles –démarrage rapide, souplesse, équilibre, bronzage rutilant et parements alertes-, répondent sans protester à des poussées de vitalité –de plus en plus brèves et espacées - mais toujours incoercibles. Au lendemain de l’ablation de son poumon droit, alors que l’orthophoniste l’invitait à des modulations vocales – indispensables, disait-il, pour réaménager l’usage d’un souffle désormais monopulmonaire -, il a entonné de sa plus belle voix le monologue de don Diègue : O rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie… Et un mois plus tard il prenait la route pour réapprovisionner les pompiers en littérature et leur dire que son absence de deux mois n’était qu’un repos d’essai avant la retraite –qu’il allait prendre dans quelques mois, à soixante-dix ans tapants. Après, il y a eu encore quelques voyages en Grèce avec entrée fébrile et jubilante dans le ventre du ferry-boat à Bari, les retrouvailles de Delphes : le Galos est de retour !, le rivage de Leucade hanté par les ombres de Sapho et de Jacqueline Onassis… Puis, il a fallu se limiter au plus proche de l’Italie et enfin à Oléron. L’espace se rétrécissait, les prescriptions médicales escaladaient les étagères. Il offrait des boîtes de chocolat à son pneumologue, en témoignage de reconnaissance et d’amitié au praticien compétent et à l’homme de cœur certes, mais aussi dans l’espoir insidieux de susciter le thaumaturge dans le guérisseur et lui arracher un regain de jeunesse…

A l’ombre rétractile du chêne de la liberté, Vahé dit à Yolande qu’il est en somme un octogénaire heureux. Il a échappé à la platitude comme au vagabondage et tout ce qu’il a fait, pensé senti, -le pire comme le meilleur-, se tient assez pour faire quelqu’un sans qu’il y ait trop à rogner ou à compléter. De grands hommes disent de leur vie qu’elle est un paquet mal ficelé parce qu’elle reste en deçà de l’oeuvre pourtant produite par leur volonté, leur intelligence, leur imagination. Lui, Vahé n’a rien produit d’autre que sa vie mais il est à peu près ce qu’il a fait et ce n’est pas si mal. A peu près seulement, moins à cause de quelques regrets que parce que, tout vieux qu’il est, il a encore le sentiment –et l’envie- d’avoir sa place dans la marche des choses. Ce gamin qui godaille entre spiritualité éthérée et violence souterraine et qui croit avoir trouvé dans l’islam le tremplin de ses rapports à Dieu et aux hommes, il va essayer de le tirer vers un pan d’ascendance arménienne. Non par mépris de l’islam, pas davantage pour rétablir par procuration le culte des ancêtres mais pour lui faire voir qu’il a la chance de porter en lui de quoi faire éclater sa naissance normande et que, pour avoir jalonné l’horizon de son arrière-grand-mère paternelle, le mont Ararat a à lui proposer un paysage humain exotique et proche – au moins aussi riche que le désert arabique et ses oasis. De quoi se tailler un beau raccourci géographique, historique et psychologique pour itinéraire spirituel personnalisé ! Enfant, Vahé a péniblement louvoyé entre une appartenance arménienne parfois étouffante et les sollicitations d’un monde aventureux et chicanier. Il a découvert par à-coups qu’il avait mieux à faire qu’à se laisser tirer à hue et à dia par l’Arménie première nation chrétienne mise à mal par un maître musulman et la France fille aînée de l’Eglise devenue renégate pour avoir institué la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; que l’une et l’autre peuvent très bien participer à la constitution d’un homme libre, chacune apportant son grain de sel aux fadeurs de l’autre si bien que la frite et le soujouk peuvent voisiner sur la même table, Vahé et Yolande s’accorder dans un demi-siècle de vie commune. Le jeune Antoine est encore assez chien fou pour croire qu’on ne trouve sa vérité qu’en dehors de chez soi. Il y a dans l’octogénaire aux largesses de Père Noël assez de relents des fureurs du mauvais garçon pour aider cet Antoine-là à garder de l’agitation intérieure de ses quinze ans ce qui fait peut-être l’essentiel du métèque : le sentiment qu’il y a toujours quelque Rubicon à franchir si l’on veut se sentir exister… Pour un peu il croirait, comme le dit Yolande, que la condition de métèque est un privilège : elle vous met en situation d’apprivoiser la distance au lieu de vous laisser engorger par famille et Cie. Le malheur est que le métèque n’a pas le mode d’emploi de cette situation et qu’il court le risque de s’y perdre. Lui, Vahé, a eu de la chance… La situation d’Antoine est différente : sédentaire de condition, il prétend s’installer ailleurs comme chez lui. Il ne sait pas encore que, s’il a l’envergure d’un métèque de haut vol, il a beaucoup à faire pour devenir métèque. Pour qui voudrait jouer au fauconnier, il serait un sujet d’élite. C’est ce que certains ont tenté de faire sans doute. Vahé, lui, veut, contre tout dressage, l’amener à voir que la même sève circule de la pomme du pommier normand à la pomme de l’Eden, à la pomme d’or du jardin des Hespérides…

P.S- Vahé est mort en 2003 par un beau soir de juin. C’est par une de ces aubes d’hiver qui stagne entre nuit noire et jour gris que Yolande met un point final à l’histoire de Vahé le Gaulois : « Paix sur terre à tous les métèques de bonne volonté ».

Cette nouvelle a été intégrée au recueil que nous venons de rééditer

Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?