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Tu, c’est l’enfance, Daniel MAXIMIN

Editions Gallimard, édition février 2008

lundi 28 avril 2008 par Alice Granger

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« Tu » est plus ancien que « je », c’est ce que raconte ce roman de Daniel Maximin sur son enfance en Guadeloupe, se construisant avec les quatre éléments, le feu, la terre, l’eau et l’air pour s’écrire en quatre parties. Le « tu » de l’enfance s’incline devant un « je » tout autour qui est le dehors de la naissance, où vivre, et qui l’éduque, le dépossède, l’enseigne, le surprend, l’éveille, le questionne, le ravit, lui fait prendre des chemins transverses imprévus, le limite, lui apprend la présence des autres avant lui, différents de lui, et à côté de lui, lui imprime la douleur des injustices, des atrocités, des catastrophes infligées autant par la nature non maîtrisable que par la méchanceté et l’avidité des hommes. « Tu » au temps de l’enfance s’est vraiment laissé ensemencer, former, par une sorte de leçon arrivant tel un « je » puissamment impérieux, rigoureux, ne cédant sur rien, de chaque détail du dehors de la naissance et de l’histoire. « Tu » passionné par la lecture vivante, ensemençante, d’un livre « je » à intérioriser, afin d’advenir à un « je » qui a compris qu’un esprit libre se conquiert sur une sorte d’épreuve originaire, en ne restant pas esclave de l’esclavage. « Tu, c’est l’enfance » raconte en somme une irrémédiable hiérarchie originaire qui subvertit radicalement celle, colonialiste, du Blanc sur le Noir, et « Tu » c’est l’enfant en proie aux pulsions qui est éduqué par son environnement de naissance, par les êtres là avant lui habitant d’un pays précis en sa géographie et son histoire. L’esclavage, avant d’avoir été celui perpétré par les Blancs, est celui de ces pulsions sauvages et anarchiques qui habitent le corps du nourrisson, et, pour évoquer Aldo Naouri, l’apprentissage de la frustration est essentiel pour qu’il puisse advenir à un « je » responsable et libre comptant en tant qu’autre parmi les autres. On pourrait dire que c’est ça que raconte Daniel Maximin, cette hiérarchie magnifique, intraitable, singulière, riche d’une histoire forte et libre, qui impose à ce « tu » qui est l’enfance un ensemble de « frustrations », de « limites », de « pertes », de « catastrophes », d’ « épreuves », qui s’enracinent dans l’histoire et enseignent à cet enfant l’ouverture sur autre chose. Renoncer à quelque chose est simultané à l’ouverture sur autre chose. Dans ce roman sur l’enfance en Guadeloupe, c’est autre chose qui s’offre sans fin. Et, par exemple, lorsque l’avion offert à un des petits frères par sa marraine est trop gros pour son âge et surtout jure avec les cadeaux moins luxueux que reçoivent ses frères et sœurs, le père le met hors de portée au-dessus de la grande armoire !

Au chapitre de l’air, Daniel Maximin nous confie que ses parents le surnommaient « Foufou », nom créole de cet oiseau-mouche, le colibri, parce que d’une part il était un enfant à l’énergie solaire, et d’autre part il était à cause de sa grande myopie aussi gauche que lui. « Tu », enfant myope, se cognait dans les meubles, confondait droite et gauche, avant et arrière, comme le colibri, petit oiseau de trois grammes, le seul à être capable de faire du surplace et de foncer à deux cents à l’heure en avant comme en arrière. L’oiseau rare. La perception, par « tu », de sa propre singularité. Oiseau-soleil aux puissants battements d’ailes, idem « tu » apprenant à se battre pour vivre, sur la base de la perte originaire, de cette catastrophe puissamment imprimée dans la terre des Caraïbes, à travers cyclones, tremblements de terre, éruptions volcaniques, esclavage, extrêmement sensible à la transmission des leçons des aînés, surtout artistes, en premier lieu musiciens, poètes et écrivains, des résistants qui, chacun d’eux, n’est jamais resté esclave de l’esclavage, pas même de cet esclavage par les coups du sort, les destructions qui dépossèdent, les pauvretés qui infériorisent. Il n’y a pas de musique à la maison ? Par les fenêtres ouvertes, elles arrivent du dehors, de la place publique, du micro municipal, même de la musique classique. Et un jour, aussi, d’une vieille malle au grenier, de vieux disques solides datant de la guerre et ayant appartenu à cet oncle maternel qui n’en était pas revenu, du jazz venu d’Amérique. Absolument splendide, cette faim de « tu » ouverte sur les « cadeaux » qui s’offrent par la vie, les circonstances, le dehors, les surprises. Disposition à l’infini actuel apprise pendant cette enfance. Le minuscule colibri, l’oiseau-soleil, a la technique pour cueillir le pollen là où les fleurs l’offre, et puis s’envoler telle une flèche de soleil. Dans les contes qui plaisaient tant à « tu », on l’appelait « éclair d’or », « diamant ailé », « fragment d’arc-en-ciel », « oiseau-dieu ». C’est l’oiseau le plus petit mais ayant en proportion le cœur le plus gros. A travers le colibri, Maximin dessine un portrait de l’enfant qu’il était : plein de retenue, à la trille solitaire, sans gaspillage, toute l’énergie condensée sur son mouvement, pas criard comme certains oiseaux, ni roucouleur comme les tourterelles, ni tapageur comme les chauves-souris, bref nous distinguons en lisant déjà une formidable maîtrise pulsionnelle de cet enfant qui sait parfaitement ne pas faire masse avec les autres, que la culture n’est pas de masse, que la vie s’apprend un à un. Son choix du colibri comme oiseau préféré, oiseau-portrait d’enfance, n’a rien à voir avec le désir de voler. Enfant, il est déjà incroyablement perspicace : l’air n’est pas libre, il y a le vent qui peut passer de la douceur de la brise à la violence destructrice du cyclone. Non pas libre comme le vent, mais comme un colibri dans le ciel ! Le climat de cette enfance est de contrainte et de liberté. Mieux : c’est un climat de contrainte qui ouvre sur la liberté ! Maximin, l’écrivain de cette liberté-là, est rare comme l’oiseau colibri, dans sa capacité si précieuse de solitude, et la fugacité de son nom musical, « Ko-li-bri », hérité des Amérindiens. Pour l’enfant myope, les mots étaient aussi vrais que les choses, puisque cette myopie était une sorte de confirmation de la séparation originaire, de l’ouverture d’une béance incomblable, d’une perte des choses ne manquant pas à portée de mains. Ainsi, l’enfant devient très tôt capable d’entendre dans les sonorités le sens des mots, comme dans « Soufrière » il entendait « frère » et « sœur ». Les paroles écrites étaient plus riches encore que les paroles entendues ou les choses vues. Sûrement à cause de la solitude, et à partir de là l’appel à une fraternité poétique (tel Baudelaire né le même jour que lui) et musicienne, à une communauté scripturale. Dans la solitude, la perte, la contrainte qui éloigne, la sensibilité à la musique, d’abord celle des mots, prend une grande importance. Intérêt pour des livres-frère, des filiations en écriture, mais aussi pour des sujets encore plus silencieux, comme le soleil, la lune, le volcan, l’avion sur l’armoire et le bateau dans la bouteille (qui se cassa lors d’un tremblement de terre, ce qui libéra le bateau) : belles représentations de contraintes, de réalisation infiniment rejetée du désir restant au contraire désir. L’enfant qui écoutait ces histoires silencieuses, qui apprenait ainsi à penser dans cet espace de solitude et de silence, entendit : « Moi, Soufrière, hier je souffris… l’avion sur l’armoire ne peut pas voler, l’armoire sur l’avion pourrait s’envoler… la lune est pleine d’étoiles ce soir, mais le soleil dort toujours seul… » Très belle description, poétique, de cette contrainte d’où naît la liberté, et d’abord la liberté de penser.

« Tu » dans la contrainte si riche de s’ouvrir à la transmission dans sa hiérarchie, de partout sur la terre caraïbe de naissance et familiale. L’enfant n’y était en rien roi, au centre de tout. Et, comme Daniel Maximin l’écrit, l’enfant devant absolument tout oublier de son vécu dans le ventre de sa mère, curieusement il ne s’intéressera d’abord pas du tout à la personne de sa mère, et celle de son père, avant les enfants. Un jour pourtant, l’enfant déjà plus grand s’apercevra que sa mère est une autre, inconnue, elle fit partie d’un orchestre lorsqu’elle était jeune fille, son père était infirmier. En train de grandir, l’enfant devient capable de voir ses parents comme étant autres que père et mère.

Myope, l’enfant, qui n’eut pas de lunettes avant l’âge de cinq ans, inventait le monde : les étoiles descendaient très bas le soir pour aider les lucioles à éclairer les bruits de la nuit, l’odeur permanente de soufre et les fumeroles dans le bleu du ciel étaient une invite à brûler en eux un jour les douceurs et les douleurs que l’enfant percevait obscurément dans le monde des humains. La première montée à la Soufrière, avant l’âge de cinq ans, fut pour lui une suite de découvertes, de trahisons de ses croyances, de désillusion. Une montagne écrasait son volcan ! Les parents étaient témoins non pas d’un émerveillement, mais d’une désillusion. L’enfant se laissait prendre ses illusions ! Il se laissait aller à la surprise, douloureuse, de l’expérience. Où habitait le feu du volcan ? Peut-être au sommet ? Au sommet, c’était le règne absolu du gris de l’eau, de l’air et du sel. Gris minéral des commencements, première couleur visible du nouveau-né remarque notre poète précoce ! Il ouvre les yeux sur le vrai dehors, sans illusion pour le remettre à l’abri ! Le vent commande, il frappe les visages de gifles glacées, les buissons épineux d’herbes-rasoirs et d’herbes-à-couteau craquent les jambes. Comme c’est fort ! C’est irrémédiable : dehors, pas de remède, impossible de faire l’économie de cette épreuve, de cette perte ! Ensuite, l’enfant découvre le feu sous les cendres, le jaillissement des fumerolles et des geysers au Champ de la Désolation. Magnifique métaphore de cette liberté et de cette pensée qui jaillissent de la contrainte, de la perte, de la faille de l’origine. Le feu de la vie est là, sous la cendre. La Soufrière souffrit, et vit. Décor de fentes, de fissures, de failles sur la pierraille soufrée. Un touriste jadis disparut dans une faille. L’enfant, symboliquement, y disparaît lui-même en jetant dans le gouffre son vieil ourson tambourineur qu’il avait caché dans son sac à dos, il fait ainsi le deuil de lui-même enfant afin de devenir « je », afin que du monde de contrainte jaillisse la liberté. La perte de l’ourson dans le précipice de feu prépare le rassemblement de l’énergie vitale. « C’est la première fois de ta vie que tu montais aussi haut, mais tu éprouvais l’inquiétante sensation d’être descendu dans le ventre de la terre, sans feu dans les yeux, le regard étouffé par les nuages, alors qu’une nuit bien noire se levait sur le campement… ». En vérité, c’est la part de lui-même qu’il abandonne irrémédiablement au passé qui se qualifie là de matriciel qui fait cette expérience à travers l’ourson de l’enfance dont il décide de se séparer. Et il redescend de la Soufrière avec une grosse pierre de soufre dans son sac à dos. Il souffre ? Il fait le deuil ?

La maison semble petite au retour de la Soufrière ! Heureusement il y a les livres, seule vraie richesse de ses parents ! Identification des auteurs au contexte chaud ou froid de leurs récits : Les Fables de Lafontaine étaientt froides, les livres chauds étaient des oasis baignées de lumière et de vie, sous un soleil d’ici ou d’ailleurs. L’enfant revenu de la Soufrière est capable d’admettre un soleil d’ailleurs… Une sorte de capacité précoce d’abstraction. Sur la base de la contrainte consentie, du deuil originaire qui permet l’ouverture sur autre chose, par exemple un soleil aussi d’ailleurs, hivernal aussi bien que rayonnant, oscillation du chaud et du froid, de la frustration et de la joie, l’esclavage lui-même est écouté et entendu autrement : le père trouva un vers de poème que son fils recopia dans son carnet. « nous ramassons des injures pour en faire des diamants… ». Génial et si intelligent ! La mère en porte le symbole à son poignet : quatre bracelets de forçats en or blanc de Guyane ! Son unique bijou !
Le jeune fils observe son père en train d’écrire des articles d’humour en créole, comme perdu dans ses images, et répandant d’une très belle écriture des grappes de mots cueillies dans l’invisible. La mémoire s’articule sur l’oubli, sur ce que l’on a accepté d’abandonner à l’oubli. La question symbolique de la perte est extrêmement importante dans ce roman de l’enfance !

Autre image de désastre, de destruction, de choses perdues : celle du grand incendie ! Décidément, comme l’écrivit le père dans un poème, tout est éphémère !

A la maison, c’est très strict, interdiction de sortir ! Mais heureusement, il y a les livres ! Toujours, la contrainte, même la plus forte, ouvre sur autre chose, le renoncement offre quelque chose d’infiniment plus riche qui prouve que c’est payant de faire le deuil, pas à pas, pour avancer, pour vivre. Et les visiteurs avaient un relief incomparable ! Peu à peu, les enfants apprennent à bricoler leurs rôles, à inventer leur partition, à obéir à un metteur en scène invisible et exigeant. Les paradigmes ne manquent pas. Tel ce maire qui jamais ne courba l’échine, et qui fut un dissident majeur de la libération des Antilles en 1943. « Tu » est si fier d’apprendre que Haïti fut le premier pays des Caraïbes sans esclaves. Lui-même sait intimement comment ne pas être esclave ! Pendant qu’Haïti se libérait, le général Richepanse fusillait, brûlait, déportait, torturait en Guadeloupe, après deux batailles de résistance. Delgrès, sur les hauteurs du volcan, du Matouba, résista jusqu’à la mort. Pour « tu », malgré sa géographie inquiétante, ses eaux froides, ses ravines sinistres, « le Matouba était l’obscur refuge du feu sauvage de la liberté. » Dans l’ « L’Histoire locales en images », « tu » retient que durant quatre siècles traversés de déluge caraïbe, jamais la mort n’a vaincu l’espérance. Toujours cette leçon de vie, de la contrainte même la plus horrible la liberté jaillit. La racine du peuple se replante toujours.

A la cérémonie commémorative de la résistance héroïque de Delgrès, « tu » déclama la citation du Larousse : « Delgrès (Louis), le dernier défenseur de la liberté des Noirs à la Guadeloupe… ), qui échappa au supplice par un suicide, se faisant sauter avec sa garnison dans le fort de Matouba. Nous sentons que pour la cause de la liberté, Maximin a en lui un fort paradigme de résistance.

L’éruption du volcan : là encore, « tu » n’éprouve aucun ressentiment contre cette trahison ! La catastrophe ouvre sur autre chose… Eruption sournoise comme un cyclone, pourtant ! Désastre naturel et inévitable ! Tout le monde se mobilise, s’organise. Inscription de « ta » vie dans un temps ancien, très lent, ici ce fut toujours ainsi, la Soufrière à l’improviste… Ainsi le feu… L’enfance, « tu » n’a jamais su que « je » ne l’avais jamais vue… Impossible abri, toujours des expériences, des ouvertures sur autre chose, rien d’éternel, que de l’éphémère…

La terre, l’île, est bien ancrée. A ses sœurs en archipel, au feu des volcans sous-marins. Ni échouée, ni molle, ni épave dérivante. Ancrée. Très forte certitude de l’enfant ! La réalité ! Pourtant, elle fut telle une barque dans la tempête, lors du grand tremblement de terre. Vie de chaque jour, la mère couturière le jour dans la grande chambre, la grand-mère, etc., peu de jouets car les parents tenaient à inculquer à leurs enfants le prix des choses, à l’épicerie règne encore une préséance de classe, le placenta est encore enterré sous un arbre après la naissance, sauf pour « tu » qui choisit symboliquement un endroit pour son placenta fictif, c’est en effet très important d’accomplir cette séparation !

Avec le grand-père de la Grande Terre, terre sèche irriguée par aucune rivière, résidu calcaire datant d’avant le surgissement des volcans, chaque jeu, chaque bricolage, chaque repas étaient l’occasion d’un apprentissage !

L’eau de la mer n’est pas l’élément de « tu ». Il faillit un jour s’y noyer, car myope il dériva vers le large, ne distinguant pas où était la rive. Grande inquiétude et méfiance instinctive pour cet élément amniotique. S’en écarter. Remonter plutôt vers les sources, non pas comme une fin à atteindre mais comme un chemin. Plutôt l’eau de coco, l’eau suspendue ; l’eau debout, jus de canne. Un extérieur en dur !

Livre magnifique, racontant « tu, c’est l’enfance » comme l’enfance n’est peut-être plus aujourd’hui que si peu de parents comprendraient l’importance symbolique de mettre un avion sur une armoire afin de suspendre la réalisation du désir pour mieux le garder comme feu Soufrière de vie !

Alice Granger Guitard



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