Editions Albin Michel, 2008
mardi 7 octobre 2008 par Alice GrangerPour imprimer
Je lis ce nouveau roman d’Amélie Nothomb comme une fantaisie sexuelle que s’invente une jeune femme. Le dispositif est très précis, prenant les allures d’un polar spécial ou d’une aventure à haut risque où il s’agit d’aller à contre-peur jusqu’au monde d’avant la chute, d’avant le péché originel.
En quelque sorte, si on mélange les ingrédients du roman, cette jeune femme, que la fantaisie nomme Sigrid, une très jolie héroïne, fait des avances à un homme inconnu de la génération d’un père, elle indique comment il peut entrer dans sa vie, dans quelle circonstance incroyable, quels avantages inouïs il y trouvera : il aura la possibilité de vivre à grandes enjambées, s’exalter d’exister, rien qu’en adoptant l’identité d’un inconnu venu mourir d’un seul coup de crise cardiaque chez lui, et c’est l’ivresse du grand large, à condition de ne pas signaler ce décès à la police, on trouvera le cadavre plus tard, on croira que c’est lui. Tandis que je sera un autre. Elle propose rien moins qu’un changement total de vie, à travers l’aventure avec elle. S’il accepte de se laisser enivrer par la vie d’un autre très fortuné. La jeune, belle et riche jeune femme (d’un autre) a toujours peur. On l’imagine bien : changer de héros est très risqué lorsqu’il est l’unique, que l’addiction est irrenonçable, qu’il n’est pas question que ce soit un autre, mais que cet autre paraisse absolument le même. Il faut donc qu’un homme inconnu entre dans sa vie en devenant ce héros-là. Très grande peur de changer de héros en semblant garder le même. Climat de polar, maison cernée de partout, des ennemis scrutant l’intérieur, il s’agit pourtant de leur échapper, de déjouer les résistances. Seul le champagne permet à la jeune femme d’échapper à cette peur, une ivresse qui ne se voit pas. C’est une veuve, une Veuve Clicquot.
Une veuve du père, offrant à un homme inconnu de la génération d’un père, donc un détail qui masque l’infidélité radicale, de littéralement dilapider l’argent du mort, cette huile de la veuve, et alors l’aventure conduira l’homme jusqu’à la page blanche.
Il s’agit donc de reparcourir, pour l’épuiser, comme on va jusqu’au bout d’une addiction, la passion d’une fille pour une figure de père qui a et offre toutes les richesses telle une prison dorée. Boire cette passion interdite par homme inconnu interposé, jusqu’à l’abstraction possible, jusqu’à l’épuisement du charme. Jusqu’à la dette faramineuse due aux banques, après avoir déjà dilapidé les réserves, le fait du prince étant qu’on ne prête qu’aux riches. Cet homme a donc acquis du crédit… La banque qu’est l’héroïne lui fait crédit à hauteur de ce qu’il a été capable de dilapider de la réserve d’argent (des biens, des éléments de la vie) d’un autre en acceptant d’être cet autre, en s’identifiant au tuteur aux traits à l’évidence paternels qu’elle lui tendit, cette preuve d’amour par perte d’identité.
Entre dans ma vie en étant mon père, en prenant son apparence, ses habitudes d’homme riche, faisant partie de ses activités mystérieuses à haut risque, soit un agent secret en train de faire quelque chose mettant la vie en danger, brave l’interdit, l’aventure aux traits incestueux ! Un matin Sigrid entraîne l’homme qui s’appelle désormais comme son mari-père jusqu’au Cercle polaire : comme pour lui signifier qu’elle aussi a dilapidé son amour de fille pour le père, et que désormais elle le crédite, lui l’homme qui a accepté l’aventure à haut risque en bravant la peur d’un tel « sevrage » pour une fille, d’un nouvel amour sans qu’il ait besoin de penser à rembourser : c’est le fait du prince, de l’aristocrate, qui a dit oui à l’aventure trans-addiction au père champagne. Il s’agissait de s’enfuir par un passage secret partant des sous-sols de la maison, que le mari-père avait fait creusé, et menant jusqu’à la banque, l’argent qui donne les moyens de cette fuite dans la vie d’un autre, cet argent que la « veuve » du père a, ces moyens de donner à l’homme inconnu de sa vie l’apparence, les sensations, les balisages de la vie du père. Comme si la jeune femme riche avait trouvé à quoi pouvait servir son argent, sa banque intime : s’abstraire de son amour de fille pour son père en partant dans ses traces exactes, pour le boire enfin avec un autre jusqu’à plus soif, jusqu’à une page nouvelle, blanche.
La véritable héroïne de ce roman me semble donc être cette jeune veuve dans sa riche maison, que l’usurpateur d’identité vient rejoindre. Elle a en elle, cette fille qu’on imagine amoureuse de son père qu’elle boit au champagne, ce « modèle » à offrir : la fantaisie de la mort par crise cardiaque de son riche mari qui par l’âge est une représentation du père chez un homme inconnu l’indique. Elle est comme une fille qui possède en elle, en tête, dans sa vie, tout le balisage identificatoire d’un homme riche de tous points de vue, et propose de le livrer kit complet à l’homme de sa vie, celui-ci n’ayant plus qu’à mettre les pieds dans ses chaussures, revêtir ses vêtements, adopter tous les aspects de sa vie, ceci en quelque sorte juste par cette femme. En s’offrant, elle offre à l’homme, lorsque celui-ci accepte le jeu, c’est-à-dire de tout laisser de sa propre vie pour passer totalement dans une autre vie dont la jeune femme riche lui fournira tous les balisages, l’ailleurs inespéré.
Fantaisie dans laquelle cette jeune fille qui semble avoir épousé son père très riche, qui lui donne accès à ce champagne toujours frappé et inépuisable, offre à un homme inconnu du même âge que lui de devenir lui, elle a les moyens de le faire devenir lui, afin de s’en aller ailleurs réaliser enfin son désir de petite fille de se marier avec son père. Bien sûr, j’invente, en lisant le roman d’Amélie Nothomb… Je laisse libre cours à mon imagination, je m’intéresse à ce qui s’écrit entre les lignes.
On dirait une jeune fille qui par sa réussite, par exemple d’écrivaine, aurait acquis les moyens de se réinventer son père, fiction du mariage de cette jeune fille avec un homme riche beaucoup plus âgé dont l’activité est secrète peut-être agent secret, vie de jeune femme riche comme celle d’autrefois petite fille dans l’univers riche ouvert par le père dont l’activité devait lui paraître mystérieuse. Ses moyens actuels, juste par sa réussite d’écrivaine j’imagine, réinventent sa vie d’autrefois, petite fille dans la maison fabuleuse du père, à boire le champagne après les réceptions. Alors, elle réalise qu’elle a les moyens de proposer une sorte de marché à un homme inconnu. Moi la jeune femme riche comme autrefois j’étais une petite fille riche abandonnée dans la riche maison à boire le champagne, je peux, à toi l’homme inconnu à la vie si ordinaire, si terne, si insignifiante, te proposer, si tu abandonnes tout et tu n’auras aucune peine puisque rien ne t’y attache, de passer dans l’identité et la vie riche d’un autre homme qui ressemble à mon père d’autrefois, tu n’as qu’à te laisser glisser et emmener dans le portrait qu’au fur et à mesure j’écris pour toi. Je t’emmène, moi la fille riche, dans la vie réinventée de mon père, tu deviens mon père, nous nous échappons de la maison dangereuse (incestueuse ?) par un souterrain, à travers toi je retrouve mon père, je t’invente mon père, et cette si belle image t’exalte au-delà du possible. Le champagne est cette ivresse spéciale qui commence par la sensation d’une petite fille de se laisser emmener par une sorte d’addiction à cette vie offerte par le père, c’est sans fin et aussi sans faim, c’est une autre nourriture, la possibilité d’une sortie, aussi. Elle boit le champagne d’une manière anorexique, et, entre la quinzième et la seizième gorgée, l’addiction se trouve face à une idée incroyable, qui se dit ainsi : alors tout homme est un aristocrate. C’est que l’idée qui germe est littéralement offrir à un homme inconnu la vie de ce père mari, de proposer un échange. Je me détache de mon addiction, de mon ivresse, de la pente dangereuse (danger autour de la maison cernée) de l’inceste, de mon attachement aux sensations d’enfance dont corps et âme je suis constituée sans pouvoir renoncer, juste en échangeant mon père-mari avec vous, homme inconnu qui gagnez tout en abandonnant votre ancienne vie insignifiante pour parcourir à grandes enjambées la vie fabuleuse de mon héros à moi que je veux bien, alors, faire mourir d’un coup par crise cardiaque. Symbole de cet échange : l’améthyste, cette pierre capable de tirer de l’ivresse ; on pourrait dire, cette pierre capable de tirer de l’addiction aux sensations incestueuses, à toutes ces bulles de champagne, de Veuve Clicquot du père. L’améthyste était déjà cette pierre de la bague de fiançailles offerte par Rinzi le fiancé japonais à Amélie, dans le précédent livre où il était question de deux samouraïs. Dans ce roman, Amélie Nothomb propose à nouveau de couper, de trancher. L’homme qui sera son mari en sautant dans l’identité d’un inconnu qui a tous les traits d’un père réinventé par sa fille doit se couper de sa vie d’avant, être capable de devenir un autre par amour. La jeune femme, elle, doit se sevrer de son amour secret pour son père qu’elle ne finit pas de boire au champagne, elle doit devenir Veuve Clicquot, le faire mourir d’un coup. Mais c’est elle qui a les moyens de faire devenir autre l’homme à la vie insignifiante, c’est elle qui a le pouvoir de le faire être un aristocrate, qui a la banque. Quelle proposition sexuelle ! Amélie Nothomb, à travers un roman apparemment facile à lire, d’une traite, rapidement, réussit à merveille à nous livrer la bataille que doit livrer une fille dont j’imagine que le père est, psychiquement, si irrenonçable que c’est au cœur-même de l’addiction qu’elle doit trouver le moyen de s’en abstraire, toujours le baiser du poulpe si dangereux, et puis alors intervient une idée qui fait basculer, qui tranche à la manière des samouraïs, ici c’est l’échange d’identité, qui vaut sevrage au sein même de l’addiction, tout homme devient un aristocrate. Bravo ! L’homme s’installe dans sa nouvelle vie suave. La jeune femme a « tué » son père, c’est-à-dire s’est détachée. En le donnant à « boire » champagne à un homme ! Dans l’opération, elle peut vivre une histoire avec cet homme qui saute dans l’identité du mari-père, alors que l’interdit l’empêchait avec son père. L’amour incestueux d’une fille pour son père devient possible avec un homme qui accepte de passer dans son identité. C’est un subtil jeu sexuel… Tout cela raconté sous forme d’un roman qui semble un peu policier, un peu rêverie sexuelle.
Alice Granger Guitard
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