samedi 13 décembre 2008 par penvins
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Roman à part, que l’on pourrait prendre pour un exercice de style puisqu’il s’agit en grande partie d’une analyse critique de La Recherche du Temps Perdu, avec parfois un "à la manière de" tout à fait bienvenu. C’est pourtant et avant tout un roman, un roman qui pourrait paraître intemporel, un canevas autour de l’oeuvre de Proust tant celle-ci est présente et le fond historique semble à première vue anecdotique. 1936 - Front Populaire - et de cette époque charnière on ne voit que Le café Weber, les Delage et la rue de Paradis - comme s’il ne s’était rien passé, comme si le reproche que le héros fait à Proust de regarder son époque avec un point de vue élitiste on pouvait le faire également à Roland Cailleux.
Et pourtant rien n’est moins sûr - je veux dire que ce roman en dépit des apparences est tout sauf intemporel, il est parfaitement daté, daté par Le Front Populaire, daté par l’auteur en fin d’ouvrage St-Genès-la-Tourelle Chatel-Guyon / Mai 1942 - Octobre 1947, ce roman d’initiation ne se situe pas n’importe où ni n’importe quand. On peut même se demander si cette convalescence à Grasse, loin de Paris, n’est pas d’une certaine façon avant le retour dans la capitale, une figuration de l’exode en zone libre tandis que les margoulins s’installent à Paris.
Mais ce n’est pas sur ce registre que R Cailleux nous entraîne. Il ne s’agit pas seulement de ce qui se passe en 1936 ni même de ce qui s’est passé entre 42 et 47 mais de quelque chose de plus profond et qui est parfaitement actuel. Comme tout grand écrivain Cailleux perçoit la marche de l’Histoire non pas dans ses conséquences immédiates mais sur le long terme et ce qu’il dégage de 36 ce ne sont pas les querelles politiques c’est, bien au-delà, le changement du monde, la fin programmée de l’amour du métier dont les racines – et les remèdes - Cailleux est médecin – sont à chercher au plus profond dans ce qui peut aujourd’hui paraître ringard et qui pourtant est essentiel. Ce qui se passe sous les yeux d’une génération en 1936 – cette fin de l’amour du métier – Cailleux nous invite à le guérir par un retour à la vérité des sentiments. On voit à quel point ce roman peut sembler daté, inaudible à nos contemporains, et pourtant...
C’est sans doute parce que cette vérité est devenue difficile à entendre qu’il faut en passer par la fiction, une fiction étrange qui mêle l’analyse littéraire au romanesque comme si la simple critique littéraire, l’analyse de l’oeuvre de Proust ne pouvait tout simplement pas se dire, ne pouvait pas se faire entendre par les voies ordinaires.
Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : Une lecture de Proust, une lecture qui ne peut s’accomplir dans le champ de la critique mais qui doit passer par celui du roman. Etrange ! La Recherche du Temps Perdu apparaît alors à la fois comme une nécessité et comme une imposture. Ce qu’elle est en effet. Ce qu’elle est par la fiction de la transposition romanesque qui réclame de la part du lecteur qu’est Bruno Quentin une révélation – celle que fera Berty de l’homosexualité de Proust. Secret que le lecteur avait soupçonné sans aller jusqu’à s’en convaincre tout à fait. Secret qui apparaît jusqu’à sa révélation comme un obstacle à la lecture, l’oeuvre romanesque ne pouvant trouver sa plénitude tant qu’elle n’entre pas en résonnance avec la vie de l’auteur.
Ce roman est profondément un appel à l’humanisme, un humanisme que le XXe siècle était en train d’enterrer, une écoute de l’homme, une recherche de sa vérité qui est en train de disparaître et de ce point de vue l’oeuvre de Proust telle qu’elle est lue par Bruno est bien le symbole d’une fracture du temps, le Temps disparu c’est aussi ce temps-là, ce temps de la vérité que Proust malmène et qui va devenir si l’on n’y prend pas garde un temps révolu.
Il faut du temps pour que ce roman prenne sa mesure, il faut le relire, s’en laisser imprégner pour comprendre sa véritable portée tant le message est devenu inaudible à nos oreilles dans un monde où une rayure sur une carrosserie de voiture est devenue plus importante que le soin qu’il a fallu apporter à la fabrication de cet objet. D’un côté sa petite voiture à soi et de l’autre les verres que l’on sélectionne pour que les clients aient entre les mains un bel objet. Bruno choisira, laissera tomber sa Delage mais ne transigera pas sur la qualité de la verrerie qu’il propose à ses clients. Tout est dit.
Ainsi Bruno aura-t-il appris de son séjour forcé dans le sud de la France que sa relation avec Dora - faute de vérité, faute d’avoir vraiment su écouter Dora - n’avait aucun avenir. Il admet qu’il faut y mettre fin et s’apprête à reprendre sa vie à la tête de son entreprise et à lutter contre ceux qui croient que l’appât du gain et le libre jeu laissé aux pirates [...] ] procurent la plus grande production de biens (et par là, pourquoi pas non plus la plus grande prospérité générale ?). Il sait qu’Il va falloir se compter sur les bords de ce marécage. Nous savons quant à nous à quel point la leçon qu’il a retenue s’est perdue dans le brouhaha général, laissant le champ libre aux fripouilles et aux marchands de ce qu’il appelle la camelote.
Alors ? Roman inutile ? L’avenir le dira, peut-être pouvons-nous espérer avec Armand : les meilleurs existent déjà, il ne s’agit que de les faire surgir, et de décaper les hommes de leur gangue.
Peut-être ce roman finira-t-il par faire son chemin et trouver les lecteurs qui entendront ce qu’un médecin humaniste tentait de leur dire au beau milieu d’une guerre qui balayait toutes les valeurs auxquelles l’Europe avait cru. Peut-être serez-vous un de ces lecteurs. Les livres sont parfois faits pour traverser les générations et ressurgir quand les hommes sont enfin prêts à les entendre.
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