Editions Zulma, 2009
lundi 2 février 2009 par Alice GrangerPour imprimer
Conduire l’Alfa Romeo à la casse, le jour où elle remet un manuscrit à son éditeur, voilà comment commence ce texte d’Annie Cohen. Ce qui devrait être une fin, une page tournée, est au contraire le début de l’écriture, les réflexions, les pensées, les souvenirs, reviennent faire intrusion dans l’espace ouvert. Elle s’imagine longeant le périphérique, évoque son amour des baies, du port d’Alger, les virées avec la bagnole, mais préférant se retrouver seule avec son fiancé. L’envoi à la casse de l’Alfa Romeo fonctionne comme le médium ramenant la mémoire, Versailles était le pays de son fiancé, « Quand les jardins se font mélancoliques. Quand le mystère s’épaissit, quand le zénith se confond avec l’obscur. » On dirait presque qu’elle pressent une autre sorte de casse. La dernière page fait allusion à un accident vasculaire cérébral. Coucou. Coucou au fiancé. Le conducteur de l’Alfa Romeo. Voiture qu amenait vers un lieu toujours nouveau, inépuisable. Comme semblait sans doute la vie. César conduit, elle, elle rêve. Lovée à l’intérieur, se laissant conduire. La casse, c’est aussi par rapport à tout cela.
Solitude de l’auteur, avide du courrier des lecteurs. Pour voir le rivage. Presque une espérance d’une autre sorte de conducteur s’installant au volant de l’Alfa Romeo littéraire qu’elle aurait fournie mais qu’elle laisserait conduire, préférant se laisser conduire. Ventre symbolique.
La vieille Alfa, borgne, une porte ne fonctionnant pas, mais elle adorant se mettre à l’arrière, derrière son conducteur préféré. Ou bien, derrière son lecteur préféré espéré ? Voilà, je vous offre une Alfa…
L’Alfa à la casse, le manuscrit chez l’éditeur en lieu sûr, presque, donc, une sorte d’équivalence : le prochain livre sera la nouvelle Alfa, avec le lecteur comme conducteur : une lecture possible, Juliette et son Romeo. Mais avec l’angoisse qu’il n’y aura pas de nouvelle Alfa œuvre, et pas de nouveau conducteur…
Importance de se laisser conduire. Espérance du conducteur qui se mettra au volant, celui qu’elle désigne.
La casse : page tournée. Une nouvelle étape commencera, mais pour l’instant occupée par la mémoire, les souvenirs. Rien de nouveau, sensation de fin, de deuil. L’Alfa n’était plus à la mode. Longtemps au parking, personne n’en voulait. Quel dommage ! Avec son amie Julietta, elle la voit déjà broyée. Au comble de l’angoisse, elle astique, brique. Ou ressasse.
Or, l’affaire Alfa Romeo n’est pas encore classée ! La vieille charrette, quelqu’un en veut ! Celle-là, pas une autre ! L’homme a un accent étranger. Il est la voix qui dit encore mieux qu’elle que ce que symbolise cette voiture qui est sans prix et ne peut être abandonnée à la casse. Il est une sorte de lecteur arrachant in extremis à la casse le véhicule que symbolise l’œuvre. L’homme est un Jordanien. « Sur les bords du Jourdain, notre Alfa Romeo, j’hallucine complètement ! » Alors qu’ « elle nous conduisait au bord de la rivière du côté de Verrières-le-Buisson. » Et oui, coup de théâtre !
Les poètes, souvent ce sont les femmes qui les conduisent, eux ils ne savent très souvent pas… Annie Cohen, elle, se présente comme une femme qui aime être conduite. Le Jordanien, même si elle, elle n’est plus dans l’Alfa, la conduit très loin, vers les rives du Jourdain, le Moyen-Orient, le Liban. Déjà, elle se voyage… C’est à une autre sorte d’automobile qu’elle s’intéresse. Elle n’y connaît rien, en automobile. Mais l’Alfa, c’est autre chose, justement. C’est un véhicule, un médium, quelque chose qui transporte ailleurs, qui dépayse, on pourrait dire. Cadeau du Jordanien ! Féerique ! Magique ! Elle aime la vie, quand ça bascule comme cela, l’auteure ! Envoyé par le Bon Dieu !
César et elle avaient passé leur vie à parcourir le monde, d’un paysage à un autre. Presque à espérer que le paysage vienne à elle, tel celui des rives du Jourdain avec le Jordanien… « Nous avions une aptitude à nous prendre pour un paysage, à nous identifier aux immensités du monde. » Sensations, on imagine, du tissu matriciel des paysages changeant et enveloppant, emportant. Etre dedans.
Méthode, la chienne de Julietta, a un regard métaphysique. D’où vient cet attachement à la chose maître-parent ? Et l’attachement au véhicule, ce dedans pourvu d’un conducteur qui emmène à travers les paysages dépaysants ? L’Alfa est autre chose qu’une simple bagnole démodée.
L’Alfa Romeo, avec au volant ce gentil garçon, repassera souvent sous les fenêtres de l’auteure, telle, on imagine, son œuvre avec quelqu’un d’autre au volant, un gentil lecteur, qui restera à elle visible.
« Tu serais prête à suivre le premier chien coiffé d’une casquette », se moque César. Non, je dirais, mais le premier lecteur tel le gentil Jordanien achetant une vieille Alfa démodée… Elle le suit, « au point de me disloquer, de me perdre à la seule idée d’une réalité qui n’est pas la mienne. » Goût du dépaysement ? Et espoir de qui dépayse ? Cette sorte de conducteur ?
Sinon, s’en protéger en devenant anorexique sociale… Pourquoi, se demande-t-elle, vouloir maintenir des liens ? Elle, elle dit qu’elle est pour les disparitions pures et simples. Oui, mais l’Alfa ? En fait, n’espère-t-elle pas le dépaysement, donc le conducteur spécial qui peut réussir ça… Sinon, oui, on n’en finit pas de perdre, les villes natales, et le reste. L’Algérie perdue. Et des nouveaux paysages ! Non pas toujours ressasser le passé. Des paysages nouveaux ! Un conducteur en phase avec elle pour le goût du dépaysement. Qui la dépayse. Autre mot pour dire l’exil.
Alfa Romeo sauvée des eaux. Si vivante ! Dépaysante ! Le dentiste, qui a trouvé l’amour inattendu par les annonces. Hier c’était impossible, aujourd’hui l’inattendu.
L’Amoroso s’agace : « Jamais tu ne pourras te rendre maître de ce qui arrive ». Et oui… Les mots la plongent dans le désarroi, mais pourtant, le véhicule par excellence, n’est-ce pas ce qui arrive, imprévu, et dépayse ? Sans maîtrise possible, évidemment, sans jamais de totalité fermée idyllique bien sûr. Ce n’est jamais fini. Pourtant, la narratrice doute, désespère : et si le genre de personnage sur lequel elle tombe (ceux qu’elle crée, ceux qu’elle espère on imagine en chaque lecteur qui pourrait la conduire vers d’autres paysages) ne valait guère mieux qu’un petit magicien qui ne peut rien dire de ce qu’il fait, ou que ce Jordanien qui, finalement, ne l’a pas emmenée faire une virée avec l’Alfa devenue la sienne… « Pour passer le temps, en attendant une réponse de mon auditeur. » Et oui, là, superposition entre le Jordanien et l’éditeur… Le temps qui passe fait désespérer… L’Amoroso a jeté cette phrase sans appel : « L’existence tout entière est projetée vers un événement qui n’arrivera pas ». Alors, tout se passe, on imagine, comme si l’écriture restait un non événement comme béance d’une séparation irrémédiable, comme si, oui, un Jordanien lecteur pouvait acheter l’œuvre d’un autre temps envoyée à la casse (au pilon, au refus du comité de lecture), mais, en fin de compte, rien n’arrive, la lecture conduite du véhicule par un lecteur étranger n’est pas un véritable événement en tant que solution, mais événement en tant qu’il n’y a pas de solution à la perte du cocon, du dedans fermé sur lui-même. L’auteure reste toujours dans le même décor, la Cafétéria Casino, avec ses habitués. L’Alfa Romeo a disparue de leur horizon, à la narratrice et son César. L’auteure sombre dans la mélancolie. Accident vasculaire cérébral, hospitalisation, difficulté motrice, elle n’est plus qu’un point dans la nuit. Elles sont quatre autour d’elle, ce matin, juste avant qu’elle se lève pour la première fois. Se taire, pour mieux se ramasser. La narratrice a en quelque sorte fait le deuil dans son corps et dans sa tête de l’attente énorme mise dans l’éventuel acheteur conducteur dépaysant, et elle passive à l’arrière du véhicule (livre), à se laisser conduire, comme dans un ventre (œuvre). Lentement, elle renaît. Retrouvant une respiration digne. Par-delà les perfusions. Douleur. Visites des amis. « A l’hôpital, on pouvait casser la continuité narrative, se raconter des histoires de vie par petits morceaux, par petits bouts. » Une visiteuse : « Elle était comme un rayon de soleil en hiver : irrésistible et attirant. » « Les heures lourdes du début de la nuit commençaient à envahir la chambre. » Un tour dans le cloître de Port Royal. De l’autre côté de la rue, « Jadis et Gourmandes ». César chante : « Aux premières jonquilles ! »
La narratrice se demande : « A quand la Cafétéria Casino, nom de nom ? » Les amis de la Cafétéria Casino ! Nous irons loin avec eux. « Tout ce beau monde sera sans l’Alfa Romeo. » Voilà la chute de la narration, une sorte de retour dans la réalité, figurée par la Cafétéria. Le gentil Jordanien fera-t-il partie de l’expédition, suivant dans son Alfa ? Une sorte de petite révolution s’est produite. Voici que la vie sans véhicule, et soi dedans à se laisser en fin de compte passivement conduire comme dans un ventre, le deuil et la casse et l’accident cérébral l’ont ouverte, avec les amis celle qui renaît se prépare à y aller vivre. « Il faudra prévoir les boissons chaudes, les pansements pour les pieds, les en-cas, les casse-croûtes…) Plus question de revenir en arrière, plus question d’inverser la naissance. « C’était la première fois que je revenais à la Cafétéria Casino depuis le séjour à l’hôpital. » « A la Cafétéria Casino, on est comme branché sur les ondes inconnues de Radio France, au cœur d’une architecture cosmopolite, faites de petites vies bien mortelles. » La convalescente, sorte d’endeuillée forcée de sortir de son ventre-véhicule, n’a pas d’autre choix qu’ouvrir ses yeux sur les « petites vies »… L’anorexique sociale sent qu’au milieu de ces autres-là, elle ne se sent pas obligée d’avoir à se lier durablement. Autrement dit, des autres qu’elle n’est pas obligée de vraiment voir. Ici, on est tout simplement des mortels… Traces du passage d’avance effacées… Qu’espère-t-elle rencontrer ici ? « … que faire de mieux et pourquoi ne pas tenter les mots dans un lieu dépourvu de culture, de livres, de musique. » « Cette Cafétéria Casino a un effet que l’on pourrait qualifier de désastreux : envie de liquider tous les objets, déblayer, débarrasser… » Et l’éditeur, on ne sait jamais ce qu’il jette à la poubelle… « … il ne dit rien sur celui que je lui ai envoyé, comme quoi c’est plus facile de trouver un Jordanien qui tombe sur une voiture que vous n’avez pas du tout l’intention de vendre, que sur un éditeur ! Il paraît qu’il met deux ans pour lire un manuscrit. » En somme, ce livre raconte les pensées de ces deux ans d’attente, cette sensation d’être conduite à la casse, que l’événement ne se produira pas, et que cet intervalle impossible refoule dans l’espace représenté par la Cafétéria Casino où tout le monde est si mortel… Bravo pour cette écriture !
Alice Granger Guitard
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