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Le choix de Juliette, Juliette JOURDAN

Edtions le dilettante, 2008

lundi 16 février 2009 par Alice Granger

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Ce qui me frappe, dans ce livre, c’est à quel point ce sont les transsexuelles elles-mêmes qui disent le mieux comment la réponse à la question « qu’est-ce qu’une fille ? » s’échappe toujours. Bien sûr, c’est déjà dans la tête depuis toujours, une identité de fille, bien avant le passage c’est-à-dire l’opération chirurgicale, ou bien avant le traitement aux hormones. L’impression en lisant, c’est que ce n’est pas si simple. Ce livre de Juliette Jourdan, finalement, à travers les souffrances, les caricatures, les vies chaotiques, semble n’avoir qu’un but, dire le ratage. Oser le dire. Que fille, c’est encore autre chose. Pour suivre cette énigme qui s’est jetée sur son chemin qui semblait si simple, des hormones, une opération, des vêtements, une caricature de la vie des femmes, Juliette a trouvé l’écriture sur la voie de l’absence de solution. A Tours, haut lieu des Transsexuelles, le malaise se détache du bruyant, coloré et clinquant discours de la fête. L’énigme douloureuse de la vérité jaillit au comble de l’artificiel !

Le plus bizarre et le plus paradoxal, dans ce livre où celle qui dit « je » est une transsexuelle, c’est que c’est un homme qui est convoqué pour dire, comme au nom de toute la communauté transsexuelle, « … l’impression que ça doit être quand même bien agréable d’être une femme qui se fait prendre… », c’est-à-dire le Président Schreber, et ses « Mémoires d’un névropathe » ! Nous entendons un point de vue qui résiste aux analyses de Freud et de Lacan. Bien sûr ! On finit par se demander si, en fin de compte, ce que dit Schreber de sa propre expérience folle, et ce que disent les Transsexuelles de leur expérience si douloureuse, à l’ineffaçable impression de ratage et de faux, ce ne serait pas cette sorte de dictature d’un sexe unique, qui s’imposerait comme la norme, celui de la femme promu par la mère. En ce sens, cette femme, c’est ce qu’il faut être. Qu’on soit fille au garçon. Et qui en a encore, pour résister à cette dictature ?

Mais alors, qu’est-ce que ça veut dire, femme ? Schreber précise : cette femme, elle s’identifie par le fait de se faire prendre. Pénétrée, envahie, imbibée, touchée, possédée, balisée, téléguidée, manipulée. Surplombe le fantasme tout puissant d’être totalement entre les mains d’une instance qui déciderait de tout, et se laisser être imbibé, porté, voyagé, habillé, programmé, balisé, éduqué, éclaté, shooté, traité. Il y a cette idée d’un médium tout puissant au sein duquel se laisser faire, la ville de Tours en étant la représentation. Impression dans ce livre que la communauté transsexuelle n’en finit pas d’obéir à une instance partout et nulle part qui dicte les détails matériels de l’identité à rejoindre, qui assigne à résidence ce corps qui, justement, comme la femme citée par Schreber, se fait prendre, ici se fait prendre par des diktats prétendant définir une fille par ses caricatures vestimentaires, festives, passives.

Bref, ce qui frappe dans ce livre de Juliette Jourdan, c’est, comme par hasard, l’importance extrême des marques. L’attention de l’auteur aux marques, comme si elle avait parfaitement intériorisé la dictature : tu dois apparaître comme je te dicte, t’ordonne, te dorlote tel mon objet parfaitement passif en mon sein, comme je sais que tu dois t’identifier. Les marques témoignent de l’obéissance totale à quelque chose d’extérieur qui téléguide tout, décide de tout, balise tout, quelque chose qui, en fin de compte, maintient à l’intérieur, mort-né, jamais né, en effet parfaitement pénétré de toutes parts par les diktats de la mode balisant l’esthétique, l’identité, l’image séductrice follement dévorante tentant de vaincre la pulsion de résistance à tout ce balisage délirant, morbide. La dictature des marques, dans ce livre, prend dans ses filets avides éternellement gros de tous ces fœtus séduits aussi bien les filles que les garçons : ils sont, filles et garçons, tels une femme en train de se faire prendre, arborant leurs montres Rolex, Diesel, les vêtements Prada, Lacoste, les sacs Wuitton, etc. ! Passifs, terriblement, érotiquement, entre les mains de toute cette dictature de la marchandise qui prétend définir notre apparence, nos habitudes de vie, nos jouissances, nos désirs, comme si nous étions tous devenus artificiellement heureux et addicts, assignés à résidence dans le corps d’une femme en train de se faire prendre, de se faire envahir, de se faire remplir. En ce sens, les transsexuelles se sont fait faire une vagino, comme dit Juliette Jourdan, pour avoir vraiment un dedans pour se faire pénétrer, quitte à devoir se dilater chaque matin, mais chacun des habitants de cette planète soumise à la marchandise qui est là pour se saisir des corps telle une matrice qui s’est immortalisée ne se serait-il pas aussi laissé séduire et fait faire une opération mentale, tout le monde s’alignant sur un seul sexe, celui d’une femme, dans l’effacement de la différence sexuelle ? Juliette Jourdan est pourtant lucide : « Pourquoi est-ce que je gaspille ma jeunesse dans ce ghetto, parmi ces bonnes femmes toutes plus égoïstes les unes que les autres ?… En quoi ça me concerne, ce délire collectif ininterrompu ? ça m’énerve de ne pas être capable de sortir de ça, de cette vie-là. De cette non-vie. » Voilà : le délire collectif !

Car ne faut-il pas préciser que cette femme imposée de manière subliminale comme la norme à laquelle s’identifier est très bizarrement réduite à l’état de fœtus qui est, lui, en effet, « pris » au sein de la poche matricielle, par tous les stimulis et choses nutritives qui viennent l’imbiber de tout autour, dans ce temps gestationnel qui aura une fin ?

L’écriture de Juliette Jourdan me semble tenter de réintroduire, au rythme de la sensation grandissante d’échec, d’un mauvais choix, d’un ratage, de souffrance, d’une vie artificielle et caricaturale, la résistance, la pulsion de mort, bref l’apoptose programmée de la dictature de l’identité assignée ici si bien décrite par le cas particulier de la transsexualité en fin de compte si douloureuse. Transsexualité qui, dans notre société de la marchandise et de traitement de masse des humains, me semble concerner chacun de nous.

Un beau témoignage, ce travail écrit pour avoir une licence, et qui s’avère un vrai livre courageux. Et une belle écriture !
Alice Granger Guitard



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Messages

  • Chère Alice, merci pour votre long commentaire de mon livre, que je trouve passionnant et, je l’avoue, assez déconcertant. Votre analyse s’articule principalement autour d’une courte citation de Daniel Schreber, et il me semble que vous en tirez des conclusions peut-être excessives, comme avant vous S. Freud, J. Lacan et quelques autres... Il y est certes question de passivité, mais je doute que le "désir de transsexualité", si je puis dire, se résume, pour toutes les personnes transsexuelles, à un désir de passivité, de dépossession de soi, de conformité à un modèle, de réification... Quant au questionnement autour de la féminité, une notion en effet insaisissable, j’ai essayé de l’approcher de diverses manières, et notamment dans les relations de Juliette avec les autres femmes, "biologiques" (le mot n’a rien de péjoratif, rassurez-vous !) ou transsexuelles : la mère, les copines, l’amie, etc. Ainsi un début de réponse possible à la question "qu’est-ce qu’une fille ?" serait : une fille parmi d’autre filles, qui se vit et se construit avec et contre celles qui l’entourent, dans l’imitation et la rivalité. Voilà sans aucun doute une réponse assez banale, ou bancale, et je m’en excuse ; en tout cas, merci, Alice, pour cette lecture savante que vous faites de ma Juliette ! Bien à vous. Biz !

    Juliette Jourdan

    Mon blog : http://juliettejourdan.blogspot.com/

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