Jenan de Zehira Houfani Berfas
samedi 11 avril 2009 par Mohammed-Salah ZelichePour imprimer
Jenan est le titre du livre de l’Algéro-canadienne, Zehira Houfani Berfas. Autant en général un tel mot renvoie aux jardins édéniques autant ici il évoque les désastres de la guerre. Car Jenan est une fillette de neuf ans et ses jours sont comptés. A travers elle, l’auteure nous confronte aux enfants victimes des bombes à uranium appauvri. Nous sommes en 2003, à Bagdad, introduits d’emblée dans une des ailes de l’hôpital Al-mansour.
La compassion tisse autour de Z. Houfani un piège implacable, au point où d’ailleurs elle conclut à la nullité de la bonté. Bien sûr, certains croient prodiguer l’espoir à ces petits innocents au moyen de petits riens… crayons de couleur, cahiers de dessin, pâte à modeler… Mais dans les heures qui vont suivre ou les semaines à venir, apprend-elle du personnel médical, la mort viendra sans ménagement emporter sourires, petits plaisirs et autres considérations de vie future. Dérisoires sont donc tous les gestes qu’elle voit exécuter au bord du gouffre… complaisantes et empressées ici toutes les marques de charité.
Dans un tel contexte de désolation, la conscience « de la souffrance […] et de la profondeur du drame » s’aiguise. Et, à partir de là, forcément, tout va se jouer à l’intérieur de soi. Z. Houfani est marquée au même titre que ces mères « tassées aux coins des lits » de leurs rejetons – et, en effet, résignées, désabusées… Les mots du docteur Bensaâd, quant à la réalité des soulagements apportés par les humanitaires étrangers, peinent à faire sens. Le désastre est à ce point grand que le médecin paraît en effet recourir aux leurres du bonheur… un peu comme pour dissimuler son impuissance ou comme pour détourner l’attention. A tant voir les choses à travers le prisme du découragement, Z. Houfani en est venue à cette pensée : « Foutaise de bonheur qui […] prépare à la mort ». Il faut dire que pour autant elle n’entend pas démissionner moralement.
A l’issue de la visite aux malades, par Karen et Z. Houfani, Jenan refuse de rendre le cahier de coloriage. Mais si celle-ci est bien prête à le lui abandonner, Karen, sur le moment, juge impossible de lui en offrir un. La denrée est d’autant plus rare qu’elle impose l’habitude d’utiliser avec parcimonie les pages à colorier. Jenan s’obstine. Karen aussi. Z. Houfani, elle, s’enfonce dans un apitoiement sans limite : après tout, pense-t-elle, ce n’est là qu’un objet sans réelle valeur. Qui, sous d’autres cieux, lésinerait… jusqu’à en priver une enfant dont les jours sont comptés ? Où est, dans tout cela, le bonheur tant exalté par le docteur Bensaâd ? Non, cela, son entendement le récuse.
Dès le lendemain, toute affaire cessante, elle se met à la recherche de l’objet, somme toute très rare et très précieux. Dans les librairies de Bagdad, elles-mêmes désormais rares, elle mesure combien l’indigence et le désastre ont consterné l’être de ce pays – tant naguère prospère qu’autrefois resplendissant de culture. Ce n’est qu’après maints déplacements dans Bagdad qu’un libraire répond à sa sollicitation par un cahier défraîchi et cependant loin d’être bon marché. Qu’importe… il faut que Jenan retrouve un peu de joie. La vision est là persistante de ses larmes roulant sur ses joues. L’humanitaire entend sinon soulager sa conscience du moins, fût-ce symboliquement, réparer l’outrage fait à l’innocente.
Mais c’est compter sans Karen, dont certes l’humanisme n’est guère à démontrer, qui encore une fois considère l’initiative comme discriminative et propre à « briser l’harmonie » des rapports. Les deux femmes campent sur leurs positions – divergentes en réalité sur la forme, non sur le fond. Arrive alors un geste qui ressemble beaucoup à un dérapage et une perte de confiance : « Et si c’était Lizbeth, que ferais-tu ? », demande Z. Houfani. Entendre par Lizbeth la fille de Karen. Un immense malentendu s’interpose brutalement entre elles… avec sans doute le cortège de préconçus auxquels l’origine des guerres nous a habitués. Karen, piquée à vif, dérape à son tour, répondant sur un ton sec et tranchant : « Ce n’est pas Lizbeth ». Il y a, on le voit, des propos aux contours de couteaux…
Le lecteur mesure dès lors la cassure qui souvent lézarde d’un bout à l’autre le ciment de la solidarité humaine. D’une part, des enfants bien chanceux au sort lié à l’opulence. De l’autre, des enfants qu’assassinent les machinations, le mépris et le sans scrupule. Il suffit, alors, d’un mot pour que l’ignominieux réussisse à saper l’altérité et torpiller les garde-fous. Et, du reste, il s’en est peu fallu que la réplique de Karen ne sonne aux oreilles de Z. Houfani comme une caution aux monstres « qui ont décidé le martyre de Jenan ». N’y a-t-il pas là mortelle discrimination que tout être doit avoir à cœur de conjurer ? L’inconscient respectif des deux femmes, mine de rien, fait régresser les possibilités de compromis dans les terribles recoins de la suspicion et de l’égocentrisme. Mais, il n’empêche, le débat se hisse ainsi à l’échelle du monde, rappelant la part importante de responsabilité qui incombe à l’homme, Américain ou non, de préserver son prochain, de refuser la cruauté d’où qu’elle vienne. Du coup, la sinistre déclaration de Madeleine Albright, alors ambassadrice de Bill Clinton auprès de l’ONU, s’élève scandaleusement au-dessus de toutes les voix : lorsqu’on l’interroge sur les 500.000 enfants que l’embargo américain a coûté à l’Irak, elle répond : « […] nous pensons que ce prix en vaut la peine ». Z. Houfani procède ainsi par antithèse pour permettre maints rapprochements et notamment frapper l’esprit du lecteur.
Gardons-nous de toute méprise : Karen, Dory, Audrey et tant d’autres… misent leurs vies, donnent sans compter de leurs temps, dépensent forces et moyens pour porter l’espoir à l’autre bout du monde. Elles sont l’autre face de l’Amérique. Peut-être celle d’une Amérique impuissante… Mais, en tout cas, elles sont la face admirable, qui plus est généreuse et fraternelle. Leurs mots, leurs gestes, leurs œuvres… distillent la vie. Z. Houfani, en réalité, leur rend hommage, ainsi qu’à tous les membres d’Iraq Peace Team (IPT), de Voices in the Wilderness (VITW)… luttant courageusement pour la levée des sanctions onusiennes... bravant la barbarie aveugle. L’engagement et l’intégrité des fondateurs étant tels qu’ils se sont exposés maintes fois à des amendes, des peines de prison ou encore à passer pour des traîtres envers leur pays. Pour toutes ces considérations, les deux femmes ne tardent pas à remettre leurs pendules à l’heure, à revoir leurs positions. Elles se jettent l’une dans les bras de l’autre, demandant pardon. Reniant leurs suspicions... Karen, finalement, propose à Z. Houfani de retourner ensemble à l’hôpital pour offrir à Jenan le cahier en question. Elle s’en veut farouchement d’avoir pu traînasser dans le giron de l’indifférence.
L’auteure égrène, au fil des jours, sur un fond de débandade et d’hystérie d’avant guerre, les images d’un pays que la communauté internationale abandonne au cynisme et à l’arrogance. En effet, journalistes et représentations diplomatiques, pour ne citer qu’eux, quittent Bagdad sur de pressantes recommandations.
« Dans les rues avoisinantes, il n’y avait guère que les petits cireurs de chaussures à la recherche de clients étrangers. La circulation s’était réduite au minimum. Les écoles avaient fermé […]. La consigne de guerre avait fait son œuvre et Bagdad, résignée, attendait son destin » (p. 60).
Quand les deux femmes arrivent à l’hôpital Al-Mansour, quel n’a été leur choc d’apprendre que Jenan et tous les cancéreux avaient été renvoyés chez eux ! Désormais, l’imminence des bombardements ne recommande guère assez de parer au plus vite au débordement des situations d’urgence. Z. Houfani ne baisse pas les bras, pour autant. Elle décide de retrouver Jenan… par là, de poursuivre sa quête d’une justice intégrale.
Son livre se construit au fil d’une intrigue simple mais réaliste dont le moindre est de lancer à la recherche de l’autre. Il oriente donc humainement les regards, développant nombre de réflexions politiques et morales. En s’inscrivant à la jonction du roman et du reportage, l’auteure aura pu passer la réalité – immédiate et non immédiate – au crible de son analyse pertinente. Elle dénonce dans la dérision les faiseurs d’apocalypse dont on sait que les mensonges et les montages ont sacrifié des milliers d’enfants sur l’autel des intérêts malsains.
Le langage pratiqué plaide pour une mobilisation face à la déraison et pour faire triompher le droit international. Mais le livre se termine sur un épilogue qui n’est en fait qu’un bilan, venant s’imposer cinq ans après les saccages et les massacres, pour juger de l’efficacité ou non de ce mouvement de paix au sein duquel milita l’auteure. Celle-ci considère, sans ambages, que le message des pacifistes, pour impressionnantes qu’aient pu être leurs manifestations dans le monde, est demeuré lettre morte.
« Comme chaque année, [dit-elle], à la fin de la journée, les manifestants rangeront leurs banderoles avec la souffrance des victimes et rentreront chez eux la conscience faussement soulagée, tandis que les Irakiens, comme les Afghans et les Palestiniens retourneront à leur enfer quotidien nourri de violence, de sang et de larmes sous la gouverne des États-unis d’Amérique » (p. 141).
L’aberrance des aberrances est en fait non pas seulement de constater une banalisation de la violence et de la souffrance mais de juger celle-ci à l’aune d’une « indignation sélective ». Ici, Z. Houfani entend bien désigner le lieu de tout le désordre : au cœur de ce qui fait chavirer dans le gouffre, se trouve l’indifférence confortée par le racisme, le fascisme et la propagande médiatique. Elle cite à l’appui Dick Marty, président de la Commission des affaires juridiques et des droits de l’Homme au Conseil de l’Europe, lorsqu’il rappelle l’enquête mettant en cause la complicité d’États européens dans le programme « restitution » accordant à la C.I.A. d’enlever, séquestrer et remettre des musulmans aux spécialistes de la torture :
« Ce qui m’inquiète au fond, et qui m’a profondément choqué dans cette histoire, c’est l’indifférence. Combien de personnes m’ont dit : ‘’Pourquoi fais-tu tout cela, ce sont des terroristes ! Les Américains ont raison.’’ Et puis ils ajoutaient : ‘’Ce ne sont que des musulmans’’ » (p. 142)
Voilà un réflexe produit et reproduit à la faveur des représentations collectives que la souffrance humaine n’a de cesse d’incriminer depuis la nuit des temps. Ce qui peut arriver d’heureux à l’humanité est qu’un jour on puisse se rendre compte que la religion du profit donne longue vie à cette néfaste présence d’esprit. En attendant, le moindre est de reconnaître qu’aujourd’hui l’indifférence renforce son trône en aggravant ses crimes. C’est, du reste, ce qu’entend enseigner au lecteur Z. Houfani, d’un bout à l’autre de son texte.
Mohammed-Salah Zeliche
Zehira Houfani Berfas, Jenan la condamnée d’Al-Mansour, 155 pages, Montréal (Québec), Lux Éditeur, 2008, ISBN 978-2-89596-067-6
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