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Prélude à la délivrance, Yannick Haenel François Meyronnis

Editions Gallimard, L’Infini, 2009

vendredi 19 juin 2009 par Alice Granger

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Dans le titre de ce livre signé de deux noms, le mot « délivrance » se détache, et j’entends « accouchement ». Au cœur de ce livre, il y a le roman d’Herman Melville, « Moby Dick ». Certes, la quatrième de couverture prévient les lecteurs que l’effroyable a déjà eu lieu et ne cesse d’avoir lieu, certes les deux auteurs curieusement gémellaires nous invitent dans leur sillage afin de trouver l’accès à la délivrance au cœur même de la catastrophe planétaire, certes ils insistent pour nous dire la possibilité du sauf, de l’indemne, à condition de la désirer. Mais encore ? Je vais inventer une lecture très libre, en semblant d’abord très loin du texte de Yannick Haenel et François Meyronnis, mais en saisissant au vol leur génial choix du roman de Melville.

Ne dirait-on pas une très intelligente entente entre frères jumeaux à propos du capitaine Achab seul capable d’intercepter en sa « faveur » la structure incestueuse maligne, et rendre possible alors le sauf, l’indemne, que les deux amis sentent ? Capitaine alors bien placé pour « savoir » que ce qu’il avait, en tant que garçon, toujours cru éternellement gravide, enceint de lui, était en réalité vide, et alors lui-même entraîné dans ce vide ? La malignité était en vérité bénigne !

La baleine blanche, cette baleine à part, très exceptionnelle, en quelque sorte ils la laissent au capitaine, qui la chasse en haute mer, du côté de l’océan Pacifique, depuis très jeune. Le prélude c’est ça : deux frères désignent et reconnaissent le capitaine Achab comme celui qui sera à la hauteur de la baleine, qui sera sacrifié, qu’elle emportera avec elle à la fin pour une jouissance sous-marine infinie. Jouissance d’une fille reconnue vide, non forcée au destin d’être éternellement pleine en mère pour toujours ?

Deux frères qui, désignant un père capable de satisfaire totalement la mère baleine, s’en trouveraient… délivrés. Le capitaine Achab, toujours sur les mers à aller à la chasse de la baleine, n’a rien de commun avec les pères d’aujourd’hui… Il ne s’intéresse… qu’à la baleine… blanche ! Renversement époustouflant de la situation oedipienne ! Aux conséquences inouïes ! La couleur blanche évoque un événement qui efface en arrière, qui, par exemple, fait disparaître les désirs fous de la mère de se rattraper sur ses enfants de ce que le père ne réussit pas à lui faire, de l’absence d’un capitaine audacieux ayant pour passion fixe la recherche de cette baleine, son harponnage, et la vérification de sa puissance d’engloutissement. Mais, contrairement à ce qu’imagine le fantasme, ce n’est pas un engloutissement par la folie maternelle d’être toujours remplie, donc d’être spéculairement vue comme toute puissante, mais par la vérité éclatante de blancheur du vide de ce ventre ! Ventre qui ne reste pas « pour toujours » gravide, mais au contraire la vérité de la fin logique de cette gravidité ! Le capitaine Achab, les deux frères le laissent aller s’en rendre compte… à ses dépends, et prendre le risque d’être emporté par cette vérité ! Ils l’envoient au… sacrifice. Ils l’envoient voir ce qu’il en est en vérité !

Ce capitaine Achab, d’autre part, on imagine qu’il n’est pas du tout du genre à envoyer à sa place de petits harponneurs satisfaire ce supposé désir engloutissant de la baleine blanche. Le mythe de Jonas, le capitaine Achab réussit à l’arracher à une logique de grossesse, voir à sevrer en lui-même ce fantasme. La baleine blanche, il semble soupçonner que son désir gravidique de petits Jonas dans son ventre, ce n’est qu’un déplacement d’un désir fou du capitaine capable de la rechercher une vie infinie. C’est lui, sans jamais se déléguer dans ses descendants(qu’il n’emmène que comme témoins), qui s’en va en haute mer à la recherche de cette baleine, qui la harponne, et finalement se laisse engloutir par elle. Les deux amis gémellaires, dans cette structure oedipienne d’un genre très nouveau, se trouvent incroyablement libérés par rapport à leur désir incestueux d’être capables de donner une jouissance sous-marine à la baleine blanche à la place du capitaine qui serait impuissant et pas assez passionné. En même temps, en l’envoyant à ce subtil sacrifice, ils réalisent un parricide d’un genre très nouveau…

Le capitaine Achab réussit. La baleine est blanche. Exceptionnellement blanche. Les deux frères envoient leur père capitaine Achab à la baleine blanche : ils s’en débarrassent donc, aussi… La baleine blanche n’accapare plus leur histoire, c’est blanc d’histoire, ils ne peuvent plus s’imaginer, ces fils, qu’ils sont en place du père mieux que lui pour satisfaire la mère baleine ! Ils sont libérée d’elle, mais sommes-nous sûrs que ne sommeille plus en eux le fantasme d’une baleine qui pourrait telle une toute puissante mère les avaler ? La vérité du vide, du néant, de la non éternelle gravidité, certes ils la vivent de plein fouet du fait que c’est le capitaine qui « l’intercepte » pour lui, donc ils vivent cette expérience native à la fois terrible et libératrice à travers ce « père » qui les force à la séparation. Mais en même temps, reste très puissant le signifiant baleine, le mythe de Jonas, le désir-hantise de retourner dedans, l’ambiguïté fondamentale. C’est cette ambiguïté fondamentale qui leur fait dire que dans la catastrophe du monde actuel (qui pourrait être lue comme le retour de toute la masse humaine dans le ventre de la baleine du progrès, de la science, de l’économie, du règne de l’argent et de la technique), il y a aussi l’ouverture possible, de même qu’à force de gavage, de rien ne manque, donc de fermeture du piège à visage si humain sur soi si assujetti, jaillissent l’anorexie et le désir impérieux d’autre chose.

Il y a ce sens-là, parmi d’autres, dans leur lecture de Melville. Un père qui sait à ce point s’occuper de sa baleine ! Devant la porte close de la chambre à coucher parentale où Lucifer est un ange en enfer de feu, les deux frères au cœur de la tempête orageuse voient apparaître un « arcobaleno », un arc-en-ciel. Et le capitaine Achab ne sous-estime pas la puissance de la baleine blanche : une première fois, elle lui a pris une jambe, préfiguration de la vie qu’ensuite elle lui prendra. D’une certaine manière, les deux frères étonnamment complices ont compris que cette baleine blanche, c’était au capitaine Achab de s’en occuper, d’aller la chasser, la harponner, et finalement se laisser être emporté au fond de la mer par elle, non pas à eux d’occuper éternellement une… passion maternelle. Renversement magistral, la vérité apparaît par ce glissement, ce tournant incroyable : ce qu’elle désire, la baleine blanche, ce n’est pas d’être remplie de petits Jonas dans une grossesse éternelle. Ce qu’elle désire, c’est son capitaine Achab, le seul qui se laissera happer par la vérité du vide ! C’est lui, celui que les frères envoient… au sacrifice !

C’est paradoxalement au cœur d’une aventure oedipienne comparable à une aventure en haute mer (mère) qu’une première fois, et en vrai Jonas, le capitaine Achab a vraiment rencontré la baleine blanche, sa puissance d’engloutissement, la passion oedipienne lui ayant coûté une jambe. La baleine blanche lui a englouti une jambe, c’est-à-dire que ce capitaine Achab y est allé lui-même, très jeune, à la recherche de la baleine blanche, il a vérifié qu’elle existait vraiment, et qu’il était possible « d’infinitiser » sa jouissance sous-marine de telle sorte qu’elle ne désire plus personne d’autre que son jeune capitaine, satisfaite dans ses fonds sous-marins au-delà du possible, et blanc alors. Une des jambes du capitaine Achab est restée dans cette passion fixe, cette passion de la vérité, de la non gravidité. Jeune, il était parti en haute mer oedipienne, tandis qu’un déserteur lui avait laissé, à lui en position de fils, la passion d’aller la rechercher et la satisfaire au-delà du possible, cette baleine blanche. Idée d’un Jonas qui serait capable d’apaiser la baleine blanche, qui serait capable de blanchir l’histoire oedipienne à force de satisfaction. Idée d’un fils Jonas qui ne se serait pas défilé dans l’aventure avec la baleine abandonnée dans les fonds sous-marins par un déserteur (d’ailleurs le mot « déserteur » est exceptionnel ! Je l’ai entendu dans l’œuvre de Sollers, qui a parlé de son père comme d’un déserteur, un homme qui a déserté… la baleine… alors le fils s’aperçoit, très tôt, qu’elle est vide, et peut-être même qu’elle jouit d’être vide..).

D’une certaine manière, ce jeune capitaine Achab, lors de la première très exceptionnelle aventure avec la baleine blanche, passion fixe, invente une autre version d’Antigone conduisant son père Œdipe à Colone. Antigone, c’est une fille qui se « sacrifie » et conduit définitivement à la mort un père fondamentalement incestueux, amoureux de la fille que sa femme lui a donnée comme prolongement d’elle. Antigone arrête sur elle le père incestueux : blanchiment de l’histoire, Œdipe ne peut plus rien désirer d’autre, alors blanc. Le jeune capitaine Achab c’est pareil : il laisse sa jambe à la baleine blanche, elle s’en va avec pour des jouissances sous-marines blanchissant tout désir d’autres histoires. La baleine blanche Moby Dick ne désire plus rien d’autre. Blanc. Mais le capitaine Achab, lui, il est quand même depuis toujours frappé, on l’imagine, par l’existence de ce déserteur qui lui a abandonné l’exceptionnelle baleine blanche, faisant de lui le fils un Jonas englouti dans le ventre par la jambe perdue. Alors, la deuxième aventure en mer à la recherche de cette baleine blanche, on dirait qu’il l’accomplit au nom du déserteur : mais cette fois, le déserteur ne déserte plus… la vérité, ce vide, et aussi la jouissance de la baleine à être reconnue vide. Au contraire, c’est lui, et seulement lui, qui part, dans une aventure définitive, à la recherche de Moby Dick l’époustouflante baleine blanche. Nos deux petits Jonas, eux, et bien, blanc, la porte de la chambre coucher parentale leur claque au nez.

La baleine blanche, bien sûr Haenel et Meyronnis s’y intéressent comme à l’événement lui-même, introduisant en même temps une sorte de mise en question de la folie maternelle, la reconduisant à autre chose, lui mettant dans le ventre autre chose, et voici le capitaine Achab pour apaiser enfin la baleine blanche, ce capitaine que sûrement nos deux auteurs ont trouvé pour accomplir le prélude à la ou « leur » délivrance. Alors, précipités dans un affreux bruit d’avalanche hors de la perverse structure oedipienne, les voici qui commencent à entendre les phrases, à être sensibles à l’espace-temps poétique. D’une certaine manière, ils sont cependant dans ce temps du prélude où ils n’en ont que pour le capitaine Achab et la baleine blanche. Alors, un beau jour, en place de Notre-dame, Haenel voit la baleine blanche s’en aller. Leur lecture très actuelle de Moby Dick, que l’on imagine se faire dans la proximité du capitaine Achab qu’ils se sont trouvé, est celle de l’événement qui est le prélude à la délivrance. L’événement sans lequel il n’y a pas de délivrance possible. Sans lequel il n’est pas possible de sortir réellement du ventre. Ni de se sevrer de ce ventre, de cette baleine à laisser, pourtant, partir un beau jour, et se sentir indemnes.

Une fois ce « prélude » raconté à ma manière, écoutons les phrases de Yannick Haenel et François Meyronnis, laissons-les s’écrire. « Chacun éprouve le pressentiment d’une catastrophe. » Eux veulent démolir le mur du mensonge, faire un pas de côté, ne plus être esclaves, s’échapper. « Or ce qui s’annonce aujourd’hui ressemble à une apothéose de la servitude. » Le vivant est usiné dans l’industrie alimentaire. Tous prisonniers d’un espace désormais illimité. Et oui, cette sensation terrible d’être avidement gardés dedans. Un ventre illimité. Y rester asservis, dépendants, élevés comme des bestiaux supérieurs. Piège réticulé, domination par un réseau qui aligne, redistribue, normalise : comme le disait Heidegger, « le sans-distance règne. » C’est l’âge du Grand Zéro, « où tout s’échange sur le fond d’un immense vide. » Il est urgent de soulever le manteau d’idées qui recouvre le monde, c’est-à-dire ces idées inlassablement maternantes qui gardent dedans, dans « une braderie pleine de remuements et de fureurs. » C’est une fin sans fin, car cette sorte de placenta généralisé qui piège tout le monde n’a aucun programme d’apoptose, et la délivrance n’est pas envisagée : les humains ne sont plus considérés que comme des dépendants dont il faut faire le bonheur. La fin est devenu ce qui précède : c’est la fin de tout désir d’être délivré de cet état de dépendance, il n’y a même plus la sensation que tout cela ressemble étrangement à une logique fœtale, avec tout autour une logique veillant à produire du « rien ne manque ».

Mais, pour Haenel et Meyronnis, qui ont gardé à vif leur sensibilité, cette grande fermeture, invivable, effroyable, mettant en acte l’abjection, est aussi ce qui ouvre. Un beau jour, ce n’est plus possible de rester dedans. Et alors, on pourrait dire que, d’une part, ce qui entourait tel un piège matriciel étendu toute la planète marchandisée est éloigné, repoussé loin, prend la forme d’une baleine blanche qui s’éloigne telle une enveloppe placentaire qui déserte sa fonction arrivée à terme. Mais, d’autre part, pour que le refoulement loin dans les profondeurs marines soit effectif, il semble que nos deux auteurs gémellaires aient besoin du personnage qui, seul, peut satisfaire la baleine afin qu’elle ne revienne plus reprendre dans son ventre. L’acte d’abjection, de refoulement du piège tout autour, a besoin d’être certifié par un capitaine qui part à la recherche de sa baleine blanche, c’est la sienne. Ils ont besoin d’avoir la preuve que c’est le capitaine qu’elle veut et garde, non pas eux. C’est-à-dire que l’asservissement général de notre planète, cet effroyable qui a eu lieu, il appartient au cas par cas, pour chacun, de s’en sevrer, de naître dans une déchirure à un temps poétique, un espace temps libre où chaque détail peut être comme un arc-en-ciel, une épiphanie, quelque chose de sacré comme la vie dehors est sacrée, la vie née. Une véritable pensée de ce temps part de la fermeture.

« Un jour, il n’y a pas si longtemps, nous avons vu un dieu. » Bien sûr, notre société gestionnaire n’admet plus que sa gestion. Mais ce livre dispose un silence d’où surgit un dieu. Ce dieu surgit de la case vide à partir de laquelle le livre s’énonce. Le livre Moby Dick a pris feu, dans l’incandescence ils ont vu le dieu, qui était et n’était pas une baleine. Une lecture qui est une opération magique, lecture d’une étrange sorte de livre. Ce livre tourbillonne autour d’un espace vacant, qui est la blancheur de la baleine. Une blancheur vide. Colorée par l’absence de dieu. Possibilité d’une délivrance au cœur de l’abîme. Sacré qui vient de l’abîme. Naissance. Ne jamais assourdir en soi l’appel d’une souveraineté perpétuellement naissante, trouver le point de réversion qui tourne le désarroi en plénitude. Désarroi de la séparation, et plénitude de l’espace-temps poétique, dehors. Le nihilisme au contraire va de pair avec la soumission aux lois de l’économie et à celles de la bio-politique. Mais le destin mondial n’a le pouvoir de nous courber que si nous y consentons. Alors, délier, telle une coupure du cordon ombilical, est le seul geste qui soit digne d’un dieu. Le sacré, c’est ce qui délivre. C’est ce qui fait naître. Ce qui fait de la baleine une blancheur vide, un placenta qui retourne dans ses fonds sous-marins. Entrer dans la mutation du sacré implique une métamorphose de notre rapport à la dimension radicalement poétique du monde sur lequel les yeux et les sens naissants s’ouvrent. Le temps revient. Hors du piège.

Avancer contre les phrases, faire cette expérience-là dans le sillage de Yannick Haenel, c’est résister aux empreintes, les éloigner comme du placenta qui ne sert plus à rien, c’est se réveiller, c’est s’éveiller à la poésie des sens et de l’esprit, à la nomination. La vie, la vie née, il s’agit de la faire surgir, dit François Meyronnis, donc il s’agit pour soi-même d’interrompre le régime mortifère du traitement de masse des humains instauré par la société. A travers le langage, tenir bon devant l’adversité. De nouvelles phrases sont arrachées à la moribonderie ambiante. Possibilité d’une résurrection. Le sacré a le sens du réveil. Moment de bascule de la mort à la vie. D’abord, l’écoute révèle la destruction. Fait entendre cette mauvaiseté fondamentale qui trame l’inviable contemporain si uniformisant, si proche d’un élevage en batterie. Revue « Ligne de risque ». Lien entre poésie et pensée. Naître : penser et devenir poète, sentir la poésie de chaque instant. A partir de l’expérience de l’anéantissement. Changement radical d’état ! Expérience de dessaisissement ! Laisser être le vide ! Et oui ! Naître implique de laisser être le vide ! Expérience de jouissance des sens naissants, de la pensée. Or, le nihilisme établit son emprise sur le monde par l’expropriation, mais cette malédiction est aussi être une chance, une trouée, une phrase de réveil, venant de grandes œuvres relues, Lautréamont, Kafka, Melville, peut survenir en vous. « Quand règne le nihilisme, le langage en harmonie avec l’ordre du monde s’effiloche de l’intérieur. Nécessité de trouver une parole qui tienne le coup face au vide. » Toute la grande littérature à partir du XIXe siècle parle du néant, de l’impossible. Edgar Poe : Les Aventures d’Arthur Gordon Pym. Le récit, glissant vers le pôle sud, se métamorphose en rencontre avec le néant. Expérience en abîme. Voici des témoins du néant. « Ligne de risque », la revue de Haenel et Meyronnis, a aussi ce dessein. Le néant, nous le raconterions comme une apoptose du placenta dans toutes ses représentations. Cela a beau être plein à craquer, c’est quand même du néant.

« Avec un langage misérable, toute possibilité d’affranchissement se retire. » Bien sûr ! Parole mangée de servitude ! Mais la misère elle-même peut être intégrée dans la richesse du langage ! Aller de l’autre côté de la lacune, habiter la faille. « Ce qui compte, c’est le coefficient de liberté qui anime le langage. » Donc, la liberté de s’opposer aux phrases de la mise en uniformisation générale ! Le langage est donc avant tout un clavier d’effraction. « La force spirituelle qu’il y a dans le langage n’est pas liée non plus à la richesse de son lexique. » Dans la littérature, il ne s’agit pas de l’amour du mot.

« Le corps amoureux n’est pas le même que le corps anatomique », dit Meyronnis. Les cerveaux européens sont obnubilés par le corps anatomique, surtout à partir du XIXe siècle : comme si c’était une pure et simple physiologie animale. Or, un corps subtil double le corps matériel, beaucoup plus étendu et léger, les traditions chinoises et indiennes en savent long à ce propos. Artaud est l’un des premiers à comprendre que ce qui se joue entre un homme et une femme reproduit le conditionnement social (il parle de Monsieur Coït Satisfait et de Madame Erotique Orgasme), c’est une modalité de contrôle, tout se faisant dans l’ordre des besoins, corps aux mains d’un maternage qui sait ce dont ils ont besoin jusque dans le sexuel. Mais, écrivent nos deux auteurs, il existe dans le sexuel quelque chose d’autre qui ouvre, dans l’art de la chambre à coucher vide et jouissance coïncident. Cette rencontre dégage une réserve de libre. Accès à une jouissance qui interrompt l’emprise. Dans le sexuel, « il y a évidemment autre chose qu’une petite affaire à deux. » L’amour déborde le rapport entre un homme et une femme, il ruisselle dans l’élément du réveil. Haenel dit qu’Eros et langage sont pour lui la même chose. Eros est l’autre nom du temps. C’est une disponibilité du temps lui-même. Le langage devient une zone érogène : Haenel propose l’acte érotique comme une « extension du domaine de l’érotisme ». Houellebecq, dit Meyronnis, piège tout le monde en exploitant la croyance sexuelle telle une emprise comme la réalité la plus intime, un envoûtement. C’est le contraire : un désenvoûtement, une capacité à résister à cet envoûtement. Harponnant sa baleine blanche, se « sacrifiant » (une façon de nommer l’acte sexuel), le capitaine Achab la chasse aussi… Et éveil possible et poétique. L’être aimé ouvre au vide, ne revient pas ré-envoûter de manière parano. La jouissance ne désintègre pas le langage mais le contraire. Car elle ne se limite pas au coït, elle s’ouvre à tous les domaines de l’existence, une énergie neuve, infinie, fait passer de la mort à la vie, une énergie de nature poétique, d’où s’élance une sorte nouvelle de nomination. Meyronnis évoque une érotique qui est en même temps une poétique.

« Les inconsolés du nihilisme se sentent abandonnés, quand c’est eux-mêmes qui se sont abandonnés en recherchant ce qui, précisément, ne les comble pas : l’argent, le confort et le pouvoir ; et en se détournant de cette jouissance poétique pourtant disponible à chaque instant… » « Une espèce d’idéologie s’est formée autour du manque et de ce qui rate. » « … on n’homologue la production littéraire qu’à proportion de son appartenance au langage de la névrose dominante. » J’ajouterais : à proportion de son appartenance au langage de l’inceste en tout bien tout honneur. Moby Dick, c’est justement le renversement de ça : le capitaine Achab réussit tout seul sa rencontre avec la baleine blanche, il n’a pas besoin de l’aide de petits matelots.

Il n’y a pas de communauté. De grande maternelle. De masse traitable à égalité. Sortir au contraire du grappin généralisé. Déserter les occasions d’assujettissement. Il ne s’agit pas de trouver sa place dans le monde, qui serait en puissance préparée, réservée, j’y aurais droit… Bien sûr que non ! Advenir dans le temps poétique, dans cette nomination, se fait dans le brouhaha d’une effraction, et dans le sillage de l’événement qu’est la baleine blanche : pour la première fois, il y a un capitaine qui, la rencontrant, évoque sa couleur, sa blancheur, c’est-à-dire sa satisfaction infinie dans sa jouissance sous-marine avec Achab. D’une certaine manière, la lecture de ce roman par Haenel et Meyronnis est une écoute à la porte d’une chambre à coucher derrière laquelle ils entendent que la jouissance est telle qu’aucun des deux partenaires n’aura besoin de se rattraper sur leurs petits pour guérir leur ressentiment. A partir de là, il leur est possible d’évoluer dans le dégagement. L’événement est un acte sexuel qui ouvre sur du silence et du vide, fait entendre ce silence, la baleine a emporté le capitaine dans les fonds marins, il l’avait harponnée. Ce roman raconte un acte sexuel, via le capitaine Achab amoureux fou de sa baleine blanche, qui renverse la structure perverse incestueuse qui prend en otage les enfants afin de remédier à la jouissance ratée des partenaires qui, alors, se rabattent sur les corps anatomiques, les comblant et piégeant de besoins, projetant sur eux leur manque.

« La culture est une machine de guerre contre l’art ; elle vise à insensibiliser chacun d’entre nous, en l’assignant à ce goût moyen, le même pour tous, qui vous astreint à la norme et secrètement vous salit. » La rubrique culture relève de la falsification. « Au même titre que le financier ou le scientifique, l’artiste comme figure sociale est en train de devenir un factionnaire de la dévastation nihiliste. » Mais l’art véritable agit comme une déconnexion. C’est quelque chose d’aussi secret qu’une expérience spirituelle. Rien d’une expérience de masse ! C’est l’accomplissement d’un miracle. Surgissements de poésie dans de brefs instants de musique, chants d’oiseaux, fleurs de centaurées, par épiphanies. A chacun sa provision d’éclairs, sa mémoire de jouissance. Pas tout prêt et pour tout le monde ! L’épiphanie peut se produire dans la rue, comme une sorte de coup de foudre. Allumant, chez Haenel, la possibilité d’une phrase. La nomination, donc. « Tout commence par l’attention. » Au plus extrême de l’acuité. Très loin de la situation hypnotique actuelle. Le métro hier soir, je faisais attention autour de moi, ils étaient tous branchés, affalés, envoûtés, obligeant les gens qui entraient à les enjamber, ils étaient comme des zombis entièrement perfusés par la distraction organisée, et incapables de faire attention à quoi que ce soit ! Ils semblaient en coma dépassé tous branchés au même service de réanimation culturelle…

« Si on laisse en soi du vide, de la noblesse peut advenir. » « Personne n’est l’auteur de sa propre singularité, il faut seulement la laisser être, ce qui exige beaucoup de finesse et d’obstination. Chaque singularité se réengendre, n’admettant pas l’engluement dans la chaîne générationnelle. » Et oui… Renversement de la cellule oedipo-incestueuse… « L’être parlant n’appartient qu’à l’événement. » Oui ! « Il n’y a de singularité que généreuse, et non pas reployée sur soi. » Oui ! « Je ne m’appartiens pas, et je n’appartiens à aucune communauté, ni à une généralité quelconque : je suis l’étranger, et en tant que tel, j’ai un nom propre qui exprime une gloire infinie – divine ! » Noblesse de l’amour.

Le rire de Maldoror est sacré. Vrille ténébreuse qui brasille dans les flammes du sacrifice et qui révèle à chaque instant le point criminel dans lequel le monde vient se cuire. Le point criminel ! Une secrète condamnation à mort se joue sans interruption partout sur le globe ! Comment naître vraiment, échapper au piège qui prépare et formate tout pour les animaux humains assujettis en se croyant libres ? C’est le couteau qui indique l’heure. Le battement du crime régit les fuseaux horaires, le massacre pulse dans le réseau des connexions, le saccage est maquillé par un surcroît de luxe, et le sang par l’or. Rimbaud disait déjà : voici le temps des Assassins ! Dans nos sociétés, plus quelqu’un est intégré, moins il est lucide, la trame des réseaux tisse ses synapses, un quadrillage réticulaire enferme les somnambules dans la torpeur convulsive de l’époque. Ahurissement programmé.

Depuis les Temps Modernes, c’est l’homme qui prétend mesurer, l’infini est domestiqué, tout mouvement intégré dans une équation est calculable, c’est un monde nouveau où tout se nivelle, s’égalise, se pondère.

Mais en se déployant, les Temps Modernes ont produit une étrange courbure, car on peut enfin saisir ce qui arrive en partant de ce clinamen-catastrophe, de cette réquisition terrible qui saccage le globe à force de le mettre en valeur. Quelle force ! Voici, disent-ils, nos brillants auteurs, que cette immense rafle a induit un drôle de vrillage ! Devient possible le passage des temps Modernes vers autre chose ! La littérature pourrait enfin devenir un appareil qui enregistre ce qui arrive au temps. L’intrusion du néant fait voler en éclats le discours humain, pulvérise l’assurance de celui qui sait. Alors, il est élu par le silence. Voici une Néantise qui tour à tour appauvrit et délivre dans la gratuité une surabondance luxueuse. Mutisme de Chandos qui est une mise à mort de l’éloquence. La parole peut alors se rendre aussi riche que l’instant. Elle s’ouvre en un éclair à l’immensité de ce qui l’assaille. Telle est l’expérience naissante, l’immensité du dehors qui s’ouvre, le grand ventre globe n’a plus aucun pouvoir de retenir dedans. On y entend certes l’abîme, mais aussi une volupté.

Depuis la fin du XIXe, crise du langage, quelque chose en lui commence à sombrer, les êtres parlants sont expropriés de leur langue et de la mémoire de leur langue par un babélien communicatif, et cela se fait dans une douleur anesthésiée. Idéal du progrès. Aggravation de la puissance de mort au visage si humain, pour l’évolution humaine. L’Homme est esclave du marché planétaire. Détresse de l’absence de détresse. Le Forcené nietzschéen, le seul éveillé, fait un bond comme Kafka, hors du rang des meurtriers, et fait ressortir que ce crime est commis en commun. Cet abîme, dit Nietzsche, inaugure une époque où l’Homme ne remplace pas pour autant Dieu. Aphorisme du Gai Savoir : les Temps Modernes sont un attentat du divin. Serfs de la science. Bétail sur pied destiné à ses expérimentations. Mère toute-puissante sur ses enfants en son sein, qui leur fournit tout ce dont ils ont besoin.

Mais, par un étrange retournement, ce qui détruit (cet étouffement meurtrier de l’assujettissement généralisé) produit aussi la possibilité de ce qui sauve. Connaître le pire sous son visage si humain, et lui échapper. Rose qui pousse au cœur même de la ruine. Rose sans pourquoi. Combat pour se frayer un chemin à travers la neige.

Les valeurs des Temps Modernes, émancipation, démocratie, science, progrès, sont des succédanés de l’au-delà chrétien. Elles ont ouvert un monde où on devient simplement celui dont la fabrication dispose. Usinage insensé dont parle Artaud. Le vivant sous la dépendance de la fabrication, énorme placenta qui matrice tout le monde, exactement comme les nazis voulaient le faire. La vie est pour la première fois attaquée en tant que telle ! Planète massacrée ! Tout est détruit, refait, détruit encore, en vue de la seule inscription convenable, la comptable, pour asseoir le chiffre. La présente société gestionnaire est issue de l’éradication du signifiant « Dieu » à travers le supplice de millions de Juifs. La bombe américaine sur Hiroshima et Nagasaki, sur un Japon au bord de la capitulation, exhibait la puissance dans le nouvel équilibre mondial. Puissance d’extermination. Et une autre extermination, très soft, au nom du progrès, par massification des humains. « … le monde est désormais une enceinte sacrificielle ; et l’extermination, le fondement caché de l’époque… » Une enceinte, oui… Tous les petits dedans… Dévoration du monde par lui-même.

Urgence au contraire de se rendre disponible. D’écouer. De devenir une pure disponibilité qui écoute. La question du témoin est décisive dans un monde qui implose à chaque instant. L’homme, disait Sophocle, est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la terre ! Par les Temps Modernes, la terre a été ravagée. Rendue telle un placenta appauvri par ses fœtus éternisés. Au départ, c’était un forçage : user et abuser de cette terre comme si elle était, tel un placenta, auto-régénérée et nettoyée, permettant la dévoration boulimique. « On finit par produire la réalité elle-même comme nihil. »

Alors, l’événement est apparu pour la première fois sur le devant de la scène. Une certaine faille que le monde aurait contenue avait absorbé le monde, l’avait englouti dans le ventre d’une énorme baleine, une baleine… vide. Gouffre spiralique. Au cœur de l’événement, une béance tourbillonne ! « Pour que s’étale le manifesté, il faut comme une réserve en abîme de vacance. » Baleine vide. Blanche. Le néant coïncide avec le venir de toutes les choses. Retrait de l’événement. De la baleine banche. La parole est le seul témoin de l’événement. Ventre vide de la baleine. Nous ne sommes pas dedans. Vide le plus intense, syncope au cœur de l’événement, et, par un saut, possibilité de reprendre naissance ! La parole témoigne de l’étrangeté radicale. Etrange réserve de temps. Intervalle qui s’ouvre. Révélation silencieuse, résurrection qui procède d’une disponibilité de chaque instant. Des êtres disponibles à l’instant, pas des zombis branchés ! Alors que tout respire la mort autour de ces branchés dans la réanimation générale, alors que tout végète dans la vie réduite, le saut dans la parole poétique est possible. Il y a le temps. Qui s’est délivré du carcan de la durée. Depuis l’exil au cœur de l’invivable, un passage s’ouvre sur le trésor, l’illumination du temps. A cette époque où chacun fait sa propre expérience de son expropriation, il convient de se faire le plus étranger possible et déserter les appartenances, afin d’être disponible au trésor, aux… joyaux. Au cœur effrayant de l’événement, le ventre vide de la baleine, il y a une brèche, un intervalle, et c’est l’indemne, ce point d’incandescence dans la parole qui la dérobe à ce qui nuit. Une érotique du temps scintille alors dans la parole.

« H.M. devient pour nous, en riant, le nom d’un dieu. Un jeune dieu égaré, joyeux, incisif, qui habite cette région du passage qu’on nomme les phrases, et qui les relance comme les pièces d’un grand jeu. » La lecture de « Moby Dick » découvre la possibilité de « l’existence absolue. » « Pour devenir un ‘revenant calme’, rien de mieux que de naître de la baleine… » Plus exactement « de sa tête ». Génial ! Voici une baleine qui, admettant la vérité de son vide, échappant au lieu-commun du destin de femme comme devenir mère pour toujours, advient à la jouissance de penser, à la jouissance des phrases, à la nomination, à la poésie. « Ce sauvetage est un accouchement. » Renaître comme fils de la baleine. Parler depuis sa tête libre et son ventre vide. La baleine est écriture. Calme presque surnaturel qui habite ce poème qu’est Moby Dick. Calme comme puissance de la joie, lieu de la parole. « Au fond, c’est de cela qu’il s’agit : avoir accès, en traversant l’horreur, au salutaire, atteindre cette île enchantée à partir de laquelle se rejoue la possibilité d’être vivant. » Relecture du pouvoir de l’horreur… « Selon la kabbale extatique juive, il existe un sentiers qui traverse les enfers. » Possibilité d’une victoire sur les planètes néfastes. Brèche dans le ciment infernal. Ravissement arraché à l’horreur. « Il y a ce passage où les marins du Péquod sont soudain environnés par un troupeau de baleines. » « Elles nagent ‘au centre tranquille du malheur’. » Piégées par le lieu commun du signifiant de la maternité éternelle. Affronter deux écueils : la folie (maternelle ?), et l’abandon (le piège du victimisme ?). Il est un abandon qui délivre ! Abandonné à la vie, au temps poétique, à ce qui arrive, devenir disponible à l’infini.

Lucifer est le Diable en tant qu’il porte la lumière, et, à travers la chasse à la baleine, le roman de Melville traite de la face cachée de la lumière. Ce vide, cette blancheur. A bord du Jéroboam, navire croisé par le Péquod du capitaine Achab, sévit une épidémie. Epidémie du traitement de masse ? Ce navire est aussi un baleinier de Nantucket. Achab demande à son capitaine, sorte de prédécesseur de lui-même, s’il a vu Moby Dick. La réponse est oui, bien sûr, Macey, le second, partant à l’attaque, a vu s’élever une ombre large et blanche, et a disparue. Le capitaine Achab face à la prédiction qu’il subira le même sort. La révélation de l’événement passe par un dispositif sacrificiel. Meyronnis souligne que « Achab est plus proche de la dimension sacrificielle de la chasse à la baleine que ses seconds, qui restent pris dans le monde utilitaire, alors même que ce monde n’est que l’écume du sacrifice – ou plutôt sa retombée. » Fils qui laissent le père y aller… Achab dit : « Je roule vers toi, ô baleine, massacre de tout. » « Il s’acharne à la voir ainsi, et du coup elle se manifeste de cette manière. » « On voit ce qu’est en réalité la fabrication de l’humanité. On voit que c’est sur un fond de massacre que l’humanité s’élabore. » Achab, dit Haenel, est un damné, et aux damnés la beauté fait mal, celle par exemple de la douceur mystique de la baleine blanche, dans cette liberté infinie de se sentir délivrée du temps gravidique, et la première sensation du capitaine est la frustration, d’où en réaction une violence du ressentiment, si intolérable est pour lui cette vérité d’être mis dehors. On pourrait dire que les deux fils jumeaux que sont Haenel et Meyronnis face à Achab ont besoin d’avoir la preuve que ce capitaine père tient le coup face à la vérité de la baleine blanche, face à la matrice vide, face à cet abîme vertigineux dans lequel est aspiré l’être fantasmatique éternellement fœtus. Alors, dans le silence, quelque chose est donné, et le cercueil (représentation matricielle) reste vide, il n’est plus abandonné à l’abri d’avant fantasmé et fabriqué à mort. L’être cannibalique disparaît, et un abandonné naît à la vie dehors, c’est un revenant du pays des morts qui s’ouvre disponible au temps poétique où chaque chose et chaque rencontre est un miracle, une épiphanie. Le narrateur est remonté jusqu’à la clef de sa propre parole, et les phrases n’ont d’autres enveloppes que cet espace vacant originaire. Ishmaël est le seul survivant du bateau du capitaine Achab qui fait naufrage à cause du coup de bélier de la baleine blanche Moby Dick, et il n’échappe à l’immense tourbillon qui s’ensuit de la catastrophe que grâce à une pirogue, c’est-à-dire une métaphore du cercueil, une acceptation de la mort à un état assujetti et abrité littéralement fœtal. « Un cercueil pour virer hors de la mort ! » « La Baleine plonge dans les eaux avec sa victime Achab. » La Baleine, frappée par le harpon, s’élance, et la mer se referme sur elle. La Baleine, du point de vue d’Ishmaël qui naît, indemne, est une enveloppe utérine qui disparaît à jamais, et cette disparition (jouée par une sorte d’acte sexuel entre la Baleine blanche et Achab qui met dehors le fils dont la mère n’a pas besoin pour jouir plus que ce que le père pourrait lui donner) fait qu’il est l’élu de cette Baleine. Un abandon inaugural le sauve. Il ne résiste pas au tourbillon (qui lui fait sentir littéralement la jouissance de la Baleine blanche parce que la vérité de sa vacuité est reconnue par Achab qui y est emporté), au contraire il se baigne dans cette agitation prodigieuse, il se laisse tourner à l’intérieur du tournant. Ce tournant qu’est la jouissance de la Baleine d’être blanche, d’être délivrée de la maternité éternelle, de la gravidité, du fantasme qu’elle ne serait plus qu’une poche pleine (la société construite par la science, l’économie, la technique, l’argent, tisse tout autour des humains amassés cette poche avec tout dedans pour eux addicts). Le tournant qu’est cette vérité : la mère, cette baleine, les enfants nés ne peuvent plus la voir comme, quand même, après leur naissance, encore pleine d’eux. Ils ne peuvent pas être à la fois dehors et encore à jamais dedans. Ils ont besoin d’avoir la preuve que cette mère jouit, est joyeuse, est délivrée, de la passion maternelle d’être pleine, cette folie massacrante d’être si parfaite. Ishmaël se laisse donc tourner dans ce tournant, il naît de cette vérité qui le met dehors, de cette jouissance de la mère dont il n’est pas l’objet. A l’intérieur, au moment où il atteint la bulle, elle éclate, et il est éjecté, avec le cercueil-bouée qu’est la pirogue. « Son expérience de l’abîme fait de lui le témoin de l’événement, celui que l’opération sacrificielle a rendu propre à la parole. » Apocalypse de la lumière ! Naissance vraie. Dans une partie qui joue la scène originaire de manière intense : « Achab fanatise son équipage. Contre toute sagesse, il le pousse à endosser sa quête : le sacrifice de la Baleine Blanche. » Voilà : le sacrifice du placenta, de tout ce qui le représente et l’immortalise monstrueusement.

Le bateau était parti de Nantucket le jour de Noël. Aventure qui joue la naissance du verbe !

Haenel, Meyronnis, sans oublier le capitaine Achab et sa Baleine blanche, inaugurent un tournant encore jamais vu dans l’aventure humaine, et bien sûr cela donne une littérature d’un genre nouveau, l’accès au temps poétique, aux phrases, retrouvailles avec la langue comme jamais, très très loin de la culture que depuis quelque temps on veut faire croire de masse !

Alice Granger Guitard



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