Albin Michel 1969
dimanche 27 février 2005 par penvinsPour imprimer
Pourquoi se replonger encore dans cette époque révolue? Peut-être parce qu'il est plus que temps lorsque les derniers témoins s'en vont. Mais plus probablement encore parce que l'heure est déjà venue, maintenant que la plupart ne sont plus là pour souffrir de cette profonde douleur que l'on n'aurait pu évoquer de leur vivant qu'avec des mots trop forts, biaisés, des mythes derrière lesquels se cachaient les heures honteuses de notre histoire.
Avec ce petit ouvrage de Jacques Chardonne on se trouve au cœur même de cette blessure tellement à vif que lui-même avait oublié qu'en juin 1945 il l'avait écrit et que lorsque il le découvre à nouveau en 1961, il ne souhaite pas le voir réédité avant sa mort.
Chardonne avait été un fervent défenseur de l'Allemagne, il avait cru que l'Allemagne nazie était un rempart contre le communisme, il distinguait les Allemands et Hitler:
Hitler n'était pas l'idole des Allemands, quoiqu'il les subjuguât. [...]Les allemands opposés aux nazis ont finalement adhéré au régime parce qu'Hitler avait sauvé la nation. On leur avait refusé toute autre chance.
Mais surtout il était tombé sous le charme de Gerhard Heller, le lieutenant du service de Propagande allemand installé à Paris qui avait organisé les fameux voyages en Allemagne d'octobre 1941 et 1942.
A la Libération il est arrêté et incarcéré à la prison de Cognac, c'est là qu'il écrira Détachements.
Dans Chimériques Chardonne dira :
Trois de mes amis se sont tués ces dernières années: Robert Massicot en 1940, Stefan Zweig en 1942, Drieu la Rochelle en 1944. Ils ont cru que le monde qu'ils voyaient poindre ne serait pas supportable. A mon tour j'ai balancé, puis j'ai opté pour une vie souterraine.
On assiste donc là à la première étape de ce qui va devenir un enfouissement, une mise en sommeil, d'autres moins bienveillants diraient peut-être un travail de taupe, d'un des grands de la littérature d'avant 40. Ce n'est pas seulement - comme pour Céline - que l'on ne peut plus dire ce que l'on disait avant-guerre, Chardonne quant à lui n'a jamais été antisémite, c'est que la littérature elle-même est passée aux mains des idéologues et que pour survivre elle ne peut que s'enterrer.
Est-ce vraiment la littérature qui a disparu en 1945 ou n'est-ce que la littérature d'avant-guerre, seul l'avenir le dira, ce qui est sûr c'est que commence alors l'ère des maîtres penseurs, de ceux qui savent et le font savoir, et c'est précisément ce que la littérature n'est pas.
Bien sûr Chardonne a des idées sur le monde et la meilleure façon de le gouverner, lui qui fut un patron d'entreprise notamment comme éditeur, incarne un monde paternaliste qui vit ses derniers jours et que la gloire de la Résistance communiste rendra désormais inaudible:
La Charente a offert une image affaiblie mais encore suggestive de la République de Venise qui fut le meilleur des gouvernements. C'est le régime où les privilégiés, dotés par le ciel et par la terre, ont conscience de leur responsabilité et ne recherchent pas seulement des avantages personnels; le régime où le peuple ne gouverne pas, car il ne sait ce qu' il veut, mais où les vrais aristocrates gouvernent pour le peuple.
On peut être en désaccord sur le diagnostic, mais en cette année 1945 on n'a même plus le droit d'entendre ceux qui préfèrent à la société communiste, la société libérale à visage humain. Comme beaucoup de ses contemporains, Chardonne a vu venir de très loin ce qui est devenu notre quotidien, il s'est sans doute trompé sur l'horreur nazie mais l'erreur venait de beaucoup plus loin, qui était d'avoir humilié l'Allemagne et plus généralement de n'avoir pas su entendre les raisons de l'adversaire:
Depuis 1918, j'ai vu venir 1940.
Nous n'avons pas voulu connaître l'Allemagne qui pouvait nous instruire sur l'hygiène, un bon régime agraire, l'organisation du corps médical, la vie ouvrière en général, l'art des fêtes, et sur d'autres chapitres, et même quelques rudiments; mais nous avons retenu son goût des proscriptions et son mépris humain.
Quand est venue l'heure de la victoire de la Résistance dont fit partie son fils à propos duquel il écrit:
La cruauté des Allemands [à son égard] dans le camp satanique de Oranienbourg et ailleurs ne m'a pas empêché de leur rendre justice sur d'autres points et je ne les confonds pas tous avec les bourreaux
une autre barbarie se déchaîne, la barbarie révolutionnaire, sur tous ceux qui n'ont pas bien pensé, et pour toutes sortes de raison voire de prétextes
Ces gens furent déshabillés devant leurs juges, la peau brûlée avec la braise des cigarettes, la tête redressée d'un coup de crosse, et triturés comme il convient, puis ramenés un moment dans les cachots afin de reprendre des forces.
C'en est désormais fini du monde ancien et de cette société qui avait ses travers mais qui savait rester humaine. On entrera dans le monde d'aujourd'hui:
Une société à grand rendement lui succédera, rigoureusement juste, logique et mécanique, sous la dictature des techniciens et du premier de la classe qui réduiront cet à-peu-près et ces fissures par où se glissaient, avec un peu de chance, les arts, la paresse, la liberté et d'autres merveilles.
Et seule la littérature saura garder le souvenir d'une civilisation disparue à condition pour se faire entendre de passer quelques décennies détachée du monde.
Je dirai seulement que c'était une société fondée sur l'héritage, valeur morale, dont l'eau-de-vie qui doit vieillir suivant les usages pour parvenir à sa meilleure qualité est le symbole. Cette société avait un caractère humain,[...] Cette société s'était formée lentement selon les voies incertaines de la nature.
Il y a dans ce livre une infinie souffrance qui a sans doute été celle de toute une génération que les mots d'ordre de la libération ont privé du simple droit à la parole. Certains avaient commis de graves fautes, avaient proférés des propos criminels, d'autres comme Chardonne et sans doute beaucoup de Français avaient simplement cherché à sauver les meubles ou même espéré trouver dans l'union avec l'Allemagne un rempart contre les horreurs d'un autre totalitarisme. Que pouvaient-ils expliquer le jour où les Robespierre sont descendus dans la rue.
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