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La barque silencieuse de Pascal Quignard
lundi 26 octobre 2009 par Marisa Corbin

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En 2002, Pascal Quignard obtient le prix Goncourt pour Les ombres errantes, roman marquant le début d’un projet littéraire intitulé Le Dernier Royaume. La barque silencieuse en est le sixième tome.
Après le Paradis, l’auteur évoque l’Enfer, en mémoire de Dante.

"Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit." [1]

Avec beaucoup d’audace, Pascal Quignard ose une forme littéraire nouvelle, convoquant tour à tour le conte, l’anecdote historique, l’essai, le journal intime, l’étymologie et la mythologie. Il tente un style bondissant et ahurissant, glânant ça et là, au fil de ses lectures, le terreau de son inspiration.
"Un genre où la biographie, le mensonge, la vérité (...), la lecture, tout puisse se trouver mêlé, indémêlable, et dans lequel je n’ai pas à contrôler quoi que ce soit. La seule règle que je dois respecter est l’imprévisibilité du chapitre qui suit. Il faut qu’à chaque fois il y ait un contraste." [2]

Composé de quatre-vingt-six chapitres, images intenses et jaillissantes, le dernier recueil de Pascal Quignard est sans doute l’une de ses oeuvres les plus personnelles.

La métaphore de la barque silencieuse constitue le fil conducteur de ce récit. Evoquant l’embarcation chargée de conduire l’âme du défunt jusqu’aux rives de l’autre monde, elle rappelle l’élément liquide dans lequel nous baignons in utero.
"Dès qu’il y a de l’eau, on est enclin à rejoindre le premier monde, le monde liquide d’où l’on vient. Il y a quelque chose de nostalgique dans les barques et dans les rivières qui sont comme des blessures qui vont vers la mer." [3]

"Nous emportons avec nous lorsque nous crions pour la première fois dans le jour la perte d’un monde obscur, aphone, solitaire et liquide." [4]

Avant la conscience, avant la parole, avant l’identité, l’être humain est seul dans le noir. Vient alors la mise au monde où nous sommes extraits du corps maternel, abandonnés dans le temporel. Au fil de notre vie, l’expérience du deuil ravive la nostalgie que nous éprouvons à l’égard du ventre maternel, lorsque l’inconnu de la mort rappelle l’inconnu de la venue au monde.

"La relation que nous entretenons depuis la naissance à l’abandon, à l’eau, à l’absence, au perdu, au besoin, à l’ombre, à la solitude, n’est que ravivée à l’occasion des morts qui ne cessent de s’effondrer le long du chemin de notre vie." [5] Et, plus loin : "La mort d’autrui relaie notre naissance - qui est la frustration soudaine du corps où nous étions." [6]

De cette frustration, nous pouvons tirer une joie profonde, celle de raviver l’expérience que nous avons du monde. En écho au Carpe Diem de Horace, Pascal Quignard déclare dans un entretien : "La mort, quand on la vit comme une compagnie, peut être quelque chose comme une baguette magique qui intensifie les jours et qui donne plus de bonheur si l’on sait vivre dans l’instant, l’instant utile." [7].

En ce sens, La barque silencieuse n’est pas une oeuvre crépusculaire, mais a pour objet de domestiquer la mort, de la remettre à sa place, au centre de la vie, afin d’ "apprivoiser l’abîme et s’en faire un compagnon".

Tout naturellement, cette réflexion amène à la réhabilitation du suicide comme valeur, dans une société où il est considéré comme acte de lâcheté, comme "désertion sociale". Pascal Quignard s’appuie sur Heidegger pour revendiquer le droit de chacun à disposer de sa mort, à se réapproprier, dans un acte de liberté ultime, sa fin dernière. Il ne s’agit pas d’une apologie du suicide, mais un changement de point de vue sur le suicide, considéré comme possible, comme "porte ouverte".

Cette société qui condamne le suicide, l’auteur ne la considère pas comme une valeur, et "la non-société est la fin." [8] Puisque l’état originaire est la solitude, c’est à elle qu’il faut revenir.

En ce sens, lire est une expérience solitaire qui s’apparente à notre existence in utero : "nous sommes seuls avec le livre, avec cette voix mystérieuse que chaque livre porte, qui est la voix qui nous faisait baigner dans notre langue avant même que nous puissions parler." [9]

Cette mise à l’écart volontaire nous permet de sentir intensément notre vie en dehors de la société, "de tester notre vie à l’écart des autres vies." [10].
En chinois, lire et seul ne sont-ils pas des homophones ?

Cependant, il y a péril à lire. Dans un entretien, Pascal Quignard affirme que tout le monde n’a pas la force de se confronter à la lecture. "Celui qui prend un livre s’expose au risque de devoir être soumis à l’émotion, à (…) être déstabilisé. (…) Quand on ouvre un livre, on ne sait pas où on va, mais les gens qui sont fragiles ou qui veulent à tout prix savoir où ils vont ne lisent pas."

"Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut." [11]

A la solitude de celui qui lit, Pascal Quignard ajoute la solitude de l’homme sans Dieu. "La liberté me paraît une valeur plus grande que l’extrême piété. " dit-il dans un entretien. [12]

Mystique sans Dieu, l’auteur signe un recueil où athéisme, suicide et liberté individuelle sont affirmés et réhabilités comme valeurs essentielles de l’être humain.

"Montrer son dos à la société, s’interrompre de croire, se détourner de tout ce qui est regard, préférer lire à surveiller, protéger ceux qui ont disparu des survivants qui les dénigrent, secourir ce qui n’est pas visible, voilà les vertus. Les rares qui ont l’unique courage de fuir surgissent au coeur de la forêt." [13]


[1(La barque silencieuse, p.98)

[2(Emission La Grande Librairie, France 5, 10 septembre 2009)

[3(Emission Dans quelle étagère, France 2, 17 septembre 2009)

[4(La barque silencieuse, p.59)

[5(Ibid. p.28)

[6(Ibid., p.126)

[7(Emission Un livre un jour, France 3, 15 septembre 2009)

[8(La barque silencieuse, p.64)

[9(Emission La Grande Librairie, France 5, 10 septembre 2009)

[10(émission Dans quelle étagère, France 2, 17 septembre 2009)

[11(La barque silencieuse, p.61)

[12(Emission Dans quelle étagère, France 2, 17 septembre 2009)

[13(La barque silencieuse, p.58)



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