Primo Levi, Le Livre de Poche
dimanche 6 mars 2005 par Alice GrangerPour imprimer
Après le départ des SS du camp de Buna, à Auschwitz, et avec l’arrivée des Russes, Primo Levi et les autres déportés espérèrent que la liberté les mènerait vers la Terre Promise, vers un monde juste et droit miraculeusement rétabli sur ses fondements après une éternité de massacres et de bouleversements inhumains. Cet espoir naïf permit à une minorité de tenir, leur donna la force de vivre.
Mais la liberté ne mena pas à la Terre Promise. Elle commença par une longue errance racontée dans ce livre. Après l’année de camp, terrible, une vague de mort suivit la libération, beaucoup moururent de froid, de faim, de maladie, pendant cet intervalle entre la fuite des SS et l’arrivée des Russes. Primo Levi raconte le froid, la faim, le mépris, la farouche compagnie du Grec si débrouillard, les maladies et la misère du premier camp de transit, les transferts insensés où ils se sentirent condamnés à graviter éternellement à travers les espaces russes comme d’inutiles astres éteints, l’oisiveté et l’âpre nostalgie au dernier camp de transit, l’impatience de retrouver leur pays, leur foyer. Mais au seuil de la maison retrouvée, où personne ne l’attend, il sent couler dans ses veines, mêlé à son sang exténué, le poison d’Auschwitz. Il lui faudra trouver de l’énergie, des armes, pour combattre des ennemis inconnus, à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même, pour s’attaquer à cette haine que l’absence développe, écrit-il, autour de chaque maison déserte. D’ailleurs, revenu chez lui, il fera sans cesse le même rêve, dans lequel il vit la sensation précise et profonde d’une menace qui pèse sur lui, tout s’écroule, se défait autour de lui, décor et personnes, c’est le chaos, et il entend le mot du camp d’Auschwitz au matin : debout ! D’une certaine manière, il n’est pas revenu du camp, on dirait ! Ou bien ne l’a-t-on pas laissé revenir en Occident ?
C’est sûrement en regard de sa vie retrouvée au pays, mais avec ce poison dans les veines, que Primo Levi écrit cette chose incroyable : "Les mois, que nous venions de passer à vagabonder aux confins de la civilisation nous apparaissent maintenant, en dépit de leur rudesse, comme une trêve, une parenthèse de disponibilité infinie, un don providentiel du destin, mais destiné à rester unique." Ce qu’il a vécu pendant cette parenthèse, il ne le retrouvera plus après. Ce qu’il a vécu de précieux et d’unique, même dans la rudesse. C’est peut-être de ne plus le retrouver après qu’il sent dans ses veines le poison d’Auschwitz.
Pendant cette errance, d’une part ils sont encore reconnus dans leur singularité extrême, ils ont réussi à rester vivants dans l’enfer, et les habitants qu’ils arrivent à côtoyer les regardent comme des êtres humains à part entière avec lesquels du commerce peut se faire, les Russes de l’Armée Rouge qui les font transiter de camp en camp assurent, de manière précaire et non organisée certes puisque eux-mêmes sont sur le chemin du retour, leur périple. D’autre part, dans ces conditions précaires, c’est leur façon de rester vivants, de manifester leur vie, au jour le jour, qui est extraordinaire. Nous constatons que le séjour à Auschwitz n’a en rien entamé leur vitalité, leur intelligence, leur débrouillardise, leur goût de la beauté, leur sexualité. Ceci bien sûr pour les survivants.
Ce que Primo Levi raconte, si bien, avec une si belle langue, très imagée, est d’une richesse incroyable ! D’abord, cette capacité qu’il a de s’émerveiller devant des personnages hors du commun, qu’il réussit merveilleusement à décrire. Cette humilité curieuse devant l’autre, et aussi intéressée bien sûr. Il y a dans ce texte des descriptions de personnages splendides. C’est très vivant. Drôle. Au long de cette errance rude, même l’art a eu sa place : cinéma, théâtre. Bref, ils sont des vivants parmi les vivants, et le séjour à Auschwitz leur a apporté sans doute une autre manière de vivre ensemble, plus rude mais aussi, peut-être, plus chaleureuse. Dans ce que chacun fait, avec plus ou moins de débrouillardise, d’intelligence, de ruse, d’observation, de réflexion, et de faim de vivre, il y a, encore intégré, le fait de partir du chaos. Ils sont d’autant plus dans la vie débrouillarde et donc la nécessité de littéralement étudier l’autre, l’épier, voire l’imiter, donc toujours dans une extrême attention à l’autre, qu’ils parlent, écoutent, font, pensent, à partir de ce chaos qui donnent tellement plus d’acuité, de relief, d’intensité à chaque détail du présent. C’est peut-être ça qu’il a perdu, ensuite, cette capacité à lui reconnue de parler et de faire à partir du chaos, mais un chaos d’où chacun, comme lors de cette errance, partirait, et non pas les déportés d’un côté dont on ne veut plus rien savoir de leur passé atroce, et ceux qui n’ont pas connus ça. Primo Levi, dans ce livre si magnifique, on dirait qu’il veut absolument nous faire entendre d’où parler, et d’où écrire comme il le fait, d’où faire, d’où se rencontrer entre humains, pour que la vie ait cette acuité et cette vitalité connues lors de cette errance spéciale.
Le caractère indélébile de l’offense ne s’est-il pas qualifié après ? L’offense gravissime a été perpétrée par les camps nazis. Mais son indélébilité ne s’est-elle pas qualifiée par sa non véritable analyse ensuite ? Absence d’analyse de cette monstruosité, l’antisémitisme. Les nazis ont mis en acte la solution finale, éliminer ceux qu’ils estimaient d’une race à supprimer. Mais les autres, ceux qui furent indifférents, inconsciemment ou consciemment ? Ceux qui fermèrent les yeux ? La question posée par Primo Levi est bien celle de l’indifférence. L’indifférence de ces Allemands qu’il voit à Vienne, à Munich, l’indifférence de ces habitants proches des camps. Question : l’indifférence, est-ce aussi une sorte de crime ? On pourrait entendre, à minima, une sorte de démarche subtile chez Primo Levi. Celle d’amener les indifférents, d’hier et de toujours, à prendre acte de leur indifférence, donc à s’en reconnaître responsables, et s’en sentir immensément dérangés, sentir le poids de cette culpabilité, et ainsi, participer psychiquement, par la torture de cette conscience, à ce que put être la torture presque toujours mortelle des camps, afin de partir eux aussi, les indifférents, du chaos, de partir de la même chose que ces déportés survivants, partir de l’intense chamboulement, du tohu bohu. Peut-être cette culpabilité, que Primo Levi n’arrive jamais à constater être intégrée par les autres, pourrait-elle avoir une fonction différente : faire que chacun, sans exception, parte de ce chaos, de cette torture infinie, de ce chaos. Avoir une idée précise, intense, comme un boomerang, de la torture par les nazis, par cette culpabilité. Coupables d’indifférence. Alors même que, à les écouter raconter, à les lire comme nous lisons le livre magnifique et superbement écrit de Primo Levi, ces humains revenus des camps s’avèrent si vivants, si débrouillards, si drôles, si intelligents, si à l’écoute de l’autre, de la communauté humaine.
Deux bains ont nettoyé ces habitants du camp. Celui des Russes, écrit Primo Levi, était à l’échelle humaine, improvisé, approximatif. Mais, dit-il, c’était le désir inconscient de la part de la nouvelle autorité qui les abordait dans sa sphère de les laver des restes de leur vie antérieure, d’en faire des hommes nouveaux. Celui des Américains, lorsqu’ils passèrent la ligne de démarcation. Dans ce dernier camp, le seul équipement efficace parmi la boue, l’absence de lumière, de lit, de chauffage, était celui des bains et de la désinfection. Par des tuyaux, de la poudre DDT était soufflée par toutes les ouvertures des vêtements sur le corps des déportés Italiens par des GI habillés comme des martiens, en survêtements blancs, casque et masque à gaz...Primo Levi écrit : "ce fut sous cet aspect de purification et d’exorcisme que l’Occident prit possession de nous".
Mais la vie au cours de cette trêve :
Tard le soir, dans le camp de Buna libre, à Auschwitz, retentissaient des cris joyeux ou irrités, des appels, des chansons. Henek était un bon camarade et une perpétuelle source d’étonnement, qui jouissait d’une santé physique et mentale splendide, mais avec des instincts paisiblement sanguinaires. Au camp, il avait été à bonne école, en quelques mois il en avait fait un jeune carnivore, vif, sagace, féroce et prudent. A Auschwitz, il avait su mentir plusieurs fois pour éviter de se trouver où l’on mourrait. Lors de l’évacuation du camp par les Allemands, il avait repéré ces conserves de toutes sortes qui étaient tombées, cabossées mais intactes, qu’il alla récupérer de nuit sans rien dire à personne, sauf à Primo Levi, qui pouvait lui être utile comme surveillant, et qu’il paya donc... en boites de conserves.
Le Grec, Mordo Nahum, "un aspect à la fois rapace et gauche comme celui d’un oiseau nocturne surpris par la lumière ou d’un poisson vorace hors de son élément naturel" est le seul Méditerranéen avec Primo Levi. Le Grec se met en colère lorsqu’il s’aperçoit que Primo Levi n’a pas pris soin d’avoir de bonnes chaussures : "Moi j’avais quarante de fièvre et je ne savais plus si c’était la nuit ou le jour : mais il y avait une chose que je savais, c’est que j’avais besoin de chaussures et d’autres choses ; alors je me suis levé et je suis allé..." dans les réserves..."étudier la situation...je voulais mes chaussures...c’est ça la prévoyance...Toi, c’est de la sottise : ne pas tenir compte de la réalité".
Ce Grec était visiblement un maître, une autorité. En quelques minutes de conversation, il avait accompli un miracle, créé une atmosphère, non seulement il savait parler italien, mais il savait de quoi parler en italien. Il stupéfia Primo Levi, par ses connaissances en femmes, en tagliatelles, en football, en musique lyrique, en vin, en marché noir. Il devint le point de mire. Une humanité insoupçonnée fleurit en lui. Mais le travail avant tout ! "Debout ! Mets tes chaussures, prends le sac et partons ! Où ? Au marché. Travailler : tu trouves ça bien de te faire entretenir ?"
Il avait tout oublié, Primo Levi, la faim, le froid, tant il est vrai que le besoin de contacts humains fait partie des besoins primordiaux. Odeurs voluptueuses de la soupe populaire. Le Grec dit que c’est grave, d’être sans chaussures ! Quand il y a la guerre, il faut penser avant toute chose à deux choses, d’abord les chaussures, ensuite la nourriture, et non l’inverse. Et il ajoute, prémonitoire : "La guerre est éternelle !" Et Primo Levi constate combien c’est vrai lorsque, un peu plus tard, un avocat polonais le présente non pas comme un juif italien, car, n’est-ce pas, la guerre n’est pas finie, il vaut mieux ne pas dire qu’il est juif, mais comme prisonnier politique italien. Tout à coup, il se sent vieux, exsangue, las au-delà de toute mesure humaine.
Les soldats de l’Armée Rouge sont des hommes valeureux de la Russie ancienne et nouvelle, débonnaire en temps de paix, féroce en temps de guerre. Leur discipline l’emportait, parce qu’elle était intérieure, sur la discipline mécanique et servile des Allemands.
Leonardo : médecin. Il vient aussi du même camp de Buna. Primo Levi est émerveillé par sa capacité illimitée d’endurance, son courage silencieux, non pas inné ni religieux ni transcendant, mais délibéré, voulu heure par heure avec une patience virile qui le soutient par miracle à la limite de l’effondrement. Il parle d’une chose apprise à Auschwitz : toujours éviter de paraître n’importe qui ! Car tous les chemins sont fermés à qui semble inutile, et tous les chemins sont ouverts à qui exerce une activité, même la plus insignifiante. Du coup, Primo Levi propose ses services comme pharmacien polyglotte, pour trier un grand nombre de médicaments de tous pays.
La faim : "Nous étions constamment en proie à une faim effrénée, en bonne partie psychologique, et la ration ne nous suffisait pas."
Cesare : il était plein de chaleur humaine, à chaque instant de sa vie. Alors que le Grec était un loup solitaire, en guerre perpétuelle contre tous, vieux avant l’âge, enfermé dans le cercle de son ambition maussade, Cesare était un fils du soleil, ami de tous, il ne connaissait ni la haine ni le mépris, il était changeant comme le ciel, chaleureux, rusé et naïf, téméraire et prudent, très ignorant, très innocent et fort civil. Primo Levi l’accompagne, pour assister à ses entreprises, même les plus modestes et les plus banales, car c’est une expérience unique, un spectacle vivant et vivifiant qui le réconcilie avec le monde et rallume en lui la joie de vivre qu’Auschwitz avait éteinte. La force de Cesare suffit, écrit-il, à ennoblir l’homme, à racheter tous les défauts qu’il peut avoir. Un guide précieux pour qui veut exercer un commerce sur la place publique, où personne n’est insensible à son charme, ni les Russes de la Commandantur, ni les compagnons hétéroclites du camp, ni les habitants de Katowice qui fréquentent le marché.
L’Armée Rouge qui rentrait chez elle ressemblait à un spectacle biblique, une migration biblique, désordonnée et bariolée comme un déplacement de saltimbanques, militaires et civils, marchandises, meubles, bétail, installations industrielles jadis réquisitionnées, matériel de guerre, ferraille, bref un vrai village ambulant !
Abondance sur le marché, vrai jardin des tentations, défi cruel lancé à leur faim obsédante, à leur manque d’argent !
"Cesare revint à l’aube du quatrième jour, mal en point et avec le poil hérissé d’un chat revenant d’une sarabande sur les toits". Description superbement imagée ! Cesare veut obtenir de Primo Levi, polyglotte, qu’il fasse l’intermédiaire avec sa nouvelle "fiancée" dont il ne comprend pas la langue. Primo Levi refuse, car il ne parle pas cette langue-là. "Cesare surestimait mes connaissances linguistiques". Fâché ! "Je faisais du sabotage, c’était clair, par pure jalousie. Il remit ses chaussures et s’en alla furieux contre moi". Il revint avec un dictionnaire, qu’il met entre les mains de Primo Levi, pour qu’il se débrouille. Scène très drôle !
Le 8 mai 1945, c’est l’annonce de la fin de la guerre, et l’atmosphère devient survoltée. Toute la Pologne et l’Armée Rouge en son entier se déchaînèrent dans un paroxysme délirant. Ce qui permet à Primo Levi de constater que l’Union Soviétique est un pays gigantesque qui abrite en son cœur des ferments incroyables, une faculté homérique de joie et d’abandon, une vitalité primordiale, un talent païen pour les réjouissances.
Impatience pour le rapatriement, qui leur était dû, mais pas de nouvelles d’Italie.
Les Russes improvisent un spectacle. Juvénile, intense, congénitale capacité de joie et d’expression, une familiarité amicale et affectueuse avec la scène et avec le public très éloignée de la vaine exhibition : de quoi donner du baume au cœur d’exilés qui comptent les heures ! Mais Primo Levi va mal, il n’arrive pas à respirer librement. Expression d’un malaise plus profond.
Portrait de l’extraordinaire Dr Gottlieb, survivant d’Auschwitz malgré un handicap grâce à sa débrouillardise, qui vient au chevet de Primo Levi. "C’était un personnage admirablement armé pour la vie. Il émanait de lui intelligence et astuce comme l’énergie émerge du radium, c’était la même continuité silencieuse et pénétrante... son habileté de médecin sautait aux yeux au premier contact avec lui. Cette excellence dans sa profession n’était-elle qu’un aspect ; qu’une facette de ses talents incomparables ou constituait-elle ...son instrument de pénétration, son arme secrète pour amadouer ses ennemis, pour rendre vaines les interdictions, pour changer les non en oui...image presque visible...qui...faisait soupçonner derrière chaque acte, chaque phrase, chaque silence, une tactique, une technique, la poursuite d’un but imperceptible, tout un travail continuel et habile d’exploration, d’élaboration, d’insinuation, de possession...Il débordait à tel point de sûreté, d’habitude de la victoire, de confiance en soi qu’il en restait une belle ration à allouer au prochain plus mal loti, à nous en particulier, qui avions échappé comme lui au piège mortel du camp, circonstance à laquelle il se montrait étrangement sensible."
Portrait, tout aussi splendide que le précédent, du Maure de Vérone. "Dans la poitrine, squelettique mais puissante, du Maure, bouillait inlassablement une colère gigantesque et indéterminée, une colère insensée contre tout le monde, les Russes et les Allemands, l’Italie et les Italiens, Dieu et les hommes, une colère contre lui-même et contre nous, contre le jour quand il faisait jour et contre la nuit quand il faisait nuit...démence sénile...il n’y avait que Cesare qui l’approchât, avec la familiarité intermittente des oiseaux qui batifolent sur la croupe rugueuse des rhinocéros, et qui s’amusât à provoquer sa colère avec des demandes ineptes et inconvenantes".
Primo Levi va mieux, il retrouve d’une manière sensuelle la nature : "J’avais marché pendant des heures dans l’air merveilleux du matin, l’aspirant comme un médicament jusqu’au fond de mes poumons délabrés" ..."rétablir le contact, rompu depuis presque deux ans, avec les arbres, l’herbe, et la lourde terre brune où l’on sentait frémir les germes de vie, avec le souffle puissant qui charriait le pollen des sapins". On sent Primo Levi littéralement renaître, sentir sensuellement la nature, on sent sa joie.
Un train les emmène vers Odessa, où un bateau est censé les attendre, mais il est clair que les Russes n’ont rien préparé. Voyage difficile, où la débrouillardise de Gottlieb permet de manger, se chauffer dans les wagons.
Au Nord, ils rencontrent une douzaines de soldats allemands : "Lorsque l’autorité était venue à leur manquer, ils s’étaient retrouvés désarmés, sans ressort. Ces bons sujets, ces bons exécuteurs de tous les ordres, ces bons instruments de pouvoir, ne possédaient pas la moindre parcelle de pouvoir en propre. Ils étaient vides, inertes, comme les feuilles mortes que le vent amasse dans les coins : ils n’avaient pas cherché le salut dans la fuite". Quel splendide et impitoyable portrait de l’obéissance allemande !
Le voyage en train : "Nous roulâmes...dans un décor majestueux et monotone de steppes désertes, de forêts, de villages perdus, de lents et vastes cours d’eau..."
Au camp de Sloutsk, outre la chaleur, "la cantine était même merveilleuse", où alternait les cuisines des différentes nationalités présentes au camp.
"A nous, Italiens, habitués au décor de montagnes et de collines et à la plaine remplie de présences humaines, l’espace russe immense, héroïque, nous donnait une sensation de vertige, alourdissait notre cœur de souvenir douloureux".
"Nous étions contents parce que ce jour-là...nous pouvions faire des choses dont nous étions privés depuis très longtemps, comme boire l’eau d’un puits, nous étendre au soleil au milieu de l’herbe haute et vigoureuse, humer l’air de l’été, allumer un feu et cuisiner, aller dans les bois pour chercher des fraises et des champignons, fumer une cigarette en regardant loin au-dessus de nos têtes un ciel purifié par le vent". Renaissance. Jouissance des choses. De presque rien. Des limbes merveilleuses, cernées par la nostalgie.
Le camp de Staryje Doroghi, nom qui veut dire "Vieilles routes", est une surprise. Des constructions rouges, qui ont poussé dans toutes les directions comme une coulée volcanique, avec beaucoup d’escaliers. Un architecte fou ? Ici, pas de frontières, mais au loin, sûrement, les frontières sont verrouillées...
Dans ce camp, la vie laisse beaucoup de loisirs, d’où les commérages, et surtout une nostalgie pénétrante, qui envahit chaque minute. Pour y échapper, la forêt tout autour est attirante, à condition de ne pas s’y perdre, elle offre le don inestimable de la solitude, dont chacun était privé depuis longtemps. Redécouverte de cette chose précieuse : la solitude.
Des merveilles : "Après quelques jours de pluie, de soleil et de vent, il y eut une grande quantité de myrtilles et de champignons des bois". Ces champignons, sont-ils comestibles ? Le souvenir de la faim d’Auschwitz est trop récent, il s’est mué en un violent stimulant mental qui les oblige à se remplir l’estomac à outrance, et leur interdit de renoncer à une occasion quelconque de manger. Ces champignons sont préparés avec de la vodka, tout le monde en mange...les champignons sont comestibles !
Les journées dans ce camp se "passaient ainsi, dans une indolence interminable, somnolente et bénéfique comme une longue vacance, rompue seulement de temps à autre par la pensée douloureuse de la maison lointaine et par l’enchantement de ces retrouvailles avec la nature". Les Russes ne comprennent pas leur hâte à vouloir retrouver leur pays. N’ont-ils pas ici le gîte et le couvert, et pas besoin de travailler ?
L’armée russe rentre d’ouest en est, avec d’abord des moyens mécaniques, puis des chevaux. Certains déportés s’improvisent chasseurs bouchers, pour abattre un cheval et procurer de la viande au camp, afin de se retaper. Partout dans la forêt et, quand il pleuvait, dans les couloirs et sous les escaliers de la Maison Rouge, on voyait des hommes et des femmes occupés à cuire d’énormes biftecks de cheval aux champignons, et ils retrouvent ainsi leurs forces.
La disparition de la faim fait apparaître une autre faim, plus profonde, la faim urgente de contacts humains, immédiatement, de travail psychique et mental, de nouveauté, de variété. L’oisiveté totale leur pèse.
Heureusement arrive la camionnette du cinéma militaire soviétique. Puis une revue de théâtre est mise en place par les Russes, et le spectacle des claquettes ravit Primo Levi. "Le spectacle de ces leçons m’intéressait tellement que je trouvais moyen d’y assister en me glissant dans les méandres étranges de la Maison Rouge et en me blottissant dans un coin obscur". Comme un enfant...
Enfin le départ : "nous nous aperçûmes, à notre grand étonnement, qu’à cette terre sans fin, ces champs et ces bois qui avaient vu la bataille à laquelle nous devions notre salut, ces horizons vierges et primordiaux, ce peuple vigoureux et épris de vie, nous y étions attachés, ils avaient pénétré en nous et ils y resteraient longtemps, images glorieuses et vivantes d’une période unique de notre existence". Une période pendant laquelle ils purent constater qu’ils étaient vivants dans un environnement humain et naturel vivant, et que le séjour à Auschwitz, si terrible, n’avait pas altéré leur vitalité. Ils pouvaient encore être accessibles aux retrouvailles sensorielles avec la nature, aux retrouvailles chaleureuses avec les autres, aux retrouvailles avec l’intelligence, avec l’autre époustouflant, etc... Intervalle et errance pendant lesquels ces déportés si éprouvés, si délabrés, ont pu retrouver des ressources en eux, un goût de vivre, intact par-delà la faim intense et insatiable. Il semble que le poison d’Auschwitz, ce soit après, de retour côté Occident, chez eux, qu’ils l’ont senti couler à nouveau dans leurs veines.
C’est l’ultime chemin du retour, dans 60 wagons de marchandises. "Nous en prîmes possession avec une fougue délirante et sans dispute"..."c’était comme si la terre même chantait"...Cet heureux itinéraire s’annonçait long et laborieux. Ils ne mangeaient que lorsque les Russes y pourvoyaient, parfois en abondance, d’autres fois presque rien, des jours carottes, concombres, puis pomme de terre, puis haricots...Problèmes d’eau, de bois, gares prises d’assaut..."des gens à l’air sournois et farouche, la hachette à la main, erraient dans les gares et ses abords, d’autres avec des seaux se disputaient le peu d’eau qu’il y avait, d’autres volaient de la paille...femmes lessivaient ou se lavaient publiquement..." "Je suis sûr que les habitants de Curtici se rappellent encore le fléau que fut notre passage...nous dévastâmes le pays".
Le spectacle de la banlieue de Vienne dévastée par les bombardements ne leur procure aucune joie. Peine à voir les Allemands battus. Non pas de la compassion, mais une peine plus vaste qui se confondait avec leur propre misère, avec la sensation lourde et menaçante d’un mal irréparable et définitif, omniprésent, tapi comme une gangrène dans les viscères de l’Europe et du monde, source du mal à venir. Phrases très fortes, terribles : une gangrène dans les viscères de l’Europe et du monde, source du mal à venir. Comme si ce n’était pas la solution, de bombarder l’ennemis, détruire parce qu’ils ont détruit, crime contre crime, comme si, à un moment donné, peut-être faudrait-il pouvoir plutôt que le bombardement envoyer comme arme la culpabilité, celle qui pourrait atteindre, anéantir, mais laisserait renaître à partir du néant.
Mais c’est autre chose : la désinfection par le DDT. Le camp américain n’a pas pensé au confort à offrir à ces malheureux déportés, chauffage, lit, mais au matériel de désinfection oui, par des GI munis de...masques à gaz...Humour noir...Chaleur humaine ? Non, il y a plus urgent : détruire les microbes, enlever la contamination...
Et puis : "le fait de sentir pour la première fois sous nos pieds un morceau d’Allemagne...ajoutait à notre fatigue un état d’âme complexe, fait d’impatience, de frustration et de tension. Nous avions l’impression d’avoir quelque chose à dire, des choses énormes à dire à chaque Allemand, et que chaque Allemand devait nous en dire. Nous sentions l’urgence de tirer des conclusions, des demandes, d’expliquer et de commenter, comme des joueurs d’échec en fin de partie. Connaissaient-ils, eux, l’existence d’Auschwitz, le massacre quotidien et silencieux à leur porte ? Si oui, comment pouvaient-ils marcher dans les rues...Si non, je devais, c’était un devoir sacré, leur apprendre sur-le-champ la vérité..." Primo Levi se promène dans Munich pleines de ruines. Il a l’impression de se promener au milieu de débiteurs insolvables, comme si chacun lui devait quelque chose et refusait de le payer...Personne ne le regardait dans les yeux, n’acceptait la débat, ils étaient sourds, aveugles, retranchés dans leurs ruines, comme dans une forteresse d’oubli volontaire.
En direct, Primo Levi voit s’installer la non analyse du fait antisémite par l’Occident, et d’abord par ces Allemands, qui ne désirent qu’une chose, oublier volontairement. La sensation de culpabilité n’aurait-elle pas été le moyen de partager soi-même, par une douleur torturante entrant en résonance avec celle atroce des déportés, un peu du sort de ces malheureux, et parler à partir de ce chaos intérieur qui a fait se poser la question de la haine féroce de l’autre lorsque l’homme est un homme pour l’homme au point culminant de l’intolérance ?
Voilà un livre sublime ! Quelle incroyable capacité de vivre, juste après le camp de la mort ! Et quelle lucidité, face à l’Occident qui les voit revenir, et pour lequel la première chose à faire est de les désinfecter, non pas les accueillir dans une légitime chaleur humaine comme le peuple de l’est...
Alice Granger Guitard
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