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De la rive au rivage, Jean-Paul Comtesse

Editions Racines du Rhône,2009

dimanche 20 décembre 2009 par Alice Granger

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D’une manière poétique, le narrateur est attiré vers la propriété des origines, un lieu, passé et avenir semblant s’y échanger, quelque chose l’y a attiré..

Le grand-père : « souvenir indélébile du regard qu’il porta sur moi cinq secondes. » Mais il me semble que je mens, ajoute Jean-Paul Comtesse. Sa fortune colossale héritée du trafic d’esclaves. Père qui en avait honte, mais accepta une grosse rente mensuelle. Dès le départ, nous soupçonnons que cet écrit met en branle une sorte de roman familial dans lequel le petit fils aussi retrouverait incarné dans un bienfaiteur invisible et inconnu un grand-père qui le mettrait dans un abri de rêve, la honte en moins… Une vie de château… Un intérieur tout préparé, accueillant, une intendante… Bref, tout s’annonce si matriciel, attribuant à un mystérieux inconnu évidemment très riche le désir… Projection du désir du protagoniste d’être introduit dedans… sur quelqu’un qui a les moyens d’assurer ça… Même si la fortune de ce grand-père qui mit à l’abri son fils avaient des cadavres nègres dans les oubliettes…

Un milliardaire américain, donc, demande au narrateur d’entretenir un château moyenâgeux, il habiterait une confortable gentilhommière construite sur les remparts écroulés, aurait une gouvernante qui le traiterait comme un fils. Et voilà, c’est parti, la matrice s’ouvre…

Solitude et mutisme du château. Evidemment, dans l’histoire familiale reste en embuscade la honte de l’esclavagisme, qu’il faut refouler… ! Les raisons du milliardaire restent inconnues. Le domaine était livré à lui-même depuis la disparition du dernier habitant, un demi-fou. Qu’y avait-il à découvrir ? se demande le futur gardien. La figure du riche grand-père semble comme je le disais surplomber l’aventure… en occultant la culpabilité à propos de l’origine de sa richesse par le fait qu’il s’agit d’un milliardaire inconnu…

Alors, la rêverie fantasmatique arrange tout, et c’est idyllique… On devine : comme ce serait bien, l’avenir à l’abri… ! Les paysages, tout…

La gentilhommière a été aménagée, la pièce d’eau du jardin frissonne de vie, la gouvernante l’accueille avec chaleur. Repas dans la salle à manger, vin. Les boiseries ont été repeintes, les parquets poncés, mais toiture en mauvais état. Le milliardaire américain désire que le jeune occupant des lieux, dans la première phase de rénovation, transforme tout cela dans l’esprit d’un vrai gentilhomme vivant à la campagne et témoignant de son statut. En lisant, nous avons l’intense impression qu’un autre est en train de réaliser ses désirs par délégation, se glissant dans son corps. Qu’un héritier s’invente une vie de rêve par le pouvoir d’un bienfaiteur… figure paternelle… Assureur d’abri… Havre d’avenir…

Le nouveau résident des lieux se demande pourquoi un endroit finalement si sinistre a intéressé ce riche Américain. Là, la solitude a le visage d’une mort lente. Mais un envoûtement, lancinant et progressif, le saisit, il fait des cauchemars, se sent la proie de forces maléfiques. Des fantômes d’esclaves hanteraient-ils les lieux, se demande le lecteur… ?

Une lettre lui demande de visiter le donjon, car il doit y avoir des oubliettes. Et oui, les oubliettes… Un escalier en colimaçon descend dans une cave absolument vide. Local inférieur encore plus obscur, tel un cachot. Le narrateur est seul sous terre. Dalle : ouverte, il n’y a rien dans cette sorte de sarcophage, rien qu’une odeur épouvantable. Celle du crime ? Le mandataire, déçu par le compte-rendu, insiste pour que le narrateur trouve un couloir secret. Celui-ci s’évade dans les bras d’un amour de jeunesse, Liliane la douce. L’essentiel, c’est la douceur matricielle… Mais la fortune issue du trafic d’humains hante tout de même les pages, même si l’auteur n’en dit jamais plus mot…

Le narrateur monte au donjon, pierres disloquées, non il n’y a rien à sauver de ce désastre… Le riche mandataire attend-il de lui qu’il redonne vie à des oubliettes ? Le jeune architecte veut abandonner. Mais surprise, du haut du donjon : une vue magnifique sur la forêt, la chapelle protégée par son clocher. « Le château est au milieu d’une propriété désordonnée que seule la nature sauvage peut créer. » Végétation exubérante. En somme, une séduction dominante, irrépressible. Cette végétation exubérante comme les replis intérieurs d’une matrice, ça il veut bien, le narrateur, plutôt qu’être le gardien d’une vieille bâtisse. En vérité, ne rejoint-il pas le désir le plus intime du grand-père, faire fortune au prix d’ignominie, mais pour cette exubérance intérieure, au diable la honte… peut-être. Les oubliettes ? Mais non, enjoliver les rives de la calme rivière… Et oui… L’histoire est déjà en train de couler vers un rivage dont l’auteur cache le nom… Chant des rivières… Des sirènes ? C’est drôle, j’ai fait le lapsus en lisant…

Un coffre allait arriver, il faudrait l’ensevelir en grand secret sous la dalle du sarcophage, local le plus profond du donjon. Secret de famille ? Le narrateur voudrait le fuir, le secret… On comprend qu’il veut atteindre le rivage… Or, il y a toujours un prix, mais c’est un secret à enfermer dans un sarcophage, pour avoir ces moyens d’atteindre le rivage matriciel. C’est comme tous ces esclaves qui ont trimé à mort pour ces privilégiés blancs qui atteignaient, eux, ce rivage matriciel, cette sensation de n’avoir jamais à s’en déraciner comme de quitter le ventre maternel… Et là, tout le romantisme à propos du féminin. Mais l’intérêt de ce nouveau texte de Jean-Paul Comtesse est qu’il aborde le secret…

L’étoile très brillante. La voûte étoilée, bien sûr, n’a ni saison ni passé… Temps comparable à un rideau d’oubli. Un texte qui, finalement, est une remontée du temps… La Voie Lactée… et oui, téter à l’envers… Le narrateur, cette nuit-là, oublie les oubliettes… il oublie le secret de famille…

Les maçons construisent. Visite à un temple. Et oui… temple matriciel… il s’y retrouve dans un autre monde… le pardon avant la faute… « La rivière quitte la rive et aborde au rivage. » Pénombre, bien sûr ! Etat fœtal d’avant la lumière ! La Nativité, oui, mais à l’envers…

Evidemment, le narrateur cherche un contrepoison aux oubliettes, c’est-à-dire à échapper à la honte liée au secret de famille…Un vitrail, une croix, une colombe, la restauration de la chapelle ? Le bienfaiteur inconnu est d’accord pour la chapelle… La chapelle, la matrice.

Ah les sensations de la forêt ! Les branches sont des bras ouverts pour accueillir le fœtus… Soudain, un séquoia géant, un arbre d’origine américaine ! Un vrai patriarche ! L’ancêtre !

Une femme vient pour les vitraux. C’est une rosace qu’il faut, dit-elle. Elisa, elle s’appelle. De Eliseba, « Serment de Dieu. » Ah Elisa… Le vitrail : l’aube d’une autre vie…

Voilà, nous avions bien deviné, le bienfaiteur inconnu était effectivement le grand-père ! Rongé par la culpabilité, il veut obéir aux conseils de son psychiatre, et ensevelir ses angoisses dans une malle, et les oubliettes… Mais la malle, justement… Finalement, le dedans d’un éternel giron… ? La chapelle, et Elisa… Et finie la culpabilité ? De la rive de la culpabilité au rivage matriciel ? Le passé se noiera-t-il ?

La chambre, la pénombre qui a un parfum… Retour au matriciel. Culpabilité familiale sautée. Mais Elisa refusa son corps… Impossible de remonter à avant en sautant par-dessus la culpabilité familiale, l’argent sale du grand-père, même avec une chapelle ?

Le petit-fils écrit à son grand-père pour lui dire qu’il n’est pas responsable des fautes de ses ancêtres. Pourtant, nous avons envie de dire : les possessions matérielles en sont les preuves… Il n’y a pas d’oubliettes dans leurs fondations… Mais, lui dit le petit-fils, il y a le vitrail, et pense à l’origine du monde… Comme si celle-ci, bien avant le passé, pouvait symboliser en effet le temps d’avant la faute… Donc, quitter la rive, grand-père, pour aborder au rivage… quel paysage, le torrent, la douce rivière, un séquoia digne et solitaire… Quelle surestimation du pouvoir féminin ! Elisa…

Mais au petit-matin, la déception est persistante et incurable… « Tous mes rêves d’amour ont viré au cauchemar. » Et oui… Le giron d’avant le passé (et quel culpabilisant passé dans le roman familial !) n’est plus jamais rejoignable ! C’est une illusion, un beau vitrail… « La réalité manque de panache. » Ou bien, le fantasme et le rêve se dissipent… « Je réalisai que rien au monde ne vaut l’oubli. » Oui : cet oubli qui vaut retour en arrière impossible, romantisme éventré, image violente d’enfance où le père vautré sur sa femme en plein après-midi dans la chambre semble… la saccager, détruire le lieu matriciel, et alors, tout cela aux oubliettes… Plus de romantisme pour y croire encore…

Le funambule dans le ciel va vers une étoile. La femme comme rencontre… L’homme torturé venu ici pour enterrer son passé dans les oubliettes dit : que le vide soit ! Place à l’indicible du renouveau. C’était un rêve. Le rêveur ouvre les yeux.

Voici entrer dans le texte Mme Chelsea, qui s’est mise en tête de tourner vers l’avenir la fortune héritée de ses parents. Voilà : le narrateur a besoin (et a trouvé) d’une femme qui trace la trame… Vigne… vendanges… maison de famille… Chelsea, évidemment bien sûr, nous comprenons bien que c’est elle qui invite, et bien elle dit au narrateur sur le ton de la confidence que la forêt basse a un sentier énigmatique… Bien sûr nous devinons que dans ses fantaisies sexuelles, ce narrateur aime que les initiatives viennent de… « Nous serons tous les deux au bord d’une étoile, vous verrez c’est surprenant. » Chelsea vécut un divorce difficile d’avec un mari violent, elle avait adopté juste avant une jeune Africaine en se disant que cette étrangère n’hériterait pas du passé familial infernal. Face au narrateur, Tom, elle est la fermeture : jamais ils ne seront amants ! Tom doit enfin sortir de lui-même, c’est-à-dire sortir tout court : bref, naître ! « Heureux les hors d’eux-mêmes. » Je dirais : heureux les hors giron, les nés ! C’est peut-être très rare, si puissant est le pouvoir du fantasme maternel ! Et Mme Chelsea est d’une famille riche : idée d’une sorte d’autosuffisance… D’enveloppes riches mais… perdues… Les gens disent qu’elle a jeté son mari du donjon, ou bien qu’elle l’a enfermé dans un asile d’aliénés… Bref, quelle folie elle suscite, et combien la cruauté de la mise dehors radicale est irrémédiable ! Tout cela est écrit avec beaucoup de poésie ! Sevrage originaire… Sevrage toujours à faire… Le rivage est follement surestimé… Mais avec poésie…

Alice Granger Guitard



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