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Un pedigree

Patrick Modiano, Gallimard, 2005

dimanche 13 mars 2005 par Alice Granger

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C’est étrange, ce livre dans lequel Patrick Modiano se présente jusqu’à sa majorité, à vingt-et-un ans, un peu comme le chien sans pedigree que sa mère confie à d’autres et dont son père cherche à se débarrasser, a pour titre "Un pedigree". Comme si le livre avait réussi, enfin, à établir un pedigree à quelqu’un qui n’en avait pas.

A la page 88, il écrit à propos de sa mère qu’il n’a pas réussi "à désarmer l’agressivité et le manque de bienveillance qu’elle m’aura toujours témoignés….Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir à cause de sa dureté et de son inconséquence".

Page 11 : "C’était une jolie fille au cœur sec. Son fiancé lui avait offert un chow-chow mais elle ne s’occupait pas de lui et le confiait à différentes personnes, comme elle le fera plus tard avec moi."

Page 13 : "Qu’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree."

Mais qu’est-ce qu’un pedigree ? La généalogie d’un animal de race ? Avoir un pedigree, ne serait-ce pas établir la certitude que je suis quelqu’un, vraiment quelqu’un, à partir d’une généalogie reconnue, dont être fier, pouvoir dire, je viens de là alors c’est la preuve que je suis quelqu’un. Mais comment devenir quelqu’un ?

Or, pour Modiano, c’est très difficile, très compliqué.

Sa mère, comédienne, ne s’occupe pas vraiment de lui, s’en va jouer dans d’autres villes, d’autres pays, beaucoup de personnes gravitent autour d’elle, très vite le couple parental se défait même si chacun continue à vivre à des étages différents de la même maison quai Conti à Paris. Le jeune Patrick voit sa mère de temps à autre, le manque d’argent est de règle, à l’adolescence elle l’envoie à l’étage au-dessus en demander à son père et est très en colère lorsqu’il revient sans rien.

Son père a une activité mystérieuse, il fait des affaires dans la haute finance, mais, à part au début où il a de l’argent, ensuite ce sera une misère dorée toujours. Le fils, gardé à droite à gauche, par des jeunes filles, des amis de la famille, puis en pensionnat en Haute-Savoie pendant six ans, rencontrera son père toujours en vitesse, l’accompagnant à des rendez-vous mystérieux, rencontrant un tas de personnes avec lesquelles sans doute il est en affaire, allant avec lui faire le tour d’immeubles déposer des enveloppes dans les boîtes aux lettres. Père qui a de nombreux pseudonymes. Le fils, dont le jeune frère Rudy mourra très jeune, sera toujours dans le flou à propos de l’activité de son père. Et ses différentes identités brouilleront encore plus les pistes. Père qui refusera de donner de l’argent. Qui se débarrassera de lui en l’envoyant en pensionnat. Qui voulait, ensuite, de retour à Paris, l’envoyer en internat au lycée Henri IV, à l’ambiance moyenâgeuse, mais le fils ne se laissera pas faire, rendant fou de colère son père. Ensuite, le père veut l’envoyer à l’armée. Mais là aussi, le fils refuse. Bref, toujours ce père qui insiste pour ne plus avoir son fils à charge. Un père originaire de Salonique et appartenant à une famille juive de Toscane établie dans l’Empire ottoman, qui a des cousins partout, Londres, Milan, Budapest. La famille du père ira au Venezuela, puis viendra à Paris. Tout cela est très éclaté.

On dirait que, face au flou de ses parents, surtout le flou de son père, l’impossibilité d’arrêter un portrait précis de lui et une situation jamais confortable hormis cette maison quai Conti qui est stable mais dont les meubles pour cause de dettes disparaissent parfois, Patrick Modiano se sent l’impératif d’aller à la recherche des détails pour, enfin, par l’écriture, établir qui ils sont, ces parents. Surtout, qui il est, ce père. Père qui a, pour son fils, l’obsession du diplôme. Qu’il soit casé, en somme. Même s’il veut écrire ! Qu’il ne soit plus à charge du père.

A l’âge de la majorité, vingt-et-un ans à l’époque, Patrick Modiano n’est plus à la charge de son père. Et, en même temps, son premier roman vient d’être accepté.

La question, dans ce livre, semble insister autour de ce père. La mère comédienne ne s’occupe pas vraiment de son fils, mais disons que ce climat de précarité dans lequel cet enfant vit, c’est en quelque sorte le lieu que le père lui ouvre sur cette terre. Famille éclatée, le père faisant le contraire d’assurer un intérieur sûr, confortable, la mère ne faisant que confronter son fils à la réalité inconfortable que ce genre de père à l’activité mystérieuse et aux identités changeantes offre, elle fait littéralement vivre son fils là-dedans de manière impitoyable et sans état d’âme, le cœur sec.

Et là, il a constamment l’impression que ce n’est pas sa vraie vie, qu’il ne vit pas vraiment, qu’il n’est pas encore lui, que ça défile tout autour de lui et que lui ne bouge pas, comme enfermé dans un rêve immobile et absurde.

En fait, c’est parce que l’intérieur dans lequel le père fait vivre et que la mère ne fait rien pour l’épargner au fils, ce lieu-là est précaire, aléatoire, jamais encore bien bâti, bien meublé, bien tissé d’habitudes, non, c’est toujours changeant, il y a énormément de personnages, souvent douteux, bizarres, magouilleurs, en affaire avec le père. En même temps, ce père qui eut des années très fastes, ce père qui a le sens des affaires, de la haute finance, même si c’est la misère, Modiano qualifie pas par hasard cette misère de "misère dorée". Comme s’il pouvait tout le temps devenir riche demain.

Alors, on pourrait imaginer une mère y croyant sans fin, quelque part en elle, et faisant du théâtre en attendant, rêvant d’une vie riche s’éloignant de plus en plus, surtout lorsque ce père se remariera avec une autre femme, habitant à l’étage au-dessus avec elle. Peut-être que ce père confrontant l’enfant, après sa mère, à cette réalité si précaire, mais à cette misère dorée, n’a-t-il jamais fini de faire espérer des jours meilleurs, et que le défilé des personnages, les nombreux rendez-vous, les différentes affaires obscures, tout cela faisait-il miroiter qu’enfin, enfin…et puis non ! Le jeune Patrick Modiano attend que ce soit enfin la vraie vie. Et que celle-ci advienne par son père. Il attend cela inconsciemment, bien sûr. Il attend de se faire faire par des parents, par une généalogie, gestation ballottée interminable. Puis la naissance, ce sera autre chose.

Et puis finalement, n’est-ce pas par la résistance à son père, qui veut le caser, se débarrasser de lui, que le jeune homme se fait vraiment ? Alors, il sort d’un rêve. Celui d’être enfin entretenu par son rêve dans un monde familial normal, bien établi, pas mystérieux. Il cesse d’espérer cela. Il écrit à son père, en l’appelant Monsieur, comme pour prendre de la distance, qu’il refuse ce que celui-ci a décidé pour lui. Son père lui répond de manière sèche que d’accord, il considère qu’il n’est plus à sa charge.

Père et fils ne se reverront plus.

Mais c’est un événement symbolique. En fait, le fils a cessé d’espérer que par ses affaires mystérieuses le père le ferait réintégrer un monde doré, qui était peut-être aussi un rêve déçu de sa mère. A vingt-et-un ans, le fils a réussi à se débrouiller. Il est reconnu comme écrivain !

"La menace qui pesait sur moi pendant toutes ces années, me contraignant à être sans cesse sur le qui-vive, s’était dissipée dans l’air de Paris. J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps." Très très belle phrase de la fin ! L’écrivain est enfin sorti d’un fantasme d’être choyé au sein d’un monde du père redevenu doré au bout de la misère dorée, il peut enfin advenir à une vie vivante, non pas une vie dans laquelle il ne serait pas vraiment là. Alors, un pedigree ne peut-il pas aussi s’écrire : il vient d’un père et d’une mère qui n’avaient jamais rendu en vérité possible qu’il croit en un lieu matriciel non ruiné, non détruit, même s’il a passé son enfance à n’en pas finir de le vérifier et à en faire le deuil.

Alice Granger Guitard



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