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Les communions humaines

Régis Debray, Fayard, 2005

mardi 29 mars 2005 par Alice Granger

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Parce que le mot religion est trompeur, flou, que son emploi est inflationniste ou s’essaie à la dénégation, ou bien parce qu’il désigne seulement les confessions immatriculées, parce que souvent l’histoire des mots, des sociétés et des cultures n’a pas droit de cité si c’est ailleurs que l’Europe, parce que le delta "religion" est devenu un terrain vague marécageux, Régis Debray propose dans ce livre un autre mot, la communion.

Non sans revenir d’abord à ce mot "religion", qui est un carrefour étymologique, écrit-il. Mot qui croise les registres du recueil et ceux de la relation. Mot qui est à la fois un faux-ami et un mot valise donnant l’impression qu’on sait ce qu’il transporte.

Notre tradition de pensée semble postuler qu’en amont de l’histoire il y a une Idée platonicienne de la religion, qui serait d’essence monothéiste. Idée, souligne Régis Debray, qui semblerait idéaliste à un Chinois, un Indien ou un Japonais étrangers à cette Idée selon laquelle si on a une religion on ne pourrait pas en avoir une autre.

Pas de trace de "religion" dans nos textes sacrés, pas plus en sanskrit, où le mot "dharma" signifie "la voie", "l’enseignement", "l’obligation", qu’en hébreu où "dat" est un terme de droit politique emprunté au persan et signifie "jugement, décret", qu’en grec (où le mot "religion" n’existe pas) où "thrèskeia" s’applique à des observances de prescriptions cultuelles, qu’en arabe classique où "dîn" veut dire "la dette" et plus largement ce dont on est obligé de s’acquitter, la créance, qu’en chinois, où "tao" signifie "la voie" et indique à la fois la connaissance de la marche des choses et l’emploi qui peut être fait de cette connaissance, et où "rujiao" la doctrine de Confucius désigne un recueil de principes moraux et cosmologiques. Ce qui, en chinois, ce rapprocherait de notre "religion" serait la notion d’école, fondée sur l’enseignement des ancêtres, le "zônj-giao", en japonais le "shû-kyö".

Les chrétiens ont traduit par le même mot, "religion", de manière approximative, tous ces termes. Or, l’absence d’équivalence n’est pas du tout anodine !

Mais, se demande Régis Debray, cette façon de faire, d’où vient-elle ? De l’empiètement d’une civilisation triomphante sur des civilisations vaincues, une sorte de détournement d’identité et de quiproquos de bonne foi, comme si la régie romano-chrétienne autorisait, écrit Régis Debray, à ignorer tous les autres scénarios qui se jouent ailleurs. Abus de pouvoir. Or, l’espérance chrétienne d’une vie après la mort n’existe pas par exemple dans la tradition hindoue où ce qui est à espérer n’est pas la résurrection mais la disparition du corps et de l’âme individuels, ni dans la doctrine bouddhique où la belle mort est la mort définitive et sans lendemain. A côté de cet abus de pouvoir, Régis Debray reconnaît à l’Occident le mérite d’une curiosité certaine envers ses dominés et ses rivaux, et c’est une grandeur intellectuelle qui lui est propre, qu’ignorent Chinois et Indiens. Mais, au lieu de tenter de les voir tels quels par un dépaysement, une mise à distance, l’Occident comprend là-bas avec les outils intellectuels d’ici.

L’islam, rappelle-t-il, n’est pas seulement une religion, mais aussi un droit, une politique, sans équivalent dans les Evangiles. Dans l’islam, droits, coutumes, usages, tout cela est inséparable de la religion.

Comment se fait-il donc que les croyances de la mosaïque humaine se soient indexées sur le christianisme, se demande Régis Debray. C’est parce que cette secte chrétienne s’est elle-même, par stratégie, romanisée, a choisi librement de se représenter et de se proclamer en langue latine, en s’appropriant littéralement la mentalité et le vocabulaire romain, et pouvoir christianiser ce monde romain le moment venu. C’est-à-dire que le christianisme n’est pas né comme une religion. Pensant en grec, langue où le mot "religion" n’existait pas, il n’a pas grandi dans le moule d’une religion.

A chaque stade du développement chrétien, on observe cet art de l’appropriation. Au premier siècle, en milieu hébraïque, la secte chrétienne renverse l’ordre de proclamation biblique en mettant l’homélie avant les prophètes et les prophètes avant la Thora mais en gardant le souffle prophétique d’empreinte juive, puis en milieu helléniste, au deuxième siècle, elle a renversé la démarche philosophique de la raison en démarche de foi en gardant l’élaboration métaphysique d’essence grecque, et en milieu latin, au troisième et quatrième siècle, ce mouvement figé en institution renverse le simple signe d’appartenance à un Etat, une Cité, une Famille en un bloc de foi révélée et à jamais déposée dans un corps mystique, l’Eglise, en gardant le juridique et le politique. Dans le christianisme, il y a donc à chaque étape une transmission et une subversion, où reste toujours quelque chose de chaque phase, comme le coucou se met dans un nid étranger et y fait couver ses œufs.

Cependant, insiste Régis Debray, pour donner des arguments en faveur de sa proposition d’un autre mot, la communion, le mot "religion" est romain. C’est une notion juridico-politique. Et au troisième millénaire nous adoptons encore les paramètres romains pour évaluer les croyances étrangères.

Or, le latin "religio" a pour premier sens "scrupule", donc un sentiment subjectif, défini par Benveniste comme une hésitation qui retient, un sentiment qui dirige vers une action ou qui incite à pratiquer le culte, et par Dumézil comme un mot qui a fini par désigner l’ensemble des rapports de l’homme avec l’invisible, mais qui signifie d’abord le scrupule, c’est-à-dire l’arrêt, l’hésitation inquiète devant une manifestation qu’il s’agit de comprendre pour s’y adapter.

Mot formé sur le verbe "releggere", signifiant "recueillir, recollecter", antonyme de "neg-ligere" , "négliger".

Et l’étymologie chrétienne : "religare", relier.

Donc, souligne Régis Debray, la "religio" romaine c’est un ensemble ordonné de célébrations publiques, ce ne sont pas des croyances, c’est un système juridique d’encadrement des populations avec sa pyramide hiérarchique. Le mouvement chrétien a capté à son profit la substance organisationnelle de l’empire romain, ses règles canoniques. Et l’institutionnalité sera intellectualisée, un arrière plan eschatologique et moral sera rajouté à la notion juridico-politique.

Par ce livre, et la proposition d’un autre mot, Régis Debray s’insurge donc sur l’abus de la position dominante qui se vérifie par le mot "religion".

Le mot "communion" ne revendique aucune position dominante. Il exprime une dimension collective inhérente à l’exercice d’un culte, il combine la conjonction à l’horizontale avec une adhésion à la verticale à un être, un principe ou une entité supérieurs, il est polysémique, c’est de la relation ressentie en émotion, et ce qui sera commun aux membres de cette communion humaine leur sera extérieur et supérieur. Régis Debray constate que sur cette terre, là où il y a communauté, on trouve toujours en son centre et au dessus d’elle un point de créance partagée, périodiquement réactivée. Il note que communion consonne avec institution plutôt qu’avec association. Qu’il y a des communions de toutes tailles et de toutes natures. Dans le monde matériel comme dans le monde spirituel. Compagnonnages, etc… Ce mot "communion" étant posé, le mot "religion" pourra servir de bouc émissaire, on va se défausser sur le mauvais objet d’un ensemble de traits déplacés pour l’aspirant self-made-man qui s’imagine tout pouvoir acquérir par l’argent sans rien devoir à personne.

A ce self-made-man, Régis Debray rétorque par le symbolique, c’est-à-dire ce dont nul n’est propriétaire, qui ne s’achète pas, ne s’échange pas, mauvaise surprise pour l’émancipé, des biens collectifs qui ne sont pas des biens mobiliers ou immobiliers, dette. C’est là le point fort de ce livre ! L’introduction de quelque chose dont personne n’est propriétaire. Le symbolique. Et la capacité du symbolique de chaque être humain. Voilà la chose géniale qui est le pivot de ce livre.

Alors, Régis Debray campe les gens de notre temps : qui ne croient ni en Dieu, ni en le Diable, ni au Père Noël, qui sont rebelles à l’uniforme et à la norme, qui sont des intellectuels vertueux, et qui errent au milieu d’une foule pressée, amorphe, indifférente. Et là, la question inattendue, perfide : et si vous deviez, comme ça, tout d’un coup, envisager de passer des années ensemble, comment feriez-vous ? Comment feriez-vous pour que de simples voisins indifférents deviennent des partenaires, pour que s’instaure de la solidarité ? Comment s’engendre un individu collectif ? Question splendide, très forte, et d’actualité ! Comment transformer les "ils" en "nous" ? "Nous" qui devons passer des années ensemble, sans pouvoir nous enfuir dans les distractions. Comment un groupe éphémère d’individus va-t-il pouvoir se transformer en un "tout" durable et résistant ?

Régis Debray nous dit qu’il faut d’abord tracer une frontière, construire une enceinte, inventer une membrane pour distinguer un dedans d’un dehors. Ajoutons : c’est donc qu’il y a soudain la sensation que ça, c’est perdu, qu’il y a un risque inouï d’envahissement tout autour. Sensation de la peau. De la déchirure. D’une perte de protection.

Ensuite, il faut se donner une origine : un père de convention, un événement, un idéal, un totem, un principe suprême, une ascendance.

Puis il faut doter le groupe d’une filiation, d’un récit, d’une généalogie. Et enfin établir une hiérarchie interne.

Voilà, dit-il. Un protocole qui n’a jamais changé : la créativité religieuse et le génie de l’organisation vont de pair. L’aspect technique d’organisation, écrit-il, oblige à quitter le domaine de la représentation pour celui de l’opération, la communion nouvelle fait tache d’huile par un art de fédérer que les gestionnaires de tous poils pourraient envier. La hiérarchisation est obligatoire.

Mais transcendance et clôture vont de pair. Ce qui unit sépare. Et une chose est sacrée lorsqu’elle est mise à distance des autres choses. En ce sens, chacun ne se reconnaît-il pas quelque chose de sacré, qu’il situe à distance de tout le reste ? La clôture à l’horizontale suscite toujours une ouverture à la verticale. Et, remarque Régis Debray, les sans-frontières se sentent souvent captifs alors qu’ils ne se reconnaissent pas de frontières, ils sont enfermés dans leur mal-être, prisonniers de leurs richesses, de leur plein. Bien sûr, la clôture dans une institution réclame un bris de clôture, mais pour refaire une clôture assez vite.

Pourquoi, écrit-il, le sacré colle-t-il à notre peau ?

C’est à cause du principe d’incomplétude ! Parce que aucun ensemble ne peut se clore à l’aide des seuls éléments de cet ensemble ! Lorsqu’un dedans a ce besoin vital de se démarquer d’un dehors (envahissant ? violeur ?), il y a un dessus à inventer. Il faut délirer pour relier. Toute fermeture exige de se référer à quelque chose situé en dehors du plan de bouclage. L’union en dedans implique toujours une division d’avec un dehors, sinon ce serait une incohérence ! La démarcation d’un "nous" procède d’une altercation avec un "eux" écrit Régis Debray. "Eux" envahissants ? "Eux" qui ne reconnaissent pas notre dedans ?

Et il se demande : devant tous les pasteurs d’âme, ne ferions-nous pas trop de crédit à leur prêchi-prêcha et pas assez à leur savoir-faire ?

C’est de la capacité symbolique de l’humain dont il s’agit dans ce livre ! Quel est le fonctionnement symbolique de l’esprit humain ? C’est tout ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance, c’est le fait que sapiens sapiens mette spontanément en correspondance le visible avec de l’invisible, le présent avec de l’absence, du matériel avec de l’immatériel, cette "autre chose", étrangeté invisible et supérieure, qui fait obligation, et qui est en général un être de parole, prenant bien des aspects. Don de double vu, faisant appréhender le réel comme l’apparence du réel.

L’exilé natal ne se sent jamais à sa vraie place, pré-ceci ou post-cela, il a été ou il sera un jour. "Le fait est que les faits ne nous suffisent pas", écrit Régis Debray. Principe d’incomplétude ! L’esprit humain, et notre cerveau, ne peut s’empêcher de se référer à des choses qui ne sont pas des choses. Faculté de rêve les yeux ouverts. Faculté qui sans doute n’existait pas dans un encéphale d’hominidés d’il y a 800 000 ans.

Les territoires d’une tribu, d’une nation, d’une chasse, sont toujours investis de récits, de songes, de cérémonies, et la périphérie est dévaluée. Chaque production mythique fait résonner une corde sensible, cette aptitude à vivre l’ici sur fond d’ailleurs. Quelque chose nous a été transmis qui fait lien entre générations, et déborde notre présent, une dette doit s’acquitter, et il y aura toujours trop de reste, reliquat ou remord.

Voilà : selon régis Debray, la finalité divine de la trajectoire humaine est un produit dérivé de notre aptitude symbolique, c’est la tendance irrépressible à faire ployer toute présence (qui serait sinon envahissante et terriblement dangereuse ou ennuyeuse comme du trop plein ?) sous une représentation, donnant à notre être une raison d’être impalpable mais donnant en retour un caractère de nécessité, celui de donner un sens à sa vie.
De toute façon, tout désenchantement d’un domaine d’investissement symbolique , comme aujourd’hui la politique et ses utopies, suscite tout de suite le réenchantement d’un autre, par exemple la culture.

Les communions par transcendance existaient bien avant la toute récente apparition du Dieu d’Abraham, dit Régis Debray. Et il ne faut pas confondre, écrit-il, le sort fait à une offre religieuse particulière avec la demande de toutes parts d’un minimum de sacralité.

Il faut, dit-il, repartir du départ, c’est-à-dire de l’impossible réel, du fait de notre banal voir-double, qui est un agent démêlant. Nous séparons (ou même nous nous séparons) pour réparer ensuite. La séparation d’abord ! Gestion au jour le jour de la déchirure. Insubmersible dichotomie. Avec ensuite des intercesseurs, des figures du sacerdoce.

Puis régis Debray s’arrête à définir les termes : spiritualité, religions, sacré, croyance.
La spiritualité : de "spiritus", le souffle vital. Quête inspirée. Tressaillement. Mot qui a bonne presse. Méditation privée. Sied au souci de soi contemporain. Bouddhisme qui convient bien à notre individualisme pragmatique, à notre allergie des disciplines, qui recentre l’Occidental sur son accomplissement intime. Part belle qui est faite au tourisme spirituel comme stade narcissique du besoin de communion. Le spirituel comme du religieux sans les inconvénients. Quête spirituelle réduite à ses gains thérapeutiques. Pas de charge identitaire donc pas à défendre de frontière.

La religion : en nous élevant du spirituel au religieux, nous passons du solitaire au solidaire, voire de l’égoïsme tout court à l’égoïsme de groupe…Hors de notre Arche pas de salut…La doctrine religieuse va donner une figure, des emblèmes, des récits, des habitudes, à l’incomplétude. Des cultes institués vont encadrer le rêve, ce sont des machines à intégrer donc aussi à différencier.

Le sacré : quelque chose mis à distance des autres choses. Il est interdit à une communauté de ne pas interdire, donc de ne pas restreindre les libertés. Car une communion suppose une convention, une participation à un mythe historique qui garantit l’intégrité et la permanence du groupe. Un domaine de sacralité sera du même coup délimité. La sacralité ne n’est pas en soi, elle renvoie à une communauté donnée, et chaque communauté constitue son sacré en fonction de ses urgences. La religion n’a pas le monopole de l’administration du sacré. Notre texte sacré est par exemple la Déclaration des Droits de l’Homme. Toute sacralité qui émerge suscite son culte et ses rassemblements. Et, par exemple, lorsque les églises se vident les musées se remplissent.

La croyance : tous les humains sont croyants, écrit Régis Debray. C’est une conviction morale, pratique et personnelle, une certitude qui peut se passer d’argumentation intellectuelle, qui est plus forte qu’une simple conviction admettant une possibilité d’erreur. Les humains, même doués de raison, prennent le plus souvent les décisions les plus importantes de leur vie en fonction de sortes de délires appelées croyances. Toujours des croyances dignes de foi. Qui poussent à se battre, à aimer, à retrouver ce qu’on a perdu. Si l’acte de connaissance permet de grands progrès, l’acte de foi fait accomplir de grandes actions.

Je n’ai fait, dans cette note de lecture, que suivre pas à pas l’argumentation très efficace de Régis Debray. Comme toujours, ce qu’il écrit est très érudit et convaincant.

Alice Granger Guitard



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