Editions Desclée de Bouwer, 2010
dimanche 7 mars 2010 par Alice GrangerPour imprimer
Par son choix de réunir dans ce livre trente-trois textes d’auteurs partageant avec lui cette passion de la langue française, Gérard de Cortanze réussit à travers chacun d’eux à me faire retrouver cette joie très spéciale de petite fille commençant l’école, à cinq ans, école communale d’autrefois avec une institutrice très rigoureuse et exigeante pour nous faire apprendre et aimer le français. Je pourrais aussi dire, étant donné l’importance extrême dans ma vie de ce formidable départ que fut le commencement de l’école, comme François Cheng auquel Gérard de Cortanze dédie ce livre, « j’ai éprouvé cette ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » Adopter avec passion cette langue de l’école apporta des récompenses à la petite fille que je fus. Renaissance par la langue française. Alors même que le français était pourtant ma langue maternelle, je m’aperçus dès la première année d’école que je devais l’apprendre comme une autre langue, comme si ce passage avait été l’occasion de comprendre que seul l’intellect, l’appropriation des mots, des phrases, la possibilité de nommer, peut ouvrir sur les sensations : intellect d’amour. Loin de cette génération d’enfants contemporains dont parle Patrick Chamoiseau, qui ont relativisé la question de la langue, moi elle m’a sauvée aussi, elle m’a fait ressusciter. Gérard de Cortanze est fils d’immigrés italiens qui se reconnaissaient des devoirs envers cette langue accueillante, il reprend à son compte, ici, ce devoir, tout en rappelant que cette langue s’est construite sur la diversité. Patrick Chamoiseau aime ce français qui ne sombre pas dans le vertige de Babel, qui sort des orgueils linguistiques, qui ne demeure elle-même que dans la fluidité où elle change. La rigueur de la langue française, sa précision, sa clarté, « la puissance avec laquelle le français s’empare du réel pour le penser, le clarifier, le transformer »(Andreï Makine), cette France où « l’être est ici immédiatement logique » (Julia Kristeva), cette « sérénité ponctuée des mots français », cette « France dans ‘souffrance’ »(Julia Kristeva), tout ceci constitue une base très solide pour s’ouvrir à la langue de l’autre, en être dérangé et enrichi. Je comprends bien cela : il y a un départ définitif, une perte, qui préside à la découverte et à l’apprentissage de la langue, celle de l’école c’est aussi une autre langue, et je vais faire des efforts incroyables pour apprendre sa syntaxe, sa grammaire, son vocabulaire. Cette grande ouverture que ce fut reste comme paradigme pour s’ouvrir au multilinguisme, comme Chamoiseau écrit « envisage-toi dans des sociétés ouvertes trans-multilingues », autre chose que la francophonie.
Gérard de Cortanze écrit dans sa préface : « J’aime assez l’idée d’une langue française à laquelle un ministre audacieux lui soufflerait : ‘Enrichis-toi de l’autre et des autres, laisse venir à toi les consonances étrangères, les concepts inconnus, les vocables nouveaux. Rejette la xénophobie, le chauvinisme, tous les racismes’ ». J’entends : reste devant la langue de chaque autre comme tu fus petite fille au seuil de l’école, saisie certes d’inquiétude devant l’immensité des efforts à fournir, endolorie de l’arrachement au temps d’avant l’école, mais littéralement saisie par la puissance de la langue apprise. C’est pour cela que lorsque j’ouvre un livre, ou que j’entends quelqu’un parler, que l’auteur ou ce quelqu’un soit français ou étranger, je sens intact ce dépaysement d’autrefois, et je me sens attirée à l’intérieur d’une nouvelle classe.
Voilà : Léopold Sédar Senghor le dit si bien : « nous sommes des métis culturels. » Chacun de nous est toujours en train d’apprendre une autre langue, lorsqu’il rencontre l’autre, sa parole, son œuvre, sa bizarrerie, sa singularité, et il s’agit de rester dans la fraîcheur par rapport à la richesses qui s’ouvre et ne s’offre qu’à l’effort.
Esprit romantique, ardent et intransigeant, Gérard de Cortanze veut faire pour le français des rêves d’absolu, et que cela devienne une terre de promesses et une espérance.
Parcourons les textes, saisissons quelques mots. Joachim du Bellay écrit un manifeste pour assurer au parler populaire et au parler national la prépondérance défensive sur le latin, notre langue ne devant pas être déprisée. « … tous les savants hommes de France n’ont point méprisé leur vulgaire. » Ne pas avoir honte de sa langue.
Etienne Pasquier, juriste parisien (1529-1615) écrit que la pureté de la langue (qu’il oppose au latin et à l’italien) n’est pas restreinte en un certain lieu du pays, mais est éparse dans toute la France, et qu’il faut, comme l’abeille, butiner sur chaque fleur pour former son miel, il faut fureter par toutes les autres langues de notre France. C’est écrit il y a quatre siècles ! Hélas désormais l’enjeu de la langue ne semble plus intéresser…
Henri Estienne peste contre le français italianisé et espagnolisé, qui a perdu l’accointance avec ce beau et riche langage grec.
Rivarol, jeune écrivain d’origine piémontaise, écrit en 1782 un « Discours sur l’universalité de la langue française ». Il dit que cette langue sûre, sociable, raisonnable, c’est la langue humaine. Elle se distingue des langues anciennes par l’ordre et la construction de la phrase, un ordre direct, clair, favorable au raisonnement mais presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier objet qui frappe le premier. Voilà qui est très intéressant ! Il faudrait d’abord s’arracher aux sensations, comme à un ventre. Naître par la langue ? Le français, écrit Rivarol, est le seul a être resté fidèle à l’ordre direct, « comme s’il était tout raison ». C’est alors en vain que les passions nous bouleversent, « la syntaxe française est incorruptible. » C’est incroyable ! La langue française comme celle du sevrage, de la coupure du cordon ombilical, refoulement de la passion maternelle ?
Rémy de Gourmont regrette la longue tutelle du latin que la langue française a subie. Mais peut-être qu’au contraire ce latin, paradoxalement, en étranglant au passage les mots étrangers, a empêché l’invasion, de sorte que la pureté du français a été sauvegardée de ce qui le menace maintenant, dit-il, au point qu’il semble que notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté est rabaissé en un patois. De tout temps, nous avons emprunté à d’autres langues, mais de manière naturelle, en faisant fondre le mot étranger dans la couleur générale. Aujourd’hui, dit-il, le mot étranger reste visible comme une tache. Au fond, on ne peut s’enrichir des autres qu’en gardant son âme, c’est-à-dire sa singularité, son unicité.
Claude Favre de Vaugelas, qui vit naître l’Académie française, s’écrie « Ce n’est donc pas une acquisition si aisée à faire que celle de la pureté du langage… » Il y faut des années, être assidu à la cour et la fréquentation d’auteurs, et ne pas se laisser corrompre par la contagion des provinces en y faisant un trop long séjour. Met-il l’accent sur la rupture d’avec les sensations, une sorte de sevrage, aller vers l’intellect ? Refoulement originaire ? Impossibilité de revenir en arrière, signifié par les provinces.
Voltaire : « L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases répand dans notre langue une douceur et une facilité qui plaît à tous les peuples… La liberté et la douceur de la société n’ayant été longtemps connues qu’en France, le langage y a reçu une délicatesse d’expression et une finesse pleine de naturel qu’on ne trouve guère ailleurs. » La liberté : une question de langue ! Se séparer par la langue ! Se sevrer ! Douceur ! Cette douceur dans le sillage de l’intellect ! Ferdinand Brunot (historien de la langue française), dès la fin du XIXe siècle, comprend que la langue française est fondée sur l’usage, elle s’enrichit par des mots populaires ou savants, restant exacte et précise, si bien que le vocabulaire du français est énorme alors même qu’il ne possède qu’une quarantaine de phonèmes. Vocabulaire mobile, mots français qui ne se groupent pas aisément en familles, caractère abstrait, ne faisant souvent pas image, précision, donc outil merveilleux de précision et de richesse. Mais il faut aussi confronter sa richesse à celle d’autres langues…
Paul Valéry note que le français est bien séparé des autres langues par la diction, par la rigueur et la complication des règles de l’orthographe et de la syntaxe, mais aussi par une remarquable tendance à n’employer qu’un petit nombre de mots. Il dit que notre parole est plane, ne chante presque pas, elle s’est développée vers un art savant et formel, très distinct et très éloigné de toute production naïve et populaire. Plus faite pour la prose que pour la poésie ? Valéry note que le trait le plus particulier de notre littérature est sans doute cette action puissante et permanente de l’esprit critique s’attachant à la forme, depuis la Renaissance, alors le dogme du style n’a cessé d’exercer une excellente tyrannie sur les productions des écrivains.
Albert Dauzat, qui a écrit « Génie de la langue française », dit que la langue est un héritage qui se transmet, dont chaque génération est comptable vis-à-vis des suivantes, sur laquelle chaque âge a mis son empreinte. Il rappelle que depuis longtemps les étrangers ont rendu hommage à la clarté de notre langue, ajoutant que le français n’est clair que si on sait le manier ! Elle perd les esprits confus… Besoin d’ordre intellectuel. La tendance à la paresse verbale ne cessant de surgir, il a toujours une crise en cours contre laquelle réagir… Le français recherche la précision des mots. Langue de distinctions. Délicats instruments de pensée. Affinage par l’effort obscur du peuple, par le travail réfléchi des maîtres. Langue qui tend à réduire le décalage, observé dans toutes les langues, entre la pensée et l’expression.
Thierry de Beaucé rappelle que nous avons vécu sur le mythe du français langue diplomatique du monde civilisé, la réalité nuançant ces proclamations orgueilleuses, bien sûr…
Gabriel de Broglie, ancien vice-président du Haut Comité de la langue française, Académicien depuis 2001, pense qu’il y a beaucoup plus de gens qu’on ne croit qui se préoccupent de l’avenir du français. Il voudrait que, tout malmené qu’il soit, le français inspire confiance. Il dit qu’il faut compter la langue comme un pouvoir, et que les multinationales ne sont pas responsables de son déclin. Il constate que depuis deux siècles, le français se détériore mais que sa structure reste étonnamment fixe, et que la langue garde sa vigueur, la création rejaillit, la zone d’influence du français se réduit et s’étend en même temps.
Pour Ernest Renan, le français est le lien social par excellence. Il dit toujours des choses libérales, ne sera jamais la langue de l’absurde, ni une langue réactionnaire. Langue bienfaisante et aimable pour l’humanité. Douceur des choses dites en français ! Cette langue améliore, elle est une école. « Les choses populaires sont presque toutes des choses fort aristocratiques. » « En fait de langue, il faut le nombre. » Et oui !
Combat pour la langue française ! Maurice Druon a amorcé la lutte contre l’invasion par l’ « anglosabir » et les jargons technocratiques. Il dit que la langue française appartient au patrimoine commun de l’humanité. Langue de droit, en laquelle l’homme ne peut pas tromper l’homme. Il rappelle que chaque langue est unique, et que toutes les langues sont complémentaires, le français étant incomparable par sa précision dans la variété. Ancienneté, lenteur de sa formation, diversité et richesse. C’est grâce au français que de nombreux peuples, notamment en Afrique, ont accédé à la personnalité nationale, que se sont construites leurs administrations, écoles, universités et économies. Notre civilisation ne peut que s’enrichir au contact de ces nouvelles nations. Langue de civilisation et de communication. Elle a déposé la mémoire aux quatre coins du globe. Langue qui est issue de l’ancienne souche latine, elle-même puisant dans d’illustres civilisations parmi lesquelles la grecque. Langue la mieux faite et la mieux placée pour transmettre le testament des civilisations, ce qui permet aux successeurs de continuer de bénéficier de leurs acquis fondamentaux et irremplaçables.
Pour Jean Dutourd, la langue française est en danger comme elle ne l’a jamais été. Il dit que le langage conditionne tout, charpente et ciment des civilisations, notre charpente est en chêne, solide et ancienne. Il s’agit de rester fidèle à son âme, ne pas céder aux effets de mode, aux grands ensembles humains qui aujourd’hui sont avec la télévision animés d’idées simplistes. Cette fidélité résiste à l’uniformisation des humains sur la planète. Refus de se transformer en colonies parlant petit-nègre. « La langue française est belle parce qu’elle est vieille. » « Chaque mot a été roulé par les âges. » L’étymologie raconte sa vie séculaire.
Albert Dauzat, au début du XXe siècle, s’engage dans une croisade contre la corruption générale de la langue, il évoque de nouveaux périls, une crise de la langue. Argot, jargon sportif, parler populaire. Comme si soudain ce qu’il y avait avant était devenu archaïque face à une uniformisation des humains fondée sur la notion de progrès grâce à la technique et aux sciences. Il ne peut pas y avoir de langue artificielle, internationale. On dirait qu’à nouveau la langue française doit analyser, défendre et déployer sa raison d’être, entreprendre comme jamais d’entendre ce que cela signifie parler, être en parlant, quels refoulement et résistance se mettent en acte à travers elle. « Une langue qui n’a pas été vécue ne saurait créer de la vie. »
René Etiemble : entre 1945 et 1963, les Français ont saboté le meilleur de leur langue. Curieux comme cela coïncide avec l’arrivée de l’Amérique… Il a introduit le terme « franglais ». 1974, le nouveau président élu fait allégeance à Washington… Anglais de l’Amérique comme langue des affaires, des documents internationaux et politiques.
Claude Imbert, grand journaliste voit aussi la langue française en péril. Il voit la nation troublée par tous les ailleurs des temps nouveaux. Il dit que la langue française n’est plus enseignée dans ses fondements. Mais est-ce la raison principale ? Culte du progrès, culture de masse, diktats des besoins à satisfaire, tourisme de masse, impact des images et de la télévision pour formater les esprits : plus besoin de la langue dans cette sorte de maternage généralisé, plus besoin de cette langue qui, au contraire, est résistance absolue, coupure du cordon ombilical, écoute de l’expérience des prédécesseurs pour ressusciter par la langue, par l’intellect, par la pensée critique. C’était un autre temps, l’école primaire de jadis ! Il n’y avait pas encore la tentation massive, anesthésiante, de rester à jouir des objets, à se distraire, à bien agir dans le tout formaté. Révolution culturelle d’aujourd’hui ? Plutôt : têtes en permanence envahies, colonisées, formatées. La langue, n’est-ce pas justement la résistance à cette invasion pour le bien ? N’est-ce pas une ré-appropriation de sa propre vie, en l’arrachant à tout ce qui s’occupe d’elle en imposant une passivité et une servitude volontaire masquée par l’aspect cool et le pousse-à-jouir ( ceux qui en sont exclus sont prisonniers de leur envie de jouir un jour et ne voient jamais l’aspect si passif, qui appauvrit la pensée critique, la pensée résistance) ? « On a jugé l’enfant-roi capable de construire lui-même ses propres savoirs ; et propulsé l’inculture et ses tags créatifs en icônes de la modernité. » L’enfant-roi…
Hélène Carrère d’Encausse, heureusement, abandonne la complainte du français perdu. L’heure est pour elle au multilinguisme, et l’anglais est un défi à relever pour l’Europe ! Retrouver la langue pour ressusciter hors du traitement de masse des humains ! Retrouver, chacun, sa langue, comme acte de résistance à tout ce qui nous veut du bien et nous assigne à la passivité, à se laisser imbiber. Le français ne peut se défendre contre l’anglais qu’avec les autres langues d’Europe. En somme, la France doit aussi faire le deuil de sa langue universelle ! Ne doit-elle pas, cette langue, s’entendre comme un acte individuel d’arrachage à la masse, de naissance sur cette terre-là particulière ? Multilinguisme « fondé sur la prise de conscience d’un monde transformé, d’une identité européenne en construction dont la diversité linguistique est une composante essentielle. » Les pays européens ont en effet en commun cette même invasion par un traitement de masse centré sur l’idée du progrès, de l’argent, venu d’Amérique (mais Hitler n’avait-il pas imaginé cela avant pour sa race supérieure ?), et chaque pays peut retrouver sa langue en commençant à résister, à se détacher de la matrice qu’est cette uniformisation. Certes, il y a une révolution des mentalités. Chacun revendique ses conforts, ses droits, ses jouissances. Hélène Carrère d’Encausse dit que la complainte du français perdu n’est plus d’actualité car le projet francophone, linguistique et culturel, des fondateurs est de retour. Paradoxalement, la mondialisation, conséquence première de la révolution des technologies de l’information et de la communication, s’accommode mal de l’uniformité, notamment linguistique. La résistance jaillit de la tentative d’uniformisation. La France y retrouve son prestige et son aptitude à rayonner.
Raymond Queneau souligne l’écart entre la langue écrite et la langue parlée qui évolue. Langue parlée qui introduit du nouveau matériau, qui rafraîchit. Dante et la langue vulgaire qui devient l’italien… Jacques Laurent ne veut pas mettre le français dans une cage, c’est une langue vivante. Mouvement perpétuel du langage. Dominique Noguez appelle à l’esprit de résistance contre le fait que depuis quelques années dans beaucoup de secteurs on fait parler anglais. « Ils oublient surtout que la langue n’est pas un vernis, une marchandise, n’est pas un matériau comme les autres : elle est ce qui porte et structure la pensée. Elle est comme l’oxygène ou comme la peau. On n’en change pas comme d’une chemise. » Il appelle à ne pas accepter le travail d’autodestruction collective ! Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ! Je dirais : droit pour chaque humain de se sevrer du traitement de masse matriciel, et de disposer de soi-même en commençant par résister, par naître en perdant, en se déracinant de ce traitement uniformisé. Contre le rouleau compresseur de l’uniformité. Contre cette dépendance ! Droit d’être comme l’histoire nous a faits. Persister librement dans son être. Pourquoi, se demande Noguez, la jeunesse, par exemple la francophone, est de moins en moins attirée par la culture de ce pays ? Difficile d’aborder ce problème, tant il touche tous les aspects de la vie. Il faut une décision politique, mais, plus encore, s’interroger sur les raisons du succès du concurrent. La sous-culture qu’il diffuse vise non pas les adultes les plus éduqués, mais les dix-douze ans d’âge mental et les moins éduqués. Lutter contre l’adversaire en devenant comme lui ? Ou faire comme les Albanais, autarcie ? Faire autre chose ? Reconquête ! Je dirais : sevrage, aptitude à laisser, s’écarter, laisser en arrière la masse matricielle. Se réapproprier les choses en marchant dans les traces des prédécesseurs. Pas de ghettos francophones, pas de jérémiades, mais une contre-attaque vivante, joueuse, ironique, ne pas avoir faim de cette auto-colonisation. Voir en face que les Anglais et les Américains mènent depuis longtemps un vrai combat pour l’hégémonie de leur langue.
Pierre Maillard, ancien conseiller du général de Gaulle, dit que l’âme d’un peuple vit dans sa langue. La langue n’est pas neutre ! Identité profonde de la nation. Patrimoine national. André Brincourt : la langue française est une terre d’accueil. Il y a tant d’écrivains venus d’ailleurs qui habitent notre langue ! Famille venue d’ailleurs : Hector Bianciotti, Jorge Semprun, Andreï Makine, Eugène Ionesco, Tahar Ben Jelloun, Julien Green, François Cheng, Julia Kristeva, Patrick Besson, Léopold Sédar Senghor. Cette autre patrie faite de mots donnés en partage. Comme si eux savaient mieux que nous l’enjeu de notre langue française… Terre d’asile, langue d’accueil. Lire et entendre ceux qui arrivent d’ailleurs, choisissent notre terre et notre langue. Entendre notre langue française en faisant le détour par eux, ces étrangers. Se sentir soi-même étranger. Perte, comme le dit Julia Kristeva, de la langue maternelle. Langue française comme une langue étrangère qu’on apprend. Sentir ce déracinement. Savourer la disponibilité de notre langue dans l’expression de la diversité. Patrie trouvée de la langue. Caractère pluriel de la Francophonie. Sang neuf dans notre encre. « L’éclairage qui vient d’ailleurs réinvente les ombres et les perspectives. »
François Taillandier déclare : « le rapport des individus à l’idiome est le théâtre d’une métamorphose radicale que ses acteurs et ses sujets, la plupart du temps, ne soupçonnent guère. » Ce qui est concerné n’est pas tant la langue mais sa place dans une société en perpétuel mouvement. Il dit qu’il faut être conservateurs parce que les forces qui travaillent aujourd’hui le monde , celles des marchandises et celles de la technologie, s’exercent dans le pire sens, elles séduisent, elles ont dévoyé le progressisme. Cette nouvelle situation historique du français rappelle que chaque langue est une langue autre, une langue d’une autre patrie. « Sitôt qu’une langue se connaît, elle se connaît comme autre. » Le petit enfant, dans un premier temps, il ne sait même pas qu’il parle, sitôt qu’il en prend conscience il entre dans une langue autre. Il faut passer de l’autre côté pour vraiment savoir et comprendre. Mots sans fin, on ne sait jamais où la langue finit, elle reste donc étrangère. La langue dite maternelle est en fait la première langue étrangère ! La langue française transmise ou imposée est une construction historique et philologique. Caractère d’altérité de la langue. Et on parle toujours une autre langue que celle dont on hérite, et hériter, c’est sentir sa propre différence, donc sa responsabilité de vivant.
Enfin, Gérard de Cortanze arrive à la question de la francophonie. Il cite Le Clézio qui dit que la chance de la langue française, c’est que les peuples qu’elle a dominés pendant des siècles ne lui en veulent pas, ceci à cause de la beauté de la littérature française. Voici des écrivains venus d’ailleurs. Cioran souligne que les minorités culturelles ressentent la nécessité du grand large. Choix du français pour lui, alors même qu’il s’accorde mal avec son air distingué. Choix de la difficulté… Mélange d’une camisole de force et d’un salon. Julia Kristeva : France, ma souffrance ! « Ecrire en français, c’est traduire la souffrance en goût de vivre. » « Je vis en français. » Mais sa sérénité s’infiltre d’une byzantine inquiétude, et elle déroge au goût français. Elle reste un monstre de carrefour, elle a beau ressusciter en français, elle ne résiste pas toujours aux soubresauts d’une ancienne musique lovée autour d’une mémoire encore vigile. Il y a, dit-elle curieusement, du matricide dans l’abandon d’une langue natale. Si elle a souffert de perdre le miel de ses rêves, ce n’est pas sans le plaisir de la vengeance et l’orgueil d’accomplir le projet idéal des abeilles natales et voler plus haut que les parents. Alors, elle ausculte le cadavre toujours chaud de sa mémoire maternelle, écrit-elle. Ce qui est étrange ! Pour moi, à partir du moment où on s’incline devant la perte du dedans maternel (symbolisé aussi par un pays d’enfance), on ne peut pas commettre de matricide, car ce qui se détruit n’est qu’une sorte d’enveloppe placentaire, au sens où de la mère il n’y en a au sens strict que pendant le temps de la gestation. Le mot matricide est non seulement violent, mais il signifie une dénégation de la disparition de la matrice lors de la naissance. Quitter la Bulgarie ? Mais la Bulgarie elle-même était déjà une autre terre ! J’imagine mal qu’on puisse choisir l’exil sans avoir déjà senti cet exil chez soi ! Sensation chez soi d’être chassé de la réussite qu’on désire. Ailleurs c’est déjà chez soi lorsqu’on n’a pas encore quitté le pays natal, pour ceux qui sont en train de décider de partir. Clarté de la langue et du ciel frais. L’être ici est immédiatement logique. La France : un refuge pour Julia Kristeva. Un refuge. Elle loge son corps dans le paysage logique de France.
Claude Poirier, qui dirige l’équipe du Trésor de la langue française, dit ironiquement que le Québec est redevenu pour les Parisiens un pays où l’on parle français. Le français du Québec porte les traces de ces Français émigrés qui venaient des régions de France. Langues du peuple. Un français imprégné des parlers populaires de France. MarcWilmet évoque le français de Belgique. Le prestige de Paris a joué un rôle capital. Véhicule des Lumières. Léopold Sédar Senghor replace la langue française dans une visée humaniste. C’est avec la concordance des temps, dit-il, que nous trouvons la différence entre le génie français et le génie africain. Ce qui fait la force de la langue française, c’est sa syntaxe. La principale qualité de la prononciation française, c’est sa netteté, sa précision nuancée. La plupart des phonèmes sont articulés dans la partie antérieure de la bouche, ce qui leur donne la netteté. Le visage reste élégant et calme. Andreï Makine s’étonne des Français qui ont laissé leur langue se vider de sa substance, il appelle au sursaut. Le français, dit-il, s’empare du réel pour le penser, le clarifier, le transformer, effort herculéen bien sûr. Tahar Ben Jelloun trouve absurde et blessant de parler de francophonie, cela évoque l’écrivain métèque, alors que le métissage entre deux langues est si enrichissant. On entend la blessure de l’humiliation dans son dire, Kafka, Cioran, Beckett, on n’aurait pas dit qu’ils étaient des métèques… Tahar Ben Jelloun, il entend le mot métèque balancé contre lui. Il riposte en disant que la langue n’appartient à personne en particulier, elle est là, disponible, malléable, vive, cruelle, magnifique, mystérieuse. On sent dans son français la joie cruelle d’avoir pris quelque chose à qui l’humiliait, et de savoir mieux la parler… D’où une passion de la langue française jamais inutile, bien sûr… Tout en se moquant de l’arrogance ignorante d’une langue croyant pouvoir lutter toute seule contre l’anglais et l’espagnol. La langue a besoin d’être aimée, fêtée, célébrée, pour qu’elle s’enrichisse et s’étende. Tahar Ben Jelloun est l’écrivain qui sait l’aimer… comme d’une femme que le mari a délaissée… Patrick Chamoiseau dit qu’aucune langue ne peut se sauver toute seule, et l’hégémonie de la phonie anglaise ne prépare que le lit de sa propre extinction. C’est très intéressant ! L’hégémonie, c’est ce qui donne le plus le désir d’autre chose ! Toute langue conquérante rencontre le sort de Babel, son vertige, il faut sortir des orgueils linguistiques par le multilinguisme, dans des sociétés ouvertes. Il est pour l’abandon du mot francophonie. Pour entrer dans la trans-aventure, où les langues se rencontrent. François Cheng, enfin, a connu avec la langue française cette ivresse de renommer à neuf les choses, comme dans une naissance.
Recueil de merveilles, ce livre que nous a offert Gérard de Cortanze, qui nous fait entendre non seulement une évolution et une transformation du rapport à la langue française des écrivains à travers le temps, mais aussi qu’est-ce que ça implique d’accéder à la langue, qui est toujours une autre langue, même celle qu’on croit maternelle. Le mélange des langues vers lequel nous allons semble nous promettre un dépaysement infini en acte, renouvellement la sensation de François Cheng de « renommer les choses à neuf, comme au matin du monde ».
Alice Granger Guitard
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Messages
1. Passion de la langue française, Gérard de Cortanze, 8 décembre 2010, 22:37, par meleze
Deux exemples récents sont remarquables, celui de Jonathan Littell avec les Bienveillantes en 2006 et celui de Ingrid Betancourt en 2010 "meme le silence a une fin".