Aldo Naouri, Sylvie Angel, Philippe Gutton,Editions Odile Jacob, 2005
mercredi 6 avril 2005 par Alice GrangerPour imprimer
Le même intérêt pour "la mère juive", cette sorte d’"extraordinaire héroïne" comme arrive à la qualifier Philippe Gutton, a conduit ces trois auteurs à écrire ce livre dans lequel chacun d’eux est d’accord pour dire que la mère juive n’existe pas en tant que telle, et que les traits caricaturaux qui lui sont attribués ou bien qui se mettent en relief dans le discours des mères elles-mêmes n’ont pas d’autre spécificité que ceux d’une histoire personnelle, sans jamais qu’une "mère juive" ne se distingue vraiment parmi les mères. Sylvie Angel l’a vérifié dans sa pratique, que ce soit dans des thérapies personnelles ou bien des thérapies familiales, et sans doute parce que, d’être elle-même juive, elle se trouve dans le "vif" du sujet. Alors, sa contribution à ce livre est une enquête sur l’origine de cette formulation sémantique désormais si repérable dans notre environnement culturel mais qui n’a pas existé de tout temps. Aldo Naouri, célèbre, original et brillant pédiatre, l’a vérifié dans sa pratique, pédiatre s’intéressant peut-être encore plus aux mères qu’à leurs enfants, lui-même également dans le "vif" du sujet puisqu’il est juif, "fils" de "mère juive" et père d’enfants de mère juive, ancre l’argumentation de sa participation à ce livre dans cette constatation devenant au fil de sa pratique une certitude que la "mère juive" n’est qu’un mythe sans réel contenu, et il mène son investigation du côté de la Torah et de la tradition juive. Quant à Philippe Gutton, c’est d’abord le seul non juif parmi les trois auteurs. Pédopsychiatre, psychanalyste, avec une expérience pointue dans la thérapie d’adolescents, il propose sa participation au livre par une théorie originale selon laquelle lorsque la mère se caricature, on pourrait dire, en "mère juive" même lorsqu’elle n’est pas juive, c’est une sorte de stratagème dont, selon lui, ont usé depuis toute éternité les mères pour faire reconnaître leur féminité. Féminité depuis toujours et encore bridée, qui n’aurait pas d’autre possibilité que ce stratagème investissant la "maternalité", terme qu’il invente et préfère au mot "maternité". Comme il semble un fidèle porte-parole de la féminité bridée de la mère, ce fils Philippe Gutton, qui, face à Sylvie Angel et Aldo Naouri qui sont juifs et l’ont eue, cette mère dite "juive", sort cette "extraordinaire héroïne" comme pour leur rétorquer, moi aussi ! Alors, c’est vrai que, des trois auteurs, c’est lui, comme par hasard, qui est le plus théoricien ! Comme passionné par cette féminité de la mère, qui ne pourrait se dire que par un porte-parole, un messager ! C’est à lui que nous devons le titre du livre.
Dans la blague juive qui inaugure la partie écrite par Sylvie Angel, le détail significatif est ce contenant, cet intérieur, cet appartement, que la mère juive laisse à son fils et à sa famille tandis qu’elle se propose de disparaître en sautant par la fenêtre. Prête à disparaître dans ce contenant offert au fils ! C’est déjà une sorte de réponse à la question : qu’est-ce qui existe ? Réponse proposée par la blague juive : le contenant. Dans lequel le fils peut non seulement revenir se loger lui-même, mais loger aussi toute la famille. Sa mère n’est plus qu’un contenant. Grossesse éternelle. Mais alors, qu’est-ce qui existe ? Une matrice ! La blague est très claire ! Et le père dormira sur le canapé du salon ! Complice pour cette domination du contenant. A l’intérieur lui-même !
Dans son travail quotidien de thérapeute familiale, tant au Centre de thérapie familiale Monceau qu’elle a créé en 1980 qu’au centre Pluralis, Sylvie Angel a vérifié que le qualificatif de "mère juive" était la caractéristique de bien des familles d’origine culturelle ou sociale différente, dès lors que le lien transgénérationnel mère/fils, père/fille ou père/fils devenait l’alliance la plus forte de la famille, si bien que la "mère juive" a "presque" atteint la dimension d’un "concept" psychologique désignant un type relationnel pathogène à repérer, à résoudre.
Mais alors, pourquoi tant de mères non juives se comportent-elles comme cette figure ? Le cliché existe, il doit donc avoir, écrit Sylvie Angel, une histoire précise, à aller chercher du côté de l’histoire des rapports entre culture juive et maternité. Qu’est-ce qui a poussé à la création de cette figure ?
Dans sa première approche, c’est à Aldo Naouri qu’elle laisse le soin de la décrire : la "mère juive" est dévouée, ingénieuse, aimante, prête au sacrifice, débrouillarde, héroïque, intraitable, possessive, se mêlant de tout, toujours préoccupée de bien nourrir, sorcière, gratifiée d’un don divinatoire, angoissée, voulant toujours avoir le dernier mot, faisant passer ses enfants avant toute chose, plus mère que femme ou épouse, la "tripe à l’air". Mais nous avons envie de faire une petite correction, à propos de cette "tripe à l’air", et proposer : la "matrice à l’air". Totalement identifiée à une matrice qui court après l’enfant pour le remettre dedans...attends, attends, tu as oublié ça...je cours te la donner puis je te laisse...Protection disproportionnée, sollicitude qui dépasse les bornes. La "mère juive" est trop ! Envahissante ! Etouffante ! Mère juive qui étouffe son grand fils sous de petites laines n’en finissant plus de réitérer le placenta, qui se veut omniprésent, circonvenant. N’oublie pas, mon fils, tout ça autour de toi, qui te nourrit, qui t’enveloppe, qui t’imbibe, et dans ça le fœtus ça ne respire pas encore... Sylvie Angel écrit : "La ’mère juive’ semble se marier pour avoir des enfants ; elle est mère avant tout". Elle est matrice avant tout ! Enveloppe ! Voilà le personnage omniprésent ! Et machine à culpabiliser si le fils ne répond pas à la vocation enveloppante en se laissant envelopper.
Mais cet archétype, comment s’est-il créé ? Alors que cette figure nous semble éternelle, voici que, dans ses investigations, Sylvie Angel découvre qu’elle est de création assez récente. Après la seconde guerre mondiale, aux Etats-Unis, par un certain nombre d’écrivains de l’"école juive de New York", parmi lesquels Philip Roth le plus connu, Woody Allen, Isaac Bashevis Singer, Saul Bellow, Chaïm Potok, Bernard Malamud. La mère juive du narrateur, dans "Portnoy et son complexe", roman de Philip Roth, est "une mère omnipotente, omniprésente : un être-monde qui, aux yeux de son fils, semble vouloir l’avaler et le soustraire au monde extérieur". En somme, le remettre dans son ventre...Mais, souligne Sylvie Angel, ce personnage de la "mère juive" se stigmatise dans un contexte culturel qui s’y prête. Idem pour Woody Allen. Et même si, dans un spectacle de magie, le personnage joué par Allen parvient à faire disparaître sa mère, celle-ci revient le poursuivre dans le ciel, toujours là au-dessus de lui, comme le rattrapant pour lui tendre le placenta qu’il a oublié d’emporter... Le fils doit se montrer un personnage totalement dépendant...de cette matrice, derrière laquelle s’efface, sacrificielle, la "mère juive", en réalité totalement dévouée non pas à son fils, mais à la matrice, au placenta, à l’entité enveloppante éternisée, et, totalitaire, exigeant de tous à travers son fils le même attachement à cette entité enveloppante, à cet état enveloppé comme éternisé. Personne ne peut être à la hauteur, pas tellement de la "mère juive" mais du personnage enveloppant omniprésent et omnipotent qu’elle sert, l’instance enveloppante.
Cette "mère juive" s’est culturellement imposée aux Etats-Unis dans les années 60. Mais pourquoi à ce moment-là, et dans cet endroit-là ? Dans la civilisation judaïque, l’idée centrale est celle de la "transmission". Donc, chaque homme, chaque femme a une mission centrale : donner de nouveaux fils. Enfant se dit fils dans l’hébreu rituel et liturgique. Cette société est fortement patriarcale, mais pourtant les femmes se sont vues dotées d’un privilège exclusif, ce sont par elles que s’accomplit la transmission de l’identité juive. Dans la tradition talmudique, la femme est avant tout femme du fils, et elle donne des petits-fils à ses beaux-parents. Dans la diaspora, où il s’agit à la fois de s’intégrer et de maintenir la transmission de la judéité, il y aura une répartition des rôles : l’homme portera le souci de l’étude et de la loi, la femme aura le souci de son foyer et de la communauté elle-même. Si les hommes préservent ce qui est transmis, la culture, les femmes assurent les conditions de la transmission elle-même, c’est-à-dire faire naître et protéger les fils du peuple juif, et faire des filles d’autres mères. En somme, échoit aux femmes d’être des matrices, des creusets, des contenants enveloppants et nourrissants, ceci alors même que pour la diaspora c’est le déracinement qui est une certitude. La "mère juive" ne serait-elle pas d’autant plus vouée au rôle du contenant, du moule, de la matrice, de l’instance enveloppante, placentaire, que le déracinement est une certitude ? Vouées à enraciner, alors que le déracinement est si réel ? Comme s’il fallait assumer une dénégation de ce déracinement, de cette perte matricielle, de cette mort de l’état d’enveloppement ? Sylvie Angel cite Renée David qui écrit : "Il s’agit de maintenir en vie un peuple dépourvu de territoire." D’où le mythe de la "mère juive" protectrice au point d’en devenir envahissante.
Les juifs américains de la côte Est sont tous héritiers de cette histoire de déracinement, réitéré avec la montée de l’antisémitisme, la nécessité de fuir le nazisme. Les Etats-Unis furent leur Terre Promise, une sorte de nouvelle matrice. De plus, cela coïncida avec le mouvement d’émancipation des femmes, qui atteignit aussi les femmes juives. Et l’Amérique matérialiste a peut-être aussi apporté des moyens matériels à cette "mère juive" sachant tout ce qui est bon pour ses fils. La "mère juive", étrange personnage du passé et de l’ancien continent, va se nicher au cœur de la modernité américaine qui semble lui donner les moyens de littéralement matérialiser le contenant matriciel qui fut perdu et dans lequel elle peut remettre dedans.
De nouvelles figures de la "mère juive" apparaissent, très différentes, telle la "Nice Jewish Girl", la "gentille fille juive" façonnée par sa mère, gentille et soumise, qui peut être autant la fille de cette mère que la prétendante de son fils, en tout cas se présentant comme conforme à sa mission de "mère juive" enveloppante. Monde de jeunes filles juives se cherchant un mari, se faisant refaire le nez, s’achetant un manteau de fourrure, mais tenues à l’œil par les mères juives. Puis apparaît la figure de la "Jewish American Princess", dénichée par Philip Roth. Née dans la banlieue riche de New York, nez refait, obtenant tout de son père, en conflit avec sa mère, gentille fille juive revenant venger les excès de sa mère par un comportement contraire, s’avérant elle-même enveloppée (par son père) au lieu de se préparer à être enveloppante. Devenant une princesse égocentrique, qui, au lieu de prendre soin des hommes, demande que ce soit les hommes qui s’occupent d’elle, tout ceci dans le matérialisme ambiant, créature de papa au lieu de maman, assez indifférente au désir sexuel, n’étant un appât que pour dénicher un mari qui se substituera au père pour la couvrir (matriciellement) de cadeaux.
Puis il y a l’humour, qui est depuis toujours dans le quotidien des juifs. Les rabbins ont toujours su s’en servir pour transporter la tradition spirituelle. Humour juif américain pétri de références au yiddish. Juifs qui envisagent leur identité comme un questionnement sans fin. Tristesse se transformant en chants, en mélodies, en danses. Importance de l’accent yiddish. Autodérision. Rire comme désamorçage des problèmes. Blague juive utilisant les stéréotypes pour les faire éclater. Plaisanterie qui pousse au questionnement, donc qui complexifie le réel. Le stéréotype de la "mère juive", que l’humour stigmatise, serait une sorte de renversement et de mutation sans précédent par laquelle la nouvelle culture juive américaine regarderait différemment sa propre histoire, si bien que la "mère juive" ne sera plus de l’ordre de la protection, excessive, mais de l’ordre du danger, mère qui rend fou, dont il est urgent de se séparer pour vivre. Bref, il est temps que la matrice se détruise, se sépare, pour naître. Le fils, dans la littérature juive américaine, n’aurait-il pas amorcé, de son côté à lui, un début de rejet matriciel, donnant le signal de la naissance ?
Le statut des femmes fut longtemps celui de l’infériorité, même si jusqu’au XIXe siècle l’image de la mère restait vénérée. Devoir conjugal, maternité, beaucoup d’enfants ne survivant pas. Bref, statut matriciel assez précaire. Et maternité et féminité indissociables. A l’aube du XXe siècle, tandis que Freud, la psychanalyse et la psychologie s’imposent, de même la découverte de la sexualité infantile, les travaux de Mélanie Klein, tout cela donne beaucoup d’importance à la mère, Hélène Deutsch met à jour la formidable emprise maternelle, d’autant plus que les progrès technologiques et matériels lui donneront plus de possibilités de pouvoir et de savoir ce qui est bon pour l’enfant, donc plus de pouvoir enveloppant. La mère apparaît comme la seule responsable du développement de l’enfant. Telle une omnipotente et omniprésente "mère juive". Dès le début du XXe siècle la famille devient objet d’étude. Désormais, la dyade mère enfant est relue différemment, le père peut y prendre sa place, même en étant disqualifié par la mère...
On pourrait dire, dans le sillage de l’investigation de Sylvie Angel, que cette mère ayant tant de traits attribués à la "mère juive" est de création récente, que son pouvoir "enveloppant", son pouvoir de replacer l’enfant à l’"intérieur", lui est donné tant par les découvertes freudiennes, que par la littérature notamment de la diaspora juive américaine, que par les progrès technologiques et matériels lui offrant les moyens d’ouvrir vraiment ce dedans nourrissant. La terre elle-même, la terre occidentale, n’est-elle pas devenue plus matériellement matricielle ?
Aldo Naouri se demande : "Toutes les mères, des mères juives ?" Au cours de sa carrière de pédiatre, il rencontra une grande quantité de mères non juives qui auraient pu être qualifiées de "mères juives".
Une mère, écrit Aldo Naouri, est l’exécutante appliquée d’une histoire qui lui est échue, à laquelle elle ne peut se soustraire et qu’elle proroge comme elle peut. En lisant cette phrase, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle ne peut se soustraire à la maternité qui déboule dans sa vie, à ça qui s’enracine dans une matrice qui, bien qu’à l’intérieur d’elle-même, n’est pas sa propriété, obligée de laisser faire, laisser d’une part l’enveloppe matricielle se développer, et laisser d’autre part l’embryon puis le fœtus se former au sein de cet abri étranger en elle. Cela se passe en elle, elle ne peut se soustraire, mais elle n’est pas propriétaire de ça. Elle est forcée d’accorder cela à la communauté humaine, dans un temps un peu entre parenthèses, un temps un peu monstrueux. Elle est forcée de se rendre quitte de ça. Et ensuite, peut-être, s’en sentir quitte, mission accomplie, et l’abri en elle détruit. Donc, elle est le lieu d’un abri qui se referme puis se rouvrira, mission accomplie, forcée d’accepter l’envahissement total puis libre enfin, mission accomplie, de rejeter immunitairement cette greffe étrangère. Il y a cette idée-là dans la phrase d’Aldo Naouri, elle est l’exécutante d’une histoire, elle en est le creuset, le lieu matriciel, et en même temps, elle existe dans une distance d’avec ce qui se passe en elle. N’est-ce pas très important, cette sensation d’étrangeté par rapport à ce qu’elle se sent forcée d’accepter en elle le temps d’une mission, d’une transmission, cette sensation d’une altérité, pour qu’ensuite la graine se détache d’une enveloppe qui s’ouvre et se détruit ? Folie que de se croire être totalement cette enveloppe !
D’abord, Aldo Naouri se penchent sur ce qu’il y a, quand même, de spécifique, aux mères juives. La première spécificité est la fréquentation du mikvé, établissement où les femmes juives en activité sexuelle vont prendre un bain rituel sept jours après la fin de leurs règles afin de pouvoir à nouveau partager la couche de leur mari interdite pendant les règles et jusqu’à ce bain. C’est curieux comme là encore c’est lorsqu’elles peuvent à nouveau en puissance être un contenant, une matrice pouvant être fécondée, qu’elles-mêmes, symboliquement, peuvent retourner au bain...amniotique !...La deuxième spécificité est le guet, disposition juridique, qui perpétue, même après un divorce, les garanties que l’homme s’est engagé par le mariage à donner à sa femme. Là encore, on pourrait dire que cela symbolise une sorte d’enveloppement, de mise à l’abri. La femme elle-même peut demander le divorce, et bénéficier du guet. La troisième spécificité est constituée par le fait que c’est la mère qui transmet la judéité. Ceci n’existerait que depuis le IIe siècle de notre ère, et viendrait de l’influence des dispositions juridiques romaines, avec la notion de mater certissima et de pater semper incertus. En somme, il n’y a que du contenant, que de la matrice, dont on peut être sûr. Ce n’est donc pas déterminant pour constituer la figure d’une "mère juive".
Aldo Naouri, remarquant que sa mère, juive, n’avait aucun trait commun avec la mère, également juive, de ses enfants, on lui rétorqua que ce genre d’assertion était commun à toute personne, homme ou femme, parlant de sa mère, toujours vue comme unique et incomparable. Aldo Naouri l’a lui-même toujours vérifié dans les récits nombreux qu’il a écouté. Nous pourrions poursuivre en disant que c’est l’enveloppe matricielle originaire qui est unique, incomparable car irremplaçable puisqu’il est impossible de revenir même dans un contenant de remplacement, aucun déplacement métaphorique ne saurait réparer la mise dehors. Alors, à juste titre, homme et femme ne voient jamais, dehors, sur cette terre, à l’horizon, d’instance féminine capable de faire comme la mère, ou plutôt comme cet abri qu’elle fut et qui s’est détruit tandis que la graine de soi a été capable d’aller germer ailleurs. Donc, la déclarer unique et incomparable, cette mère, cette mère "juive", c’est plutôt de bon augure...Tellement il me semble que "mère juive" veut dire "matrice", et que, en tant que telle, elle ne peut poursuivre l’enfant éternellement comme pour lui tendre l’écharpe placenta qu’il aurait oublié et sans laquelle il serait en danger de mort. Elle ne pourrait plus le poursuivre, si elle s’avisait de se rendre compte que cette écharpe placenta qu’elle pense tenir dans ses mains est en réalité décomposée. Et là est la question : qui éternise cette écharpe placenta ? Le père ? La société matérialiste ?
S’intéressant aux différences entre juifs ashkénazes (ashkénaze veut dire allemand en hébreu) et juifs séfarades (séfarade veut dire espagnol en hébreu), Aldo Naouri démontre que les femmes censées être des "mères juives" sont avant tout strictement identiques aux mères de leur environnement culturel. Alors, se demande-t-il, toutes les mères ne sont-elles pas, peu ou prou, des "mères juives" ?
Alors, Aldo Naouri continue à pister ce concept de la "mère juive" mais en ajoutant ce détail très significatif, je dirais ce détail tout à fait personnel : il l’a toujours su, par intuition et par expérience,...vide ! Lui, en d’autres termes, il est sûr que c’est vide ! Ce contenant par excellence, lieu de la trans-mission, cette mission dont les mères sont forcées d’être le lieu effectif, le lieu de passage, le lieu du relancement de l’histoire, de l’écriture d’un nouveau chapitre, fut bien sûr plein, mais maintenant il est vide ! Si moi, le fils, je suis né, et bien le contenant où je fus est vide, rien ne l’entretient pour que je puisse y retourner ! C’est peut-être une absence, absence de ce qui aurait pu au contraire entretenir le contenant de manière à ce que la possibilité matérielle d’y retourner ou d’y rester existe, que raconte ce mot "vide" !
Or, ajoute un peu plus loin Aldo Naouri, l’avènement de l’ère industrielle a vu dans tout l’Occident le déclin de la figure paternelle au bénéfice de la figure maternelle. Comme si l’ère industrielle avait fourni aux mères les moyens d’immortaliser cette matrice dans laquelle elles peuvent remettre les fils, et du même coup s’y remettre elles-mêmes...Et c’est là que Aldo Naouri nous fournit un autre détail, sûrement très personnel, et d’une si grande finesse et intelligence : il dit qu’il s’est cru autorisé à imaginer que la figure de la "mère juive" avait pu être érigée sur le cénotaphe du père juif, pour consoler ses fils endeuillés. Il imagina cela à partir d’une chanson, Mein Yiddish Mame, mais il s’aperçut ensuite que le même thème existait aussi dans une chanson italienne. Bref, le père juif mort, ce n’est pas pour autant que la "mère juive" va remplacer le contenant que celui-ci entretenait en quelque sorte pour sa famille. Au contraire, peut-être ce père mort met-il en relief que, justement, c’est vide...Cela ne pourra plus jamais me remettre dedans. Et là, Aldo Naouri évoque alors une sorte de savoir-faire des mères au sein d’un milieu environnant, comme les mères de ce peuple juif déraciné arrivant aux Etats-Unis. Mères sachant faire pour que le déracinement soit dénié en un nouvel enracinement ? Ce savoir-faire dépassant les "mères juives" pour concerner chaque mère, les "mères juives" étant seulement un peu plus sensibilisées à la réalité du déracinement. L’ère industrielle leur donnant les moyens matériels et technologiques de réenracinement. Ayant acquis au fil de ces épreuves de déracinement un savoir-faire, ne se le transmettraient-elles pas de mères en filles ?
Ensuite, Aldo Naouri se penche sur la Torah, pour parfaire son investigation. Un rabbin lui disant que Samuel était considéré par la tradition juive comme aussi important que Moïse et Aaron réunis, il rétorque que c’est parce que Samuel est le tiqoun de Caën, c’est-à-dire le réparateur. Ce concept du réparateur est très important dans la vision juive du monde. Au fil des générations, l’humain, considéré comme imparfait, peut tendre vers la perfection. Si une erreur de parcours s’effectue dans une histoire, elle sera réparée par un autre sujet dans sa descendance ou hors de cette descendance. Aldo Naouri rapproche ce concept du résultat positif qui résulte de la confrontation, pour chacun, entre le principe de plaisir et le principe de réalité. J’ai envie d’ajouter que la condition pour qu’un chapitre de l’histoire humaine s’écrive d’une manière espérante, heureuse, il faut avant tout que la matrice qui rendra cela possible soit "réparée", soit rendue apte à sa trans-mission, qui n’est pas une mission éternelle puisque le "trans" est une sorte de traversée. Et que ça, c’est le principe de réalité.
Aldo Naouri insiste depuis longtemps sur cette idée que l’enfant, dès sa conception, est réparateur de l’histoire de ses parents, tordue comme l’est chaque histoire. Un réparateur qui est aussi un séparateur. Ajoutons : il répare le lieu matriciel, le lieu de l’écriture d’un nouveau chapitre, il répare surtout les dégâts provoqués par l’angoisse de la mort, cette peur que cela ne se poursuive plus par manque de descendance, par non relancement de la vie, mais aussi, il sépare c’est-à-dire que lui-même, à nouveau, va laisser cette matrice aller à son sort de destruction, de mort, sa trans-mission accomplie. Vie et mort. Peut-être que la mère et le père, tirant chacun de leur côté, comme d’une couverture ou d’une matrice, le réparateur de leur histoire qu’est l’enfant, sont-ils assaillis de crainte que cet enfant, en naissant, soit le signifiant de leur mort annoncée ? Et, tant qu’ils croient, telle une "mère juive" envahissante et possessive, lui être indispensables, ils seront distraits de leur angoisse de mort, ils auront un morceau de couverture à eux... En étant séparateur, l’enfant ne réitère-t-il pas cette sensation de mort, c’est-à-dire cette sensation d’une perte d’enveloppement matriciel ? Alors, garder l’enfant réparateur, l’enfant dont s’envelopper en l’enveloppant ? Aldo Naouri évoque l’attachement viscéral aux enfants. Que certains nomment "cordon". Mais comment ce concept de tiqoun peut-il intéresser celui de la "mère juive" ? Samuel et Caïn, à des milliers d’années de distance, ont en partage des histoires étrangement similaires. En particulier, la même disposition maternelle. Inscrite dans la verbalisation du désir de chacune des deux mères. Eve, mère de Caïn, dit (selon l’interprétation des lettres des noms Eve et Caïn en hébreu) "je l’ai acquit avec Dieu et je le nomme ’acquit’". Hannah nomme son enfant Samuel qui veut dire "son nom est Dieu". Dans les deux cas, il s’agit d’une conception conférée à Dieu, au détriment de la réalité du géniteur masculin. Mais une nuance, entre les deux histoires, va fabriquer une différence de destin qui évoque la réparation. Hannah, à la différence de Eve, est stérile, alors même qu’une autre femme de son mari lui a donné deux fils. D’une part, paternité mécanique de Caïn par l’acte de chair, et d’autre part acte de chair mis en échec par la stérilité. Aldo Naouri écrit que chacune des deux femmes a essayé de résoudre son sentiment de culpabilité en conférant la paternité symbolique de leurs fils à Dieu. Le Dieu-un des Hébreux s’écrit YHVH, imprononçable, qui condense l’inscription de l’être dans le temps, que Aldo Naouri traduit par : avoir été, être, avoir à être. Même si la traduction littérale est : il a été, il est, il sera. La traduction de Aldo Naouri se veut fidèle au sens original. Et, remarque-t-il, cette écriture du nom de Dieu ne parle qu’à l’œil, pas du tout à l’oreille ! Or, ça ne parle qu’à l’oreille en milieu matriciel, alors que c’est après la naissance que ça se met à parler à l’œil, grande différence entre l’état fœtal et l’état né. Et on dirait que dans ces trois phases, avoir été, être, avoir à être, le "être" interpelle la "mère" juive cherchant par un savoir-faire ingénieux à ré-enraciner ce qui a été déraciné et donc caricaturalement possessive. Mais si c’est Dieu qui est le père, n’y aurait-il pas cette idée que sur terre il reste absent pour assurer l’éternité de cette matérialisation d’un réenracinement passif dans l’activité folle de la mère ? L’acte de chair pourrait évoquer au contraire la complicité du père, une sorte d’investissement de sa part pour éterniser un moule devant au contraire s’avérer un beau jour vide. La malédiction divine s’abat sur la femme, après Caïn, elle verra ses grossesses se multiplier dans la douleur, et son homme la gouvernera, bien sûr si elle attend de lui qu’il soit le "matérialisant" de la matrice immortelle qu’elle croit avoir. Le fait de conférer à Dieu la paternité symbolique, excluant la paternité du géniteur, car elle espère de Dieu qu’il va suspendre l’échéance temporelle pour l’enfant. En somme, Dieu est plus efficace que le géniteur pour la garantir comme matrice éternelle hors de laquelle l’enfant risque la mort. Cette "mère juive" n’est donc pas sûre du père géniteur... Par sa "faute" elle risque d’être elle-même une matrice en défaut, une matrice mortelle, et son fils risquerait aussi la mort hors d’elle. Hannah, stérile, veut à tout prix donner un fils à son mari qu’elle aime. Peut-être sa stérilité traduit-elle son soupçon d’être une matrice mortelle, non pas immortelle. Alors, elle hésite à donner au monde un fils voué à la mort. Puis elle découvre le procédé utilisé par Eve, le concevoir avec Dieu, et alors elle enfante Samuel. De même, la mère d’Achille confère l’immortalité à son fils en le trempant dans les eaux du Styx, symbolisant le liquide amniotique, mais hélas le talon par lequel elle le tint resta son point faible...Et l’histoire de Marie et de Jésus est encore plus exemplaire !Marie ne connaît et ne commet pas l’acte de chair ! Elle n’est donc jamais soumise aux aléas d’un père géniteur sur lequel elle ne pourra pas compter pour immortaliser la matrice qu’elle est. Un homme devenant père géniteur peut-il être sûr, pour immortaliser la matrice ? Non ! Et Aldo Naouri a été bien placé pour la voir vide, cette "mère juive" alias matrice ! Le père peut très bien se tirer dans la mort ou ailleurs, de toute manière il ne sera jamais aussi parfait que Dieu, sauf...dans une société de plus en plus matérialiste...Devenue vraie "mère porteuse", la vierge Marie, c’est-à-dire vraie matrice sans péché, sans risque de se décomposer ! Elle a réussi à mettre en œuvre le fantasme de Eve et de Hannah ! Trois histoires hantées par la mort, souligne Aldo Naouri. Mais la mort de quoi ? Du fils ? Ou bien plutôt de la matrice enveloppante ? Caïn n’est pas le gardien de son frère ! Alors, incombe seulement à la mère de protéger Abel qui court ce risque de mort dehors où aucun Caïn ne se reconnaît le gardien de son frère ! Caïn n’est-il pas ici le parfait complice de la "mère juive", la certifiant dans son rôle protecteur et possessif par le risque de mort en puissance qu’il fait courir à son frère ?
Le père, au contraire, écrit Aldo Naouri, a pour vertu essentielle de conférer à son enfant la conscience de l’écoulement du temps et ainsi de brider le fantasme maternel d’éternisation de l’enfant. Samuel sera tout de même l’enfant de son père géniteur, alors il ne tuera pas, et il s’attachera, par exemple en dénonçant le comportement du roi Saül dans son rapport au meurtre, à militer pour que la mort ne soit pas donnée, donc il sera un correctif par rapport à Caïn qui, lui, donnait la mort à Abel non protégé, il sera le tiqoun de Caïn, acquérant dans la tradition juive l’importance de Moïse et Aaron réunis. Juste par le fait que Hannah, le concevant avec Dieu, veut quand même donner un fils à son mari, donc elle ne l’exclut pas totalement, elle le fait revenir, tout en ayant conçu avec Dieu.
Abel fut tué par Caïn parce que Eve eut un faible investissement pour cette grossesse. Abel veut dire "pas grand-chose". Il est le faible par rapport à Caïn qui est le porte-flambeau de sa mère. Là l’inégalité entre les "frères" ! La loi du plus fort s’origine toujours dans le fait que le plus fort se croit à l’abri dans la matrice de la mère immortalisée autour de lui ! Ceci résonne dans l’histoire de Jésus ! Passivité de Marie comparable à celle d’Eve concevant Abel ! Mais Jésus veut dire "Dieu a sauvé". La lecture talmudique du nom Jésus indique qu’il signifie "Dieu a agréé le sacrifice". Quel sacrifice ? Celui de Marie s’inclinant devant la mission de devoir se faire la matrice pour une trans-mission ? En s’inclinant devant cette annonciation, Marie, mère parmi les mères, immaculée et vierge, incarne l’acceptation de cette mission avant toute autre chose. Donc, par elle, le sort des laissez pour compte tel Abel est réparé. On dirait le triomphe absolu du fantasme maternel privilégiant un amour symbolique au détriment de l’échange sexuel, et, dit Aldo Naouri, ce sera le début du lent déclin de la fonction paternelle. Je ne sais pas. Car Aldo Naouri ajoute cette phrase étrange : l’aventure de Jésus exclut toute intervention paternelle en faisant pourtant de Marie une mère totalement absente, et ainsi, n’a-t-elle pas contribué à livrer son fils à la pulsion meurtrière des hommes ? C’est cette absence qui est le détail important ! Marie a des entrailles certes sanctifiées, mais elle ne s’en croit pas propriétaire ! Elle reste étrangère à ce qui s’y passe, elle ne se confond pas avec sa matrice investie d’une mission divine ! De sorte qu’elle, elle est très peu "mère juive", elle ne court pas après son fils pour lui donner l’écharpe placenta qu’il a oublié, par contre elle va vérifier que "les frères" (des Abel ?) vont le tuer, c’est-à-dire vont certifier qu’il n’est pas à l’abri, que cet abri, cette matrice, ce tombeau, est resté vide ?
Aldo Naouri, finalement, parle de cette folie flagrante des mères, folie qu’il dit "constitutive" ! Amenées à croire, de grossesse en grossesse, qu’elles ont le pouvoir de faire obstacles à la mort de leurs enfants...en les gardant en elle...dans une matrice matérialisée qu’elles auraient à leur disposition par leur savoir-faire dans un environnement complice. Ceci semblant viser plus les fils que les filles. Sauf que, curieusement, les filles sont beaucoup moins malades que les fils ! Maladies des fils prouvant le rôle protecteur indispensable des "mères juives". Robustesse des filles prouvant qu’elles seront capables d’êtres des "mères juives", de bonnes matrices presque immortelles ? N’y a-t-il pas, de mère en fille, ce principe des matriochkas, des poupées russes s’emboîtant les unes dans les autres de générations en générations, cet emboîtement valant garantie d’enveloppement à vie, d’être pour toujours au sein de, dans une forme d’éternité ?
Ensuite, alors, la féminité, qu’est-ce que c’est ? Cet "être femme", Aldo Naouri dit qu’il est présent dès le petit âge. C’est comme si un être tiers était déjà là, en attente de la période où cela atteindra sa perfection par la grossesse. Et, dit-il, on conçoit que cela puisse conférer une sorte d’ivresse. Et qu’on ne pourrait pas faire le deuil d’un tel miracle ! On ne pourrait laisser se suspendre un exploit aussi exemplaire. Alors, voici des "mères juives" en train de courir après le placenta, à tout faire pour qu’il ne se décompose pas, et la meilleure preuve qu’il s’est immortalisé et même métastasé, c’est ce fils qu’elles remettent sans cesse dedans...Qui mourrait, si ça ne le gardait pas possessivement, sans l’intervention du père.
Les "mères juives" déploient un utérus virtuel extensible à l’infini, cancéreusement. Utérus cancéreux, sein cancéreux.
Les matriarches de la Torah sont de sacrées manipulatrices de leurs maris !
Aldo Naouri constate qu’après la sortie d’Egypte, il n’y a plus trace du mot "mère" dans la Torah, mais on a en revanche une forme de description instituante du père juif. Le père juif a donc ainsi été intronisé pour brider la folie de la "mère juive".
Depuis l’aube des cultures, dit Aldo Naouri, il y a toujours eu entre les parents une guerre sourde à propos des enfants. Et la traversée de nos histoires a trop longtemps fait croire aux mères qu’elles étaient seules responsables du sort de l’enfant qu’elles n’auraient jamais dû laisser sortir d’elles !
Mais cette fameuse féminité ? Aldo Naouri l’a plutôt fait dériver vers la mère...
C’est, dans la troisième partie de ce livre, plutôt Philippe Gutton qui va s’en occuper. Il a intitulé "matrimoine" son texte. Il me semble entendre à travers ce mot l’épaisseur matricielle que la mère a "tricoté" pour l’enfant. Et, comme rivalisant avec "patrimoine", qui se transmet par le père, on a l’impression que ce "matrimoine" pourrait lui aussi se transmettre, chose très curieuse si, en même temps, il doit aussi se décomposer comme le placenta, lors de l’événement de la naissance.
Philippe Gutton se demande, à propos de "mère juive", qu’est-ce qui n’est pas dit, et qui serait indicible ? Il va chercher du côté des mythes grecs.
La déesse de la fertilité Déméter est plongée dans l’affliction parce que Hadès, dieu des enfers, a enlevé et emporté sa fille Perséphone, qu’il a épousée, à l’intérieur de l’enfer. Très très curieusement, Philippe Gutton n’écrit jamais, dans son texte, le nom de la fille, Perséphone, alors qu’il écrit le nom de la mère Déméter, et aussi celui d’une autre femme, Baubo. Pourtant, la fille a un nom : c’est Perséphone ! Et là, elle est conduite par son mari, Hadès, lorsque le temps de la fertilité est suspendu, en hiver, dans les entrailles de la terre...Temps d’infertilité. Bon, mais là, seule la mère est nommée...Et l’investigation sur la féminité sur cette lancée...Déméter est inconsolable d’avoir perdu sa fille, inconsolable d’avoir vu disparaître les saisons de la fertilité, d’un tricotage magnifique de sa matrice à ciel ouvert, et c’est alors qu’elle rencontre une autre femme, Baubo, qui retrousse ses jupes et la fait rire en lui montrant sa nudité. Philippe Gutton se demande ce qui se joue entre Déméter la femme toute mère et Baubo la femme toute sexe. Et il postule que, dans cette rencontre, la chose énigmatique que Baubo dénude et rappelle à Déméter, c’est la féminité. Et il écrit : peut-on conclure que la source de sa mélancolie était la méconnaissance de sa féminité ? Déméter devenant, ou redevenant femme par le spectacle de ce ventre-sexe-visage féminin.
Alors, écrit-il, il est convaincu que ce "presque rien" qui se dévoile et nous fait sourire dans les digressions sur les "mères juives" ou chez Woody Allen, c’est la féminité de nos mères. Sourire, parce que, poursuit-il, il est délicat pour un fils ou une fille de repérer le sexuel fascinant de sa mère... D’après lui, ce que disent les plaisanteries sur la mère juive, c’est que les mères se montrent féminines à leurs fils et à leurs filles, comme Baubo se dévoilait pour Déméter.
Comme s’il était possible de revoir par où fils et filles sont sortis ?
Mais si la porte de la chambre est fermée, est-il encore possible de voir la féminité dans sa version mère, et d’en être fasciné ? Est-il possible, si la porte est fermée, d’en être fasciné ? La féminité de la mère a-t-elle encore le pouvoir de fasciner ? Sexe, cela veut aussi dire section, sacré...Porte fermée. Cela ne vous regarde pas ! Au contraire, le sexe de Baubo se dévoile, se dénude, comme une mère impudique montrerait à son fils et à sa fille l’origine du monde...afin de rester "l’extraordinaire héroïne". N’y aurait-il personne, dans la chambre, à qui montrer ça qui ne regarderait plus les enfants ?
Philipe Gutton, lui, c’est amusant, il veut pister l’énigme de Déméter et Baubo, pour démasquer la féminité sans toutefois, précise-t-il, en lever tous les voiles...mais sans doute que pour...voir, non pas toucher. Curiosité sexuelle donnée à manger aux enfants par la chambre ouverte des parents...?
Philippe Gutton va à la recherche des représentations à partir desquelles la féminité de chaque femme se créerait. Et, pour que cette construction féminine ait lieu, il faut un style. Puis il se fait plus explicite : il renonce à l’opposition classique entre la mère et la femme. Il soutient que dans tout acte ou pensée de femme, la mère est là. Pas étonnant qu’il oublie de nommer Perséphone, la fille...! Et dans tout acte ou pensée de la mère, la femme est là. La mère est femme. Alors, la lectrice peut-elle franchir ce pas, la mère est ma femme ?
Alors, à cette fille qui n’a pas de nom dans ce texte, Philippe Gutton s’y intéresse depuis son stade nourrisson. Nourrisson fille d’abord en symbiose avec sa mère, dans cette expérience première de corps à corps. Lien à travers lequel, dit-il, passe la transmission érotique de la mère à la fille, laquelle assigne déjà un genre à la toute jeune enfant. Je suis sexe de fille...Plus tard, devenant femme mère, retrouvera-t-elle cette érotisme de la fusion avec sa mère, cet érotique corps à corps auquel elle a été très jeune initiée ? Mais, à ce stade précoce, amour et haine vont ensemble, et la mère omnipotente inflige des blessures narcissiques à ses enfants, dans un enjeu identitaire. Heureusement, un processus de tiercéité vient séparer le couple mère-fille. La fille peut trouver son origine dans cette séparation, et commencer à dire un "je suis" qui s’articule à un "je suis une fille"...comme maman qui lui en a donné la certitude par le corps à corps érotique. En somme, la fille sait qu’elle est fille par son corps érotique, son corps enveloppé de celui de sa mère, fille et mère confondues dans ce corps enveloppé, ce corps incestueux, comme si la mère pouvait par vase communiquant communiquer à sa fille son plaisir de femme traversant son corps, comme si à travers son corps elle pouvait faire sentir à son bébé fille le plaisir mis en elle par le père, plaisir qui déborde sur le bébé fille. La caresse de la mère sur le bébé le masculinise ou le féminise, écrit Philippe Gutton. Ecriture très érotique ! Qui se fait dans le sillage d’un constat anatomique. Pour le fils, l’initiation par la mère, par la féminité de la mère, ne se ferait-elle pas de manière scopique, fascinante ? Voir, mais ne pas toucher, pour toucher ailleurs une fille touchée par sa mère ?
Philippe Gutton écrit : "Alors qu’elle doit renoncer à posséder exclusivement sa mère et se détourner d’elle, elle doit rester avec elle...jusqu’à s’identifier à elle en son désir d’enfant. Si la fillette parvient, se tisse alors entre elle et sa mère une illusion de féminité transgénérationnelle qui peut apporter une profonde sérénité. On sait aussi la capacité élective de la femme à retrouver l’expérience première qu’elle a eue avec sa mère dans l’euphorie et le bien-être ou au contraire dans l’effroi, le ravage, selon l’expression de Jacques Lacan, la mère apparaissant alors comme sphinge, méduse, soleil noir de la mélancolie".
Puis Philippe Gutton évoque la phase phallique, où les références sexuelles infantiles tournent autour du fait d’avoir ou non le phallus, pour garçon et fille. Symbole de pouvoir par excellence, et si à ce moment-là la mère semble dominante, on parlera de mère phallique. Il va falloir que la fille trouve un équivalent : "Je n’ai pas de pénis mais j’ai un bébé !" Mais c’est encore plus complexe, car tous, hommes et femmes, ont et n’ont pas le phallus.
Bisexualité chez le garçon et la fille, mais la distinction de genre s’est déjà effectuée avant, par la mère, qui écrit érotiquement sur le corps de l’enfant la masculinité ou la féminité. Choix antérieur à l’émergence de la bisexualité psychique. En somme, de toute manière, la fille est déjà pour toujours initiée par un lien érotique avec la mère, sorte d’emboîtement de poupées russes, comme si c’était cela, ce quelque chose d’indicible, nommé féminité, cette sorte de force rayonnante incestueuse fusionnelle. Déjà en puissance ce corps en jouissance. En attente. Peut-être la fille ignore-t-elle son vagin, mais s’est déjà imprimée en elle cette autre "connaissance" qui fait d’elle un contenant contenu, une matrice en gestation. Et, si, à l’adolescence, il s’avère impossible de revenir en arrière, impossible de revenir à cette symbiose, la fille va s’apercevoir que c’est rejoignable par le désir d’enfant qui la fera la même que sa mère, ceci dans un besoin de procréer que Philippe Gutton dit animal. Pendant le temps de grossesse, les images du passé reviennent au présent.
Lorsque l’expérience se fait avec le bébé et aussi avec le père, c’est aussi le temps où se réinaugure la féminité. Bref, il semble qu’avec le retour de la figure maternelle par sa femme devenant mère, l’homme puisse transférer sur elle sa fascination d’autrefois pour la féminité de sa mère. Par cette nouvelle mère, il reconnaît la femme qui est mère, cette "extraordinaire héroïne". Cette maternalité est donc organisée, écrit Philippe Gutton, comme une expérience de quasi-métamorphose de la féminité. En somme, l’homme transfère sa fascination pour "l’extraordinaire héroïne" d’autrefois sur cette nouvelle mère, qui en profite, et retrouve elle-même son érotique symbiose avec sa mère. Comme l’extraordinaire héroïne est dominante ! Sans aucune rupture ! Sans jamais la sensation que l’abri originaire s’est décomposé, et que ceci serait signifié par...la fille ! Là c’est le contraire, la mère domine toujours la fille, par cette originaire empreinte érotique !
Bien sûr, les parents anticipent l’altérité de leurs enfants. Mais tout cela comme si l’empreinte originaire de la mère sur le corps de la fille, et comme si la fascination du garçon pour "l’extraordinaire héroïne" restait en attente et en puissance pour les reprendre en mains et en matrice. De même par le père avec sa fille.
La féminité se façonne, pour Philippe Gutton, dans la maternalité. Tandis que la personnalité de l’enfant se construit.
La féminité, dit-il, s’approche, mais elle ne se définit pas. Comme l’extraordinaire héroïne d’autrefois...Et il ne faut pas la poser en symétrique de la masculinité ! Mais cette masculinité, qu’est-ce que c’est ? La féminité, n’est-ce pas une nébuleuse comparable à celle de la "mère juive", si elle est, comme l’écrit Philippe Gutton, une force secrète de liaison de la mère à la femme que ni l’une ni l’autre ne peuvent se figurer, qui n’exclut ni l’une ni l’autre ?
La stratégie maternelle faisant de l’enfant un "porte-parole" privé apparaît, dit Philippe Gutton, pour beaucoup de femmes la seule conduite de salut, et le matrimoine s’y affirme.
Matrimoine, ou...matrice.
La phallocratie ambiante pousse chaque femme vers un essai de maternalité. Le désir d’enfant ne serait pas séparé de la féminité. La femme y engage un partenariat érotique clos avec son enfant. Le désengagement du corps-à-corps n’enlève pas la complicité. L’enfant reste l’acteur qui témoigne d’elle, son messager. La source du matrimoine est ce message de la féminité dont il est le "porte-parole". Pour Philippe Gutton, cette mission matrimoniale n’est pas archaïque, mais complexe. La mère a condensé sur son enfant toutes les sources somatiques de sa pensée.
Mais la sensation de perte ? De séparation comme première expérience de la mort ?
Bref, Philippe Gutton semble dans son texte presque un inventeur de la "mère juive" !
Alice Granger Guitard
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