Folio
dimanche 28 mars 2010 par Alice GrangerPour imprimer
Albert Camus était en train d’écrire ce livre au moment de sa mort. C’est un texte resté inachevé, mais, dédié à ce père mort lors de la bataille de la Marne le 11 octobre 1914, alors que son fils a à peine un an, il est déjà une formidable réussite qui nous fait entendre d’une manière rare ce qu’est le père symbolique. L’auteur ne l’a pas connu, et le père ne lira jamais ce que le fils a écrit de lui, et pourtant nous sentons d’un bout à l’autre du livre l’omniprésence de cet invisible père, détaché de son aspect biologique par la mort. Un père justement à jamais absent de la maison, dont la mort au front a détruit l’abri familial : la guerre 14 s’est écrite ave violence et d’une manière irréparable au sein de cette famille ! L’écriture du père dans la vie du fils, c’est cet inconfort que la figure de la grand-mère maternelle dirige d’une poigne de fer, ne permettant jamais que les enfants puissent croire que c’est facile, elle ne leur épargne pas le contact avec le réel abrupt. La figure de la grand-mère, décideuse et organisatrice, est très bien mise en valeur par Albert Camus : elle intervient toujours pour stopper l’élan maternel de sa fille, alors, mélancolique, inconsolée, elle s’éloigne vers la fenêtre, jamais elle ne pourrait venir auprès de ses deux jeunes fils orphelins de père en figure maternante falsificatrice de la réalité extérieure rude, la grand-mère renvoie chacun, enfants y compris, à ses responsabilités et à son obligation de participation aux tâches. Ainsi, le père brille par son absence. Il brille littéralement ! Le jeune Jacques, à travers lequel nous devinons bien sûr l’auteur, sent la présence du père, même si personne ne lui parle de lui, partout, et en particulier dans la pauvreté de la famille. Si le chef de famille n’était pas mort à la guerre, au niveau matériel cela aurait été très différent ! Le giron familial aurait été épargné, et les enfants, paradoxalement, auraient pu connaître le confort d’un abri resté… maternel et surplombé par la relation biologique ! C’est donc terriblement absent que le père joue ce rôle de coupeur de cordon ombilical, met dehors. Pas de possibilité de falsifier la vérité de la mise dehors qu’est la naissance. Dehors, ce n’est pas facile, il y a la pauvreté qui est l’écriture de la disparition de l’enveloppe matricielle continuée par un confort familial assuré par le père pour une biologisation de la vie sur terre.
Ainsi, les premières pages, qui parlent de l’arrivée de la famille sur les hauts plateaux d’Algérie, près de la frontière tunisienne, le père venant prendre la gérance d’une terre, sont-elles d’une pertinence géniale : ils ne sont pas encore arrivés, dans une carriole qui grince, chargée de malles et conduite par un Arabe, que la femme commence à sentir les premières douleurs. A peine la petite famille a-t-elle pénétré dans la petite maison blanchie à la chaux que la jeune femme accouche, aidée par des femmes arabes. Ainsi naît le petit Jacques, notre futur écrivain. Tout commence donc par l’impression d’une installation : ces terres, cette gérance que va prendre le père. On croit que le père, qui a la trentaine, se prépare à assurer à la petite famille une vie à l’abri. Cela commence ainsi. Le voyage en carriole promet d’accoucher d’une vie douce. Mais Albert Camus sait mettre la puce à l’oreille. Faisant le portrait de sa mère sur le point de le donner à la lumière, il écrit : « A la bonté si frappante du regard se mêlait parfois aussi une lueur de crainte irraisonnée aussitôt éteinte. » « La lumière avait baissé et d’un coup la nuit s’installa. » C’est une nuit d’automne 1913. A travers les craintes de cette future mère, il nous semble entendre cette vérité qu’elle pressent : un père, c’est autre chose qu’un assureur de l’immortalisation de l’abri matriciel après la naissance, c’est au contraire la rupture d’une protection assignée par la biologie. Camus, dès les premières pages, réussit, en partant justement à la recherche du père, à nous faire entendre que le père s’entend déjà dans la crainte de la mère qu’il arrive quelque chose, cette chose-là, cette chute dans le dehors radical et n’ayant rien à voir avec le dedans du temps de la gestation. Ce voyage en carriole rythme vraiment les soubresauts des contractions d’un accouchement. Et les douleurs de cet accouchement entrent en résonance avec les violences du front de la guerre 14. A la lettre, voici une mère qui sent arriver l’événement violent, cette mise dehors, pas seulement celle du deuxième fils (l’auteur), mais celle de chaque membre de la famille pour lesquels, une fois le chef de famille mort au front, la vie ne sera plus jamais à l’abri. Se prépare ainsi la destruction de l’abri, qui se laisse soupçonner même lorsque la carriole chargée de malles et de la famille semble s’approcher du but, la ferme et sa petite maison. On ne se doute pas que, très vite, tout se déchirera, à la vitesse de l’obus qui tua le père et, à travers lui, bouleversa totalement la vie des êtres dont il avait la charge. Albert Camus, dans cet ultime ouvrage avant de disparaître brusquement à son tour, ne cesse de retrouver un père en fait incroyablement présent dans l’écriture matérielle de la pauvreté qui fait le quotidien de son enfance, de son adolescence. La version du père qu’il nous livre dans cette autobiographie est bien entendu à contre-courant du père réussi d’aujourd’hui, qui doit être un père assureur de confort et d’abri pour sa famille, un père assurant l’éternité du discours en fait maternel. Le père que nous découvrons en lisant cette dernière œuvre d’Albert Camus est un père qui, par la guerre qui tue le père qui aurait assuré l’abri aux teintes si matricielles, coupe le cordon ombilical, qui met dehors, sur terre. Le fils, orphelin de père assureur de mise à l’abri, découvre une tout autre sorte de père, celui que la violence de la guerre lui jette à la figure, le père qui par son absence, par son manque, le met dehors, certifiant sa naissance. Le premier homme est ainsi celui qui reste invisible, qui manque, qui inscrit la disparition irrémédiable de l’abri placentaire. Le docteur, que le futur père est venu chercher sous la pluie, s’exclame : « c’est un drôle de bled pour venir accoucher. » « Drôle d’arrivée. Mais vous verrez, le pays a du bon, sauf les moustiques et les bandits du bled. » Lorsque le médecin arrive dans la petite maison, la femme qui a aidé s’exclame : « Plus besoin de vous, docteur. Ça s’est fait tout seul. » Celui-ci n’a plus qu’à couper le cordon ombilical. La femme dit : « En voilà un qui commence bien… Par un déménagement. » Et c’est vrai, si on réfléchit, une naissance c’est le premier déménagement, faisant quitter un abri pour une vie sur terre qui sera très différente ! Un père, l’abri, il ne l’assure pas, déniant la naissance. C’est la guerre elle-même qui, en lui faisant manquer d’un père assureur de cet abri, écrit matériellement dans la vie du fils ce qu’est un père, de sorte que l’entourage féminin du garçon, grand-mère et mère, ne sera jamais plus maternel. Ce matriarcat est d’emblée secoué, déchiré, par un patriarcat très silencieux mais puissant. L’Arabe dit au père qui lui a présenté son garçon : « Dieu soit loué. Tu es un chef. »
Quarante ans plus tard, cette recherche du père dont personne ne lui a rien dit, ce père brillant par son silence et son invisibilité, conduit son fils Jacques né lors d’un déménagement sur la tombe du soldat qu’il fut, à Saint-Brieuc. Dans le train qui le mène de Paris à la Manche, il voit défiler des maisons laides, une terre cultivée jusqu’au moindre mètre carré. Le chemin menant au cimetière est lui-aussi bordé de maisons banales aux vilaines tuiles rouges. Que de choses calamiteuses dans ces villes de l’Occident modernes ! Au cimetière, il demande le carré des morts de la guerre de 14, qui s’appelle « le carré du Souvenir français. » Devant la tombe de son père, le fils ne peut s’inventer une piété qu’il n’a pas. Il découvre qu’entre un père et un fils, dès lors que c’est ce genre de père symbolique qui fait radicalement « déménager » le fils, il ne peut y avoir quelque chose de sentimental. Sa mère lui avait demandé de faire ce qu’elle n’avait jamais pu faire, aller voir cette tombe. On pourrait presque dire que là aussi est enterrée la matrice disparue lors de la naissance. Cette mère ne parlait jamais du disparu. Le fils vient rendre visite à ce mort inconnu. Le mort inconnu, c’est le père ! C’est ça qui est incroyable ! Le fils sent du père en ce qu’il ne l’a jamais connu, c’est-à-dire n’a jamais connu les effets matériels de la présence d’un père qui assure, un père aux ordres de la biologie. Très grande pertinence de ce « mort inconnu » ! Dans le vaste champ des morts, règne le silence. Jacques découvre soudain la date de naissance de son père, qu’il ignorait. Soudain, c’est quelqu’un. Mort à vingt-neuf ans ! Le fils devant la tombe est plus âgé que le père ! Soudain, le fils, qui croyait vivre, s’était édifié tout seul, se fendille, s’écroule, cœur angoissé, à la fois avide de vivre et révolté contre l’ordre mortel du monde. Devant la tombe du père, il a la sensation de sa mortalité. C’est peut-être par cette sensation angoissante qu’il réussit pour la première fois à penser à son père comme à un être vivant, jusque-là, sa mère, malheureuse et distraite, la seule à l’avoir connu, ne lui avait jamais parlé de lui. Là, la tombe lui en parle, par la date de naissance et celle de la mort. Soudain, par la sensation de la mortalité, qui entre en résonance avec la sensation du « déménagement » qu’est la naissance, cet homme que fut son père est l’être qui lui est le plus proche au monde. Pour lui, son père était de nouveau vivant, « d’une étrange vie taciturne, et il lui semblait qu’il allait le délaisser de nouveau, le laisser poursuivre cette nuit encore l’interminable solitude où on l’avait jeté puis abandonné. Un avion invisible venait de passer le mur du son. » La condition d’un humain sur terre est la solitude. Jacques abandonne son père. S’incline devant le deuil. C’est le fils qui le laisse, ce n’est plus celui qui subit.
Puis le fils, sur les traces de son père, va rendre visite à son vieil ami, qui avait choisi la petite ville de Saint-Brieuc pour sa retraite. Très cultivé, il a surtout appris qu’on sait peu de choses. Jacques l’admire pour sa capacité à avoir une pensée personnelle et une grande liberté de jugement. Avec une grande ironie, il conseille à son ami d’allez voir sa mère s’il veut glaner quelques informations supplémentaires, et de revenir les lui dire, les occasions de … rire étant si rares ! Alors que Jacques dit que de ne pas s’être intéressé à son père jusqu’à maintenant relève du pathologique, l’ami s’écrie que c’est au contraire de la sagesse ! Il ajoute : vingt ans de vie commune avec un être ne suffisent pas à le connaître ! La vie de l’autre nous échappe toujours, dans sa complexité et sa singularité. Jacques n’aurait pas pu, si ça se trouve, plus se rapprocher son père s’il avait vécu. L’ami met en relief plus l’écart radical que le lien familier. Il ajoute qu’il craint que Jacques soit déçu d’en savoir plus sur son père. Comme si l’essentiel du père, c’était l’écriture de la perte, du déménagement originaire, et qu’il n’y avait rien d’autre à connaître. Alors, Jacques dit : « Je ne puis me trouver un second père. » Bien sûr ! Certes, Jacques rêve d’un initiateur, quelqu’un qui lui ouvre la voie, et sent « en moi un vide affreux, une indifférence qui me fait mal… »
Le voici dans le ventre d’un navire, en route pour l’Algérie. Les souvenirs reviennent, enfant il avait horreur de la sieste qu’à Alger sa grand-mère l’obligeait à faire, il faisait trop chaud pour descendre dans la rue. L’ennui, pendant l’enfance, jaillissait, comme un jeu, une joie, une certaine jouissance. Le jeune garçon avait donc accès à un temps disponible, très loin du temps de gavage éducatif d’aujourd’hui, sa grand-mère, qui avait élevé neuf enfants, avait pourtant son idée sur l’éducation. Sa poigne de fer laissait pourtant une liberté inouïe à l’enfant. Il pouvait même à l’heure de la sieste sentir l’odeur de la chair âgée, regarder les veines bleues, bref la vieillesse qui surplombait l’autoritaire dame… A l’idée de revoir son village natal, Jacques a une jubilation sourde, il se dit qu’il n’a jamais guéri de cette enfance, qu’il est pour toujours attaché à ce secret de la lumière (peut-être donnant un sens puissant au fait de l’ouverture des yeux du nouveau-né sur la lumière), à cette pauvreté chaleureuse d’autrefois. C’était un autre temps, et nous lecteurs entendons son jugement sur le temps d’aujourd’hui, où quelque chose s’est perdu. Dès qu’il se réveillait de la sieste, il filait rejoindre ses camarades, avec lesquels il courait toujours dans la même direction, vers le champ vert, sous la chaleur. Là, dans cette sorte de terrain vague, ils jouaient au tennis du pauvre. Avec son ami Pierre, ils se disputaient la victoire. Mais couper à la sieste, c’était beaucoup mieux ! N’ayant pas d’argent, ils marchaient longuement, jusqu’aux grands palmiers cocos, il fallait tirer des cailloux dans les régimes de fruits. Jacques égalait Pierre. Puis, la plage. Marchand de frites. Rarement de l’argent pour en acheter. Partage d’un seul cornet, si rarement, entre toute la bande. Dans cette pauvreté, ils se sentaient pourtant « des seigneurs assurés de leurs richesses irremplaçables. » La liberté, le jeune Jacques en lequel nous reconnaissons l’auteur l’a vraiment sentie, pourtant on aurait pu croire que sa pauvreté lui faisait manquer de tout, et que la poigne de fer de sa grand-mère était sans réplique. Nous découvrons un jeune garçon finalement si libre, dans un vrai temps poétique qui s’ouvre à lui ! Cela me rappelle vraiment quelque chose, à moi aussi ! Comme quoi la pauvreté, celle qui s’ouvre dans le sillage de l’absence du père, n’est pas si pauvre que ça ! La richesse y est au contraire insoupçonnée ! Cette sensation de la liberté ! Du corps ! Du cerveau ! Disponibilité ! On sent ça à lire Camus ! La grand-mère avait pourtant du nez, si elle voulait savoir d’où venait le retardataire, elle humait ses cheveux : « Tu viens de la plage. » Alors, elle sortait la cravache, et cinglait les jambes et les fesses du garçon de quatre à cinq coups. La mère disait ensuite : « Mage ta soupe. C’est fini. »
Voici sa mère. La vieillesse semble n’avoir pas de prise sur elle, rien ne peut réduire sa ténacité. Ils sont comme cela dans la famille. Ténacité de la vie ! Dans l’appartement, pourtant, le fils resté si longtemps absent sent qu’il dérange la solitude de sa vieille mère. Cette femme qui a su continuer à vivre après la mort d’un mari avec lequel elle n’a pas vécu très longtemps voit en somme le fils comme ça aussi : un fils, lorsqu’il est né, ne peut remonter jusqu’à la mère d’où il est définitivement sorti. Donc, cette mère solitaire qui lui fait sentir qu’il est de trop, c’est quelque chose de remarquable et d’extrêmement fin dans le texte de Camus ! Le même visage miraculeusement jeune ! Une femme qui avait pourtant toujours enduré les coups de la vie, y compris les coups que la grand-mère donnait à ses enfants. Elle se campa toujours dans cette vérité qu’une mère, une fois ses enfants nés, ne peut leur éviter les coups de la vie, ceux-ci doivent apprendre à faire avec, voire à les anticiper et les éviter. La vie comme guerre, bataille. La guerre qui tua le père assureur d’abri… Les tirs de la guerre 14 perdurent dans les coups durs contre lesquels cette mère ne défend pas ses enfants, au contraire elle-même a toujours une étrange soumission. Beau portrait de cette sorte de mère si différente des mères d’aujourd’hui. Le garçon, on le voit à travers ces lignes, sait faire avec les coups durs de la vie, il se débrouille remarquablement bien ! Ce n’est pas une enfance malheureuse, cette enfance pauvre ! Loin de là ! Même si l’abondance avait régné dans la maison, Jacques est sûr que sa mère n’en aurait utilisé que le strict nécessaire. Le jeune garçon avait découvert l’opulence dans les autres maisons, notamment chez un oncle. « Lui avait toujours grandi au milieu d’une pauvreté aussi nue que la mort, parmi les noms communs ; chez son oncle, il découvrait les noms propres. » Service de Quimper, grès flambé des Vosges… Une pauvreté aussi nue que la mort ! La mère donne alors quelques indices sur la vie du père. Il avait grandi dans un orphelinat, puis en sortit à seize ans pour travailler, très dur, dans la ferme de sa sœur. C’était trop, ce travail qu’on lui demandait ! Mais il ne savait pas lire… A l’orphelinat, on n’apprenait pas… Il a appris à la guerre, a écrit des cartes postales, « il avait de la tête. » On comprend alors l’importance, dans cette famille pauvre, des études pour Jacques, la bourse, le lycée. On comprend que la bonne tête du père s’est transmise dans celle de son fils. Ce père, un homme pauvre, certes, mais qui refusa toujours de se laisser entamer ! Un homme intègre ! Pas comme certains Français ! Le père s’était écrié : « Sale race ! » Il était parti pour le front, en France, ce lieu obscur perdu dans une nuit indécise, pour ne plus jamais revenir. Les soldats envoyés en première ligne n’avaient pas de casque… ! Il ne restait rien, en ce lieu et chez cette femme, de cet homme dévoré par un feu universel. Mais nous sentons que le fils a pris le relais… Une explosion retentit alors que Jacques est avec sa mère. L’Algérie colonisée est en train de se rebeller. La mère, on sent qu’elle a toujours senti ce danger, qu’elle l’a enduré comme le reste, et qu’elle ne veut pourtant pas s’exiler !
Si la mère fut toujours une femme résignée, s’attendant à tout moment que la terre s’ouvre sous ses pieds, la grand-mère n’a jamais connu la résignation, et elle a dominé l’enfance de Jacques. Elle incarne la vie batailleuse ! Sa fille, dépassée par sa vitalité, lui abandonnait tout ! Cette grand-mère qui aimait le cinéma y emmenait Jacques. Comme elle ne savait pas lire les sous-titrages de ces films muets, Jacques devait les lui lire, et il se sentait humilié, toute la salle savait que sa grand-mère était analphabète et avait un vocabulaire très restreint ! La mère, c’était pire, elle était aussi à moitié sourde, elle ne venait pas au cinéma ! Ah ! la sensation de l’humiliation ! Une excellente école pour le futur élève très doué ! On comprend tout le sens de l’école pour lui ! Et sa reconnaissance pour l’excellent instituteur qu’il eut la chance d’avoir. Dans la lettre que celui-ci lui écrivit des années après, il lui dit que jamais à l’école il ne s’était douté de la pauvreté de sa famille. Le petit Jacques avait une telle estime de lui-même, on imagine, qu’il ne laissait pas les signes de la pauvreté discriminante se coudre sur lui telle une étoile jaune ! Je comprends au quart de tour !
L’oncle Ernest savait un peu lire, mais surtout il avait beaucoup d’imagination ! Il admirait les succès de son neveu en classe. Il y avait donc au sein de la famille une vraie stimulation du jeune élève ! Comme son père, il avait donc une bonne tête ! Cet oncle emmenait le jeune Jacques avec lui, était une figure paternelle. Mais l’école, non. Jacques devait s’en aller de ce côté-là sans guide. Merveilleuses parties de chasse ! Jacques se sentait le plus riche des enfants. Grandes colères, aussi, de cet oncle, que la grand-mère aimait si fort. Autant le fils ne peut presque rien raconter de son père, autant il peut partir sur les sentiers de nombreux souvenirs concernant la vie de cet oncle. En particulier, il se mit en travers d’une histoire amoureuse de sa sœur, mère de Jacques, qui, brusquement, devint coquette… Jacques en voulut longtemps à son oncle… Le père : rien, le silence, la famille vit dans la nécessité, mais sans jamais l’évoquer, il n’y a qu’une méfiance résignée envers la vie. On sent que le sifflement de l’obus n’en finit pas à leurs oreilles, prolongeant une autre guerre, celle du provisoire, du fragile, du chaos possible.
La bonne tête du père, l’humiliation de l’illettrisme : au seuil de l’école le jeune garçon se trouve aussitôt, en l’instituteur, celui d’autrefois, comme aussi cette institutrice… , un père de substitution, capable de nourrir la bonne tête désireuse d’échapper à l’ignorance. Là aussi, c’est une sorte de mise à la lumière ! L’école l’a donné vraiment à la lumière ! Dès la maternelle ! L’instituteur ne cédait jamais rien sur la conduite et rendait vivant et amusant son enseignement. Il aimait son métier. Lorsqu’il parlait de la neige de France, c’était très exotique pour le jeune garçon, et les récits faisaient partie de la puissante poésie de l’école. Camus nous fait si bien entendre que l’école ouvrait un ailleurs. Un ailleurs, le front de la Marne, dans cette même France, avait pris son père et plongé dans la pauvreté la famille, et voici que l’école l’ouvrait à nouveau, mais réparée, exotique, offrant une joie qu’il ne connaissait pas chez lui. Imaginez ce que c’était qu’aller à l’école, pour cet enfant ! « Non, l’école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de M.Bernard du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme et qui est faim de la découverte. Dans les autres classes, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de vouloir bien l’avaler. » Gavage d’oie ! Que dirait Camus aujourd’hui, s’il était déjà conscient de ce gavage à son époque ? Le gavage par des choses toutes prêtes, bonnes forcément, c’est à une toute autre dimension… Bien sûr, lorsque l’instituteur racontaient, Jacques avait peur, aussi. Là-bas était mort son père… Ah ce livre qu’il lui a offert ! Les enfants étaient presque tous battus chez eux, mais à l’école le maître était d’une équité exemplaire ! Cet instituteur, lui, parti à la guerre en même temps que le père de Jacques, en est revenu. On sent qu’il se reconnaît un devoir spécial envers le fils… Père de substitution. Donc, dans sa recherche du père, en fait Albert Camus trouve plein de traces, de substituts, l’oncle Ernest, l’instituteur… Celui-ci, face à la bonne tête de son élève « chouchou », ne craint pas de le perdre en le présentant pour avoir une bourse, aller au lycée. Jacques doit donc se préparer… à le perdre ! C’est l’instituteur qui gagne l’acceptation de la grand-mère qui, dans un premier temps, voulait déjà mettre au travail Jacques, pour qu’il rapporte de l’argent à la maison. Cet argent, il en rapportera en faisant des travaux d’été. En ce temps-là, dans une famille pauvre, les enfants devaient participer, la dureté de la vie ne leur était pas épargnée, le réel n’était en rien falsifié. Il fallait apprendre à faire avec. La réussite à l’examen de la bourse, c’est aussi la fin du monde de l’enfance. Camus le dit très bien ! Comme le garçon se sent jeté dans un monde inconnu ! Cela se répète, cette mise dehors…
Jacques retrouve la ferme où il est né. Il ne reste plus rien. Tout a été rasé. Le cercle ne se referme pas. En fait, on ne revient jamais dans les images du passé, le temps se retrouve autrement. Le fermier qui avait racheté la ferme après la mort du père, lorsqu’il a compris que le temps de la colonisation de l ‘Algérie était en train de finir, a tout arraché les vignes, a tout détruit, en disant, puisque ce que nous avons fait ici est un crime il faut tout effacer, et ensuite il est parti à Marseille, dans un appartement moderne où il tourne en rond. Pourtant, dit l’homme que voit Jacques alias Camus, avec les Arabes, on est fait pour nous entendre, vivre entre hommes. On sent Camus attaché à cette vie avec les Arabes. « …on s’habitue vite à la paix. Alors on croit que c’est normal. Non, ce qui est normal, c’est la guerre. » Oui, remarque si fine, on croit à une paix alignée sur la paix matricielle, avec rien qui manque, tout qui arrive pulsé par cordon ombilical, meilleur des mondes, tout bien pensé, un vrai élevage d’animaux supérieurs, et finalement, c’est très loin de la vie dehors… L’homme raconte que ceux qui sont arrivés ici, comme son père, venaient y chercher la Terre promise, il y avait beaucoup de chômage à Paris, mais les femmes avaient peur de l’inconnu. Jacques alias Camus retrouve le désir de déménagement de ses parents, l’espoir de l’ailleurs, de la lumière, de la terre d’accueil. La promesse. D’une certaine manière, est-ce que le voyage est arrivé à destination ? Le père, lorsqu’il arriva ici, n’était pas causant, le voyage s’était fait au fond de la cale, vomissements, aventuriers verdâtres, puis enfin cette terre sauvage, à l’odeur étrange d’épices, inquiétant dépaysement ! Le fils sent très bien tout ça. Regards hostiles des Arabes, espace nu et désert, arrivée de nuit dans une maison misérable : ah ! la Terre promise ! Rien de facile ! Pluie algérienne brutale, énorme, inépuisable : carriole ruisselante, et femme en proie aux douleurs… Choléra, beaucoup de morts, hygiène absente. Les deux tiers des émigrants étaient morts. Soleil féroce. Hostilité des Arabes. Mais Jacques, lui, trouve merveilleux le ciel toujours présent, il n’a pas connu l’arrivée très dure de son père sur cette terre d’Algérie, décidément il ne connaîtrait jamais son père. Et oui, ce fils, il est héritier du père, lui il n’a pas eu à vivre l’arrivée, puisqu’il y est né, il vit le chapitre d’après, il ne peut être le contemporain de son père, son père est fait d’une autre expérience que lui, mais son expérience à lui, le fils ne la vit ainsi que parce qu’il y a eu le chapitre précédent du père. Le père fut le passeur vers cette terre d’Algérie. Du point de vue de sa vie à lui, il est donc le premier homme, la disposition des choses, des êtres, la situation, est différente pour lui et pour son père. Il n’y a pas d’initiation. Il est le premier homme, de même que son père l’était en arrivant sur une terre étrangère sous la pluie, le fils aussi, il doit envisager sa vie comme une arrivée en terre pas d’emblée familière et accueillante, mais où il faut se battre. Naître à une existence dure, mais aussi merveilleuse, naître aux autres, apprendre à vivre sans racines dans le pays étranger. Jacques avait tenté d’échapper à l’anonymat, à la vie pauvre, à l’ignorance, mais, revenant sur la terre de son enfance, il se rend compte qu’il n’a pas encore réussi à vivre au niveau de cette patience aveugle, sans phrases, sans projet autre que l’immédiat où faire avec, se battre. Là, son père arrivant sur cette terre, il le retrouve comme lui ne s’est jamais senti être dans le même déménagement radical. D’une certaine manière, le surplomb magistral de ce père si fort en pays inconnu et rude le déménage, le fils, le castre de tout un confort dont sa vie d’intellectuel l’a comblé. Sur les traces de son père, il découvre une force de vie qui n’a rien à voir. Son prédécesseur, même sans phrases, rude, il a su aller jusqu’au bout, et l’arrivée fut abrupte.
Le fils, c’est donc le premier homme lui aussi. L’enjeu de ce livre, c’est que le fils, par le récit, retrouve une sorte d’aventure, et d’arrivée abrupte qui le fasse se distinguer de la même force de vie que son père sur une terre inconnue. Alors, suit le récit des années de lycée, comme si celles que le père n’avait pas vraiment pu vivre sur ses nouvelles terres, le fils se mettait à les vivres au lycée, cultivant autre chose, mais avec la même ténacité. Ah ! le premier départ vers le mystérieux lycée ! Là aussi, comme pour le père quittant son pays natal pour l’Algérie, l’aventure, c’est un déménagement ! Personne de sa famille ne peut le conseiller, car il n’y a pas de culture à la maison. On pourrait imaginer que ce fut pareil pour le père partant pour l’Algérie, pays inconnu. Alors, le silence s’agrandit entre sa vie au lycée et sa vie à la maison. Les lycéens arabes étaient rares, c’étaient tous des fils de notables. On imagine les pauvres boursiers ! Jacques ne savait que mettre à la profession des parents, lorsqu’il remplissait des papiers. Vous voyez, le fils est aussi le premier homme car il se trouve au lycée dans des conditions similaires à celles de son père s’installant sur ses terres algériennes. Rien n’est facile, l’élève connaît la honte, la différence, mais pourtant il n’enviait rien. Avec un ami de famille bourgeoise, Jacques apprend ce que c’est qu’avoir des racines, est un peu séduit, mais finalement reste fidèle à Pierre, l’ami d’enfance. Au lycée, il devient possible de choisir parmi les professeurs ceux qu’on aime et ceux qu’on déteste. Jusqu’alors, il n’ avait que l’instituteur, si aimé. Le soir, il fallait regagner les quartiers pauvres, ils étaient d’ailleurs… Cette sensation de la différence ! Heureusement, à l’école, tous les tabliers se ressemblaient… ! La seule rivalité était celle de l’intelligence ! Et Jacques, en matière d’intelligence, son enfance, c’est un atout, c’est sûr ! Le gavage, il n’a jamais connu, donc sa curiosité n’a jamais été saturée… Sa formation à la communale, si différente, l’a mis en peloton de tête ! Jacques est donc en position de se faire respecter de tous, par-delà sa condition sociale ! La vie est la guerre ! Guerre par l’intelligence ! En même temps, il lui faut toujours faire attention à ne pas user ses chaussures au foot, à ne pas déchirer ses habits : la pauvreté, et sa grand-mère, sont là.
Le retour du lycée vers la maison a toujours un goût de mort. Un jour, il doit dans le noir aller chercher une des poules que sa grand-mère élève, et ensuite lui couper la tête. J’imagine très bien l’élève brillant qui côtoie au lycée des enfants de notables face auxquels il tient très bien le coup, qui doit dans sa famille pauvre accomplir des actes de pauvres, avec ce sang, ces crottes de poules. Ce sont des épreuves comparables à celles vécues par le père arrivant ici, où rien, on imagine, ne lui est épargné. La grand-mère avec ses poules met encore à l’épreuve son lycéen de petit-fils, lui met le nez dans la réalité rude. Cela lui donne peut-être encore plus l’envie de se battre au lycée… Les jeudis, les dimanches, la bibliothèque municipale, et puis, bientôt, les travails d’été, car il faut, dit la grand-mère, toujours elle, ramenant sur le tapis les conditions de misère, ramener de l’argent à la maison. Voilà l’école de la vie pour le fils ! La réalité extérieure, jamais facile, entre en résonance avec celle du père à son arrivée sur une terre étrangère qui ne se donne pas facilement, qui n’épargne pas les épreuves, qui laisse toujours soupçonner les dangers… Jacques est un assoiffé de la gaîté, et aussi du courage. Ah ! les prix pour les meilleurs élèves ! Mais Jacques a honte de sa grand-mère… lors de la distribution. Lors de travail d’été, le garçon ne supporte pas l’ennui d’un travail bête. Vivement la reprise du lycée !
Comment se découvre-t-il, Jacques alias Albert Camus, au terme de sa recherche du père ? Obscur à lui-même ? Enfance dans un quartier pauvre, liée par la nécessité toute nue, au milieu d’une famille infirme et ignorante, mais il est pourvu d’un appétit dévorant de la vie, son intelligence est farouche et avide, ne manquant jamais de certitude tranquille, une assurance. C’est donc très étrange ! Il sent qu’il parviendra à tout ce qu’il voudrait, et en même temps il ne désire aucune place, comme s’il était pour toujours, en effet, un déménagé… ne désirant que la joie, les êtres libres, tout ce qui ne s’achète et ne s’achètera jamais. Quel bel auto-portrait ! Il s’est fabriqué une conduite qui, plus tard, serait impuissante devant le cancer du monde… Sensation de danger permanent, ce peuple autour de lui à la fois attirant et inquiétant, proche et séparé : une très bonne idée de l’autre, dont on n’arrive jamais à faire un familier… Eux, ces Arabes, si nombreux par leur nombre, bien que résignés et fatigués, faisaient planer une menace invisible. Camus parle presque de la bombe à retardement que crée l’humiliation… Terre splendide et effrayante, terre colonisée, oui, avec ses jours brûlants et ses soirs rapides à serrer le cœur. Dans le texte d’Albert Camus insiste sourdement le grondement provoqué par la colonisation, qui fait que cette Terre promise au père ne sera jamais sans danger, ce que la mère laisse toujours voir dans ses yeux… Donc, toujours, cette menace, qui fait en puissance déménager… Naissance sur une terre sans aïeux et sans mémoire ? En fait, l’Algérie dans le dernier texte, magnifique et si intelligent, d’Albert Camus, ne s’écrit-elle pas comme l’impossible matrice à retrouver sur une terre promise ? A peine le père y arrive-t-il qu’il va se faire tuer au front, et le fils, lui, sous le regard d’une mère qui a l’écoute absolue par rapport à la menace imminente, ne sent-il pas déjà la fin de la colonie, comme la fin d’un abri matriciel ? La terre sans aïeux et sans mémoire, qu’est-ce que cela représente ? Un intérieur maternel que tout le monde a perdu, et que la colonisation avait promis comme retrouvable ailleurs ?
Un très beau texte !
Alice Granger Guitard
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