Editions Gallimard, 2010
dimanche 9 mai 2010 par Alice GrangerPour imprimer
Régis Debray réunit dans ce livre ses « Pense-bête » qu’il a écrits chaque trimestre dans sa revue de médiologie « Médium ». Pour faire trace, lancer une bouteille à la mer, bref parier de transmettre… Car un médiologue, comme l’est Régis Debray, se voue à l’étude des faits de transmission, qui ne sont pas de communication. Que veut-il vraiment transmettre, ce curieux médiologue mélancolico-farceur qui, article après article, se montre de manière de plus en plus visible en fin de parcours, se demandant s’il ne va pas se tirer en Angleterre parce que « cette société-là me semble mieux armée que la nôtre pour qu’une certaine qualité des rapports humains puisse survivre à la débâcle de la chose politique », et semble s’incliner devant le nouveau médium qui a succédé à la graphosphère, la vidéosphère, le règne des images ? Et bien, ce que j’ai trouvé de vraiment génial au fil de ma lecture de ces articles que j’avais déjà lus dans la revue, c’est justement ce très étrange geste d’abandon. Voilà, je m’incline, je reconnais que le médium nouveau est plus fort que moi, je vous laisse, vous tous, (et j’entends vous tous les petits, qui êtes emportés dans ce nouveau ventre fait d’images, de télé, de vidéo, de rapidité, de changements rapides, qui êtes voyagés tels des fœtus passifs reliés à ces productions sans fin renouvelées par les prouesses de la technologie), moi le père je ne peux rien contre la toute-puissance incroyablement efficace désormais du matriciel dont la métaphore est la vidéosphère. Soudain, cela s’est imposé à moi : j’ai pensé, c’est très étrange, j’ai l’impression d’un père qui lâche prise, qui se dit je ne peux décidément pas transmettre à mes enfants, ceux-ci sont à l’intérieur de la toute-puissance maternelle, le nouveau-ventre étant matérialisé par la vidéosphère rendue omniprésente et sans cesse renouvelée par les progrès de la technologie. Cela rejoint ce que disent les psys : le père n’existe pour l’enfant qu’à travers la parole de la mère. Voici donc un père, ce médiologue, qui renonce en direct à transmettre directement lui-même, il fait mine de vouloir se tirer, d’être en fin de parcours sans laisser beaucoup de traces par-delà de nombreux ouvrages, et il renvoie au règne des images, de la rapidité, du jouir, de l’argent, des distractions, de la fête. Voilà, je vous abandonne, c’est comme des héros à l’image du général de Gaulle, il n’y en a plus, l’âme de la France a disparue en 1940, et oui, Pétain et Hitler, mais aussi l’Amérique qui débarque…
Or, faire entendre cet acte d’abandon, c’est génial et peu commun, dire et dire encore entre les lignes, un père ça vous abandonne au règne de maman transposée en vidéosphère qui vous voyage sans que vous ayez besoin de désirer, tout étant produit et renouvelé sans que vous sortiez de votre passivité de reliés au cordon ombilical de la connexion de tous genres. Père qui admet, d’accord c’est vraiment désormais le règne de la vidéosphère, l’hégémonie du visuel qui sature les yeux et sur la même lancée il y a une saturation de chaque sens par la production incessante de choses qui stimulent en devançant systématiquement tout désir, c’est là avant que le besoin s’écrive dans le corps. Voilà, le père dit, je vous abandonne les enfants, mais, sachez-le, je ne suis pas d’accord, ok je suis un has been, un révolutionnaire que certains ont traité de terroriste, mais je n’ai pas réussi la révolution, voilà je m’incline mais je rigole bien, je vous regarde, vous êtes chouettes, bye bye, ne comptez pas sur moi pour être complice, redevenu éternel ado comme vous, copain avec vous, je me tire, je rejoins Gracq, Proust, j’emmène avec moi le secrétaire de Jean Moulin Cordier, c’était un autre temps, maintenant l’histoire s’accélère, il faut que ça aille de plus en plus vite, éclatez-vous les petits, mais sans moi ! Régis Debray écrit donc cette curieuse absence du père. Je crois bien que dans cette transmission à laquelle il tient tant, c’est surtout de ça qu’il s’agit : il transmet un acte de non complicité, c’est ça le père, il n’est pas là pour assurer l’hégémonie d’un dedans d’inspiration maternelle, comme un ventre vidéosphère.
L’incroyable intérêt de Régis Debray pour le médium s’éclaire. Roue, cheval, imprimerie, chemin de fer, téléphone, télévision, Internet… Médiums qui, au fil du temps, rétrécissent les distances spatiales, rapprochent les communications, rendent visible l’invisible, offrent les œuvres des anciens aux plus jeunes, d’un pays à un autre pays, bref un contenant qui par les progrès techniques et scientifiques peu à peu transporte et amène aux êtres humains de plus en plus de choses, de savoirs, créant de nouveaux besoins, et aussi, formatant leurs désirs, les bordant, les circonscrivant, les rendant addicts, les cernant, les empêchant d’en sortir, les occupant comme jamais, les branchant pour toujours.
Donc, zoom scriptural de Régis Debray sur le médium, ce transporteur, ce transmetteur, qui évolue et se transforme au cours des âges, au rythme des inventions, des technologies, des savoirs, réussissant aujourd’hui à tout fournir à un être humain lambda où qu’il soit sur la planète, pléthore de choses, d’images, de héros vite fabriqués, qui uniformise sur la terre entière, qui sature, exactement comme le tissu placentaire apporte au fœtus tout, absolument tout ce dont il a besoin, et, justement, le père, à côté, il n’a rien à apporter : juste dire, écrire, qu’il n’est pas complice. Juste transmettre ce qui ne peut pas l’être par ce genre de médium : la séparation, le rien, la chute, l’écart du désir. Jamais comme dans ma lecture de Debray je n’avais réalisé que c’était de ça dont il s’agit dans son œuvre. L’écart imprimé par le père. Non complice de la mère. Lui, c’est un autre temps. Celui d’après la naissance. Mais les branchés ne peuvent pas savoir, pas comprendre. N’empêche, s’ils veulent avoir la chance de se débrancher, il leur faut une instance paternelle qui n’est pas d’accord, qui les abandonne en tant que branchés qui sont voyagés, imbibés, saturés. L’instance paternelle fait entendre son silence, son écartement, voire sa mélancolie bien sûr car soudain son ego en prend un coup puisqu’il ne peut être dans le coup de cette ère médiatique sans précédent. S’il tient cependant le coup, il offre la chance d’un changement de qualité, d’une cassure. Car les abandonnés au ventre fou de la vidéosphère, à force de voir leur faim, leurs désirs, et toute leur vie totalement circonscrits et saturés par une production à n’en plus finir qui force tous leurs sens, vont peut-être arriver à ne plus en avoir faim, à se sevrer, comme dans une pâtisserie le meilleur moyen de ne plus se gaver de gâteaux c’est encore de n’avoir aucune restriction pour en manger, alors à la fin on n’en veut vraiment plus, on s’en réveille, on s’en détache. C’est comme si on disait, la situation incestueuse du « rien ne manque, ne m’est interdit » il ne faut pas l’interdire, au contraire le père abandonne l’enfant à la mère, à ce médium si puissant, pour que cet enfant, ces productions maternelles dont il est le boulimique naturel il n’en ait plus envie un beau jour, sevré, vite quelque chose de nouveau sous le soleil, quelque chose d’autre, tout ça qu’est-ce que ça a vieilli soudain, vite le programme d’apoptose !
Régis Debray, oui, nous raconte ses dégagements. Il se dégage ! Il semble un héros sans panache, ignoré, blessure à l’ego, impuissant, pauvre révolutionnaire, bilan à première vue maigre, et pourtant ! Même s’il n’est pas vu, cet acte de dégagement, de non complicité, de détachement, il ne manque pas de panache ! Le héros est forcément un anti-héros… Il ne peut passer dans les images, puisque son acte à lui est de susciter le programme d’apoptose du médium actuel si puissant par sa toute-puissance, je t’abandonne entre les mains de ça ! Les abandonnés qui s’éclatent, qui s’imbibent, qui sont saturés, voyagés, programmés, coachés, ignorent que l’instance paternelle est présente dans cet abandon, a inversé les choses, plutôt que de lutter comme don Quichotte contre des moulins à vent plus forts que lui cette instance soudain fait le contraire, abandonne la partie, se planque tel un révolutionnaire d’un autre genre dans la monstruosité du médium, sûr que ce sera un nouveau Titanic qui coulera avec ses gavés à l’intérieur… Les gavés se sèvreront forcément un jour, si le père ne leur interdit plus de jouir à n’en plus finir des choses que le nouveau médium leur transporte chaque jour et pour l’éternité. Interdire en n’interdisant pas. Un père qui est un déserteur, qui veut se tirer en Angleterre (comme de Gaulle…), qui a l’air de se remettre en question radicalement, et qui se dit article après article que, décidément, les choses ne sont plus pareilles, il n’est pas de ce temps, l’histoire s’est accélérée de manière prodigieuse, il n’a plus aucune chance. Ces articles mis les uns après les autres disent ça, un drôle de lâcher prise, un intellectuel qui ne se la joue plus, qui se dit ce n’est plus mon temps, qui joue sa disparition. Et pourtant, par cet acte-même, il est, plus que jamais, révolutionnaire. Seul cet acte en apparence un peu suicidaire introduit la chance qu’un beau jour la vie ne tourne plus autour de ce médium qui avale tout le monde dans son ventre monstrueux. Invention d’un père qui laisse tout tourner autour et à l’intérieur de ce médium qui met tout le monde dedans, mais pour mieux interdire l’inceste en ne l’interdisant pas, c’est-à-dire le pari du sevrage, de la séparation, du désir d’autre chose.
Ah, ce temps de prospérité, désormais, en Occident, sans guerre depuis 70 ans. Mais, dans ce contexte de prospérité, de rien ne manque qui définit l’inceste, « Le mauvais coucheur a un caractère de cochon… Autoritaire, imbuvable, asocial… l’empêchant de se laisser boire par le milieu, buvard démocratique… De Gaulle aussi puait la grandeur, et ses proches eux-mêmes, à Londres, le jugeaient gothique et assez antipathique… Et le Che, l’anticommuniquant-né, ne souriait que sur les photos… c’est en général un perdant. Naît et meurt dans la solitude… Qui perd gagne est la devise de cet archétype immémorial… Abnégation… Il obéit à des valeurs plus grandes que lui… l’hurluberlu n’est pas maître de son jeu et se soumet à une règle qui le contraint… On voit trop l’état de la société qui transforme en Martien ce type anthropologique : l’orthodoxie du sympa et de la quête de popularité immédiate et maximale… la subordination de l’intérêt général au particulier… le culte de la réussite et de la sucess-story… le quart d’heure de célébrité assuré à tout un chacun par les mass medias et le fait divers dont il sera un jour ou l’autre le héros… » « Les héros sont des créations collectives de longues durées. Nos gagneurs, des productions ombilicales à vie courte. Un peuple dure, le people passe. »
« … médiologie non répertoriée dans l’espace universitaire… clôture d’exercice… un papillon chronique en bout de course… Sisyphe un peu niais… » Mais, à propos de son œuvre : « je n’y trouve pas de quoi rougir… » « Si l’on tient à se rendre utile, ce n’est pas en suivant le cours des choses, et peut-être pas non plus en s’y opposant frontalement. Ce serait plutôt en essayant de le détourner. » BRAVO !!! Citation de Freud : « Le temps où sera établie la primauté de l’intelligence est sans doute encore immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous sépare n’est sans doute pas infinie. » Parions !!! « C’est dans le pays où le niveau d’éducation est le plus élevé que la mécanique délirante s’emballe le plus. » Normal ! La matrice se sent réellement toute-puissante, elle a entre les mains un cerveau qui se laisse imbiber, pour la bonne cause…
« L’homme nouveau est arrivé. L’ancien était engendré. Le nouveau se fabrique lui-même. Infantile jusqu’à la fin. Tout pourra être reprogrammé, nez, sexe, couleur de peau (M. Jackson), famille, destinée… emballement loufoque de la machine à crétiniser les masses… l’assomption visuelle de l’analphabète reste en travers de la gorge de notre diplodocus… »
« Il est assez seul dans cette résistance… »
« Dans chaque domaine, le choix du significatif est fonction du degré de présence à l’écran. Les rapports de force sont devenus des rapports d’image. Y compris dans les idées. » « Plus on modernise, plus on archaïse… »
« L’âme de la France va-t-elle vivre ou mourir ? » Cordier dit qu’en 1940 l’âme de la France, c’était une cohésion secrète, une histoire épurée. Mais c’était perdue d’avance, la France est morte le 17 juin 1040, quand Pétain a chevroté à la radio la capitulation. La Résistance était trop faible. Maintenant, parlons bonus, retraite, taux d’intérêt. Mais les manières intransmissibles, qui n’ont rien à voir avec notre déguenillade ? « L’âme ? Ce qui fait corps. » Qui fait se battre, prendre les armes. Bataille secrète. Bien sûr ! « Notre natalité se porte bien, mais la sève paysanne est à sec, depuis l’exode rural ; notre classe ouvrière a perdu son jus, après un demi-siècle de soviétisation mentale ; notre petite-bourgeoisie républicaine, ses amarres, avec le renoncement de l’Etat ; la grande-bourgeoisie, son surmoi, avec l’effondrement des bastions catholiques ; et le sentiment européen ne prend pas le relais, hélas, du sentiment national. C’est le passage à vide du collectif. »
Home. La terre vue du ciel. Titanic. Monde à la verticale, non plus monde à l’horizontale. Vu de haut. Espace du vivant amputé du temps des hommes. Et tout ce qui est invisible du cosmos ? Nicolas Hulot, « émérite et prestigieux apôtre de la nouvelle religion audiovisuelle… rapport entre l’affinement de l’optique et l’affadissement de la langue… changement de portage, du texto vers le video… tohu-bohu d’images sidérantes, sautant de l’infiniment petit à l’infiniment grand, juxtaposant… le fœtus et la mégapole, l’endoscopique et l’astronomique, dans une décervelante et rhapsodique incohérence… Nous l’imitons tous : je capte de mieux en mieux, j’en dis de moins en moins… mes systèmes optiques à haute définition font le boulot à ma place… l’assouvissement de la pulsion voyeuriste nous laissait quasiment sans désir ni exigence… Changer de médiasphère, c’est passer d’une portance à une autre : quand sombre un vieux Titanic, un autre, tout neuf, sort des chantiers navals… » Voilà : le nouveau Titanic coulera aussi… Comme les enveloppes placentaires, parce qu’une gestation, ça n’est pas éternel… Un jour le contenant, le médium par excellence, celui qui enferma dans son ventre avec un rien ne manque fabuleux, disparaîtra au fond de la mère…
Bravo, Régis Debray ! Qui perd gagne !
Alice Granger Guitard
(Alitheia Belisama)
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