Paru sous le titre The vice of Reading, dans la North American Review, en octobre 1903
jeudi 20 mai 2010 par Elisabeth TorresPour imprimer
aux éditions du Sonneur
Le temps file et cela nous sert souvent d’excuse. Pas le temps de lire… Or il suffit parfois de quelques pages reliées, ne serait-ce qu’une trentaine de feuillets assemblés, pour receler un bijou. Concentré d’intelligence dont il irradie des pistes à l’infini. Petites graines de réflexion à germer.
Ainsi en est-il de ce bref ouvrage de la romancière Edith Wharton.
Dans le prolongement du texte de Jack London à propos de la difficulté pour l’écrivain de concilier son ambition artistique et les attentes du public, Edith Wharton se place, quant à elle, du côté des lecteurs, pour nous dépeindre un vice que nous ne connaissions pas, que nous ne soupçonnions pas, celui de la lecture.
Il y aurait donc un vice à lire…
Cette affirmation surprend et donne d’emblée envie de creuser.
Combien d’entre nous ne regrettent-ils pas publiquement et régulièrement de manquer de temps à consacrer à cette digne activité ? Manière de nous excuser de ne pas satisfaire à une sorte d’obligation sociale, morale ?
C’est justement cet aspect obligatoire de la chose que l’auteure trouve suspect.
Pourquoi devrait-on parler de la lecture en termes de devoir ?
Qui a dit qu’il fallait lire ?
Quel risque un tel diktat est-il susceptible de comporter ?
Rien moins que celui d’engendrer des lecteurs mécaniques, hermétiques aux livres, et de ce fait dangereux pour la littérature, c’est ce dont l’auteure s’emploie à nous apporter la démonstration.
« Peu de vices sont plus difficiles à éradiquer que ceux qui sont généralement considérés comme des vertus. Le premier d’entre eux est celui de la lecture », annonce-t-elle en préambule.
Et de nous décrire le lecteur imbu de lui-même face à l’admiration du « novice sans lettres » appelé à lui emboiter le pas et gonfler le troupeau.
Pourtant, « lire vraiment » est un acte aussi naturel que respirer. On ne lit pas par force. Le « lecteur-né » lit spontanément, sans même avoir à en décider, encore moins à s’y astreindre. C’est comme une seconde nature chez lui.
Qu’est-ce que lire sinon un « échange de pensée entre écrivain et lecteur » ? interroge Edith Wharton qui ajoute « Si le livre entre dans l’esprit du lecteur tel qu’il a quitté celui de l’écrivain (…) alors il a été lu en vain. »
Certes, cela tient quelquefois au livre lui-même, et par voie de conséquence à son auteur, admet-elle. Il y aurait en effet des livres « de marbre ». Cela signifie qu’ils ne peuvent ni transformer ni être transformés. Quelque chose de stérile marque la rencontre des lecteurs mécaniques et des livres qu’ils s’évertuent à lire. Rencontre qui n’a en réalité tout simplement pas lieu.
Le lecteur mécanique parle souvent en termes de quantité, réduisant ainsi le livre à un produit de consommation. On pourrait entendre ce terme d’une manière positive : « consommer » au sens d’ingérer le contenu d’une œuvre, se l’approprier, le digérer, le transformer en une nouvelle énergie, dont il découlerait une réflexion régénérée. Mais ici « consommation » sous-tend bien la notion de produits en série, interchangeables, sans âme, une collection d’objets morts amoncelés dans la vitrine du supposé savoir.
Consacrer tant de temps par jour à lire, à telle heure et pas une autre, comme une obligation de plus dans l’emploi du temps bien ficelé d’un individu bien comme il faut.
Mais le passage où Edith Wharton est le plus féroce est celui où elle évoque le quasi fétichisme du lecteur mécanique pour son marque-page ! Le voici perdu sans lui. Symptôme de son incapacité à entrer dans le livre.
Alors qu’à l’inverse le lecteur-né n’a nul besoin de ce repère de carton, retrouvant là où il avait interrompu sa précédente lecture, comme par magie, intuitivement. « Les pages s’ouvrent d’elles-mêmes à l’endroit qu’il cherche ». De fait, même lorsqu’il quitte physiquement le livre, celui-ci continue de l’accompagner, en filigrane de son esprit, en marge de ses activités quotidiennes.
Le lecteur mécanique se force à ne pas sauter de ligne, à lire tous les mots, quand bien même il ne les comprend pas. A terminer la lecture de chaque livre qu’il s’est assigné de lire, quand bien même cette lecture lui pèse. Le lecteur mécanique lit ce qui doit être lu pour avoir l’air à la page dans la bonne société… Il veut « être au courant de tout ce qui s’écrit ».
Mais tout ceci reste extérieur à lui, à la surface de lui-même.
Il ne fait pas plus le lien entre chacun des livres qu’il a pu avoir entre les mains, et Dieu sait pourtant combien il a pu en tenir. Son chemin de lecture est du même coup à son tour mécanique et impersonnel, dépourvu de signification, de cohérence.
Au contraire de celui du lecteur-né qui rebondit de l’un à l’autre des ouvrages – car les livres se parlent -, suivant les pistes et indices collectés de ça de là, dégageant ce faisant progressivement une ligne, la sienne, partie prenante de sa construction individuelle.
Le lecteur mécanique ne suit qu’une logique imposée du dehors, ne s’attachant à lire que les livres à la mode, ce dont il est de bon ton d’avoir un mot à dire.
Hélas, regrette Edith Wharton, dans sa voracité sans limite, ce genre de lecteur « s’égare parfois hors de son pré carré », se piquant d’entreprendre la lecture d’ouvrages plus ardus : c’est alors qu’il devient dangereux pour la littérature.
Si l’auteure admet en effet sans difficulté qu’un lecteur moyen trouve son compte à lire des livres « futiles » dès lors qu’il les revendique et les apprécie comme tels, elle dénonce le péril qu’il y a à voir les lecteurs mécaniques se mêler de la littérature. Car ils ne manqueront pas de tomber dans le travers qui les caractérise : la critique systématique. Ne fait-il partie de leur devoir de lecteur de donner leur avis ? Ne peut-on même se demander s’ils ne lisent finalement pas qu’en vue de pouvoir donner leur avis ? Mais quel avis ? De quel discernement peuvent-ils faire preuve à l’égard de la littérature ?
Malgré tout conscients qu’ils ne comprennent pas certains livres, ces lecteurs peuvent du même coup nourrir une agressivité sous-terraine contre ce qui leur échappe. Une double frustration les guette : outre celle qu’ils subissent de lire sous la contrainte - celle-là même qu’ils s’imposent pourtant-, ils peuvent également se sentir floués, exclus, en face d’œuvres qu’ils ne parviennent pas à appréhender, tout consciencieux qu’ils sont dans leur effort.
Pire, le souci de gagner du temps les conduit à n’attendre des critiques qu’un résumé de l’intrigue. Ils engendrent alors une catégorie de critiques « à leur image » : les critiques mécaniques, qui n’accordent guère d’intérêt ni au style, ni au sujet d’un ouvrage, mission première de la critique littéraire.
Parce que les lecteurs mécaniques encouragent l’écriture médiocre, parce que leur attente impatiente ralentit la vraie culture qui nécessite une maturation, parce qu’ils manquent de discernement dans l’appréciation de la beauté et du sens, Edith Wharton met en garde contre leur capacité de nuisance à l’égard de la littérature.
Car « si lire n’est pas une vertu, bien lire est un art ».
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