lundi 20 juin 2011 par Lionel-Edouard Martin
Romain FUSTIER, Dans nos intérieurs
revue Triages, n° 23, volume Voix unes & premières
Sans doute est-il banal de définir la poésie comme l’expérience rythmée d’un sujet face au monde, quelle que soit l’expérience faite pourvu qu’elle soit rythmée, le rythme distinguant la poésie d’une prose qui, s’il lui arrive aussi bien évidemment de recourir à la pulsation, ne la considère pas comme son principe.
On sait quels problèmes cette définition a pu poser et pose actuellement avec acuité à la poésie contemporaine (au sens large de l’expression), et je ne reviendrai pas sur ce qu’en ont dit les Gourmont, Claudel et autres Meschonnic, me bornant à citer le regretté Robert Marteau[1] : « Peut-être bien que le vers aujourd’hui si vers encore il y a est tout simplement de la mauvaise prose. Je n’en sais rien. Mais j’ai déjà écrit quelque part qu’en perdant la rime (et le rythme, et la mesure, et le compte ou le conte) la poésie perdait sa raison d’être […]. C’est que la confusion s’est établie entre le poétique et la poésie : crue subversive et révolutionnaire, celle-ci n’est le plus souvent que du poétique inversé et de la forgerie[2]. »
Ce sont ces quelques réflexions qui me venaient à l’esprit en lisant les 78 onzains qui constituent le très beau recueil de Romain Fustier intitulé Dans nos intérieurs, que vient de publier, dans sa vingt-troisième livraison (volume Voix unes & premières) la revue Triages[3].
Très beau, oui, magnifique recueil, d’un jeune poète Fustier a trente-quatre ans qui sait ce que rythme veut dire[4], et qui le manifeste dans des vers libres, en apparence quoique peu ou prou cadencés, une fois retirés les « e » muets, autour de 15 syllabes , où il nous fait part de sa vie quotidienne, d’une expérience d’un monde somme toute banal, limité à quelques lieux la maison, le jardin, le supermarché… perçus à divers moments de la journée, et qui s’exprime sans réticence aucune dans les mots de tous les jours :
tu t’es rendu au compost pour y jeter des cosses de petits pois
déversant ton butin au milieu d’un maelstrom de déchets,
d’épluchures de patates, d’œillets de tomates et topinambours
pour les résoudre, ces termes peu « poétiques », accompagnés des autres, en un chant de grande profondeur, fondé sur les reprises de sons qui en organisent la cadence.
Car Romain Fustier est un artiste, un vrai, qui adopte une forme le onzain, donc dont il sait tirer le meilleur parti, closant la strophe sur elle-même par des jeux de répétitions thématiques et/ou lexicales entre les premiers et les derniers vers, tout un univers sonore se déployant entre le commencement et la fin du poème, orchestration qui en assure, par les rythmes qu’elle impose, la continuité compacte, la marche et la cohérence :
la nuit est blanche de neige tombée la nuit, et la nuit éclaire
la nuit dans le jardin tapissé d’étoiles, papier peint brillant
sur la pelouse, tenture polaire entre les arbres, novas, supernovas,
amas de quasars sur le gazon, devant la rue qui est réduite
à un trait de lumière, sous l’aérolithe des lampadaires entrés
en collision avec la terre blanche de neige […]
Je ne dispose pas ici de la place suffisante pour étudier de près ce contrepoint subtil, où les effets phonétiques, à mille lieues de la rhétorique de l’allitération, sont suffisamment dilués pour ne pas êtres lourds, et relèvent d’une maîtrise impeccable (pour reprendre le terme de Baudelaire dans sa dédicace à Gauthier des Fleurs du mal), à laquelle fait écho la richesse et la beauté des métaphores qui en accompagnent la ligne mélodique.
En effet, si Romain Fustier a l’oreille fine, il a tout l’œil du voyant rimbaldien de celui qui sait percevoir, sous le quotidien le plus trivial, ces formes latentes que seul le poète peut y débusquer :
ce soir de fin mai et chaleur comme en été, c’est quel trouble
qui menace d’éclater, quel orage de merises rendant électrique
notre cerisier, quelle perturbation qui se rompt à la manière
d’un fruit charnu sous les dents, quel phénomène atmosphérique
qui gronde d’une voix de tempête, de pluie forte qu’on craint
dans les parages, d’éclairs déchirant la peau lisse des griottes
les joues rouges des bigarreaux que nous n’avons pas ramassés […]
ou encore
la pluie a ce soir une odeur de terre retournée,
[…] et l’on s’imagine rescapé d’un déluge, d’une avalanche
de trombes d’eaux pour peu que nous ayons quelques giboulées,
flotte passagère à la tombée de la nuit, grain de sel dans la soirée
à respirer le terreau du ciel […]
Ce qui me semble, chez Fustier, très remarquable, c’est bien cette dynamique des rythmes et des images, les un(e)s procédant des autres, dans un mouvement de création perpétuel qui n’est pas sans rappeler, dans des registres d’évidence complètement différents, ceux d’un Claudel ou d’un Saint-John-Perse. Je pourrais citer encore et encore maints et maints passages où le poète fait montre de son art très abouti le lecteur un peu curieux pourra toujours se référer au texte : qu’on me permette juste d’insister, dans l’espace restreint qui m’est alloué, sur la grande cohérence stylistique qui anime et trame l’écriture de Romain Fustier, l’oreille et l’œil interagissant constamment en continuité sensorielle pour donner au poème sa cohésion pleine et sa complétude.
Alors, Dans nos intérieurs, leçon de poésie contemporaine ? Je ne suis pas loin de le penser, et je suis persuadé que Meschonnic et Marteau, les chers disparus, m’auraient tous deux suivi dans mon appréciation. En tout cas, somptueuse expérience, et rassurante, que celle de cette lecture que je recommande vivement, sans aucune réserve, et avec enthousiasme, à quiconque s’intéresse aux problématiques qu’elle résout à sa manière et magnifiquement.
[1[1]] in revue Triages, n° 22, p. 132
[2[2]] Sur ce dernier mot de forgerie, je pourrais aussi convoquer Pierre Jourde et ses commentaires, dans La Littérature sans estomac, pour le moins acerbes, voire cruels mais justes à mon sens, sur les formes actuelles du poème chez ceux qu’il appelle, un brin méprisant, « les petits maîtres ».
[3[3]] éditions Tarabuste, juin 2011
[4[4]] cf. Claudel : « Le vers au lieu de rimer module. Au lieu de rimer avec le vers précédent, il rime intérieurement avec son hémistiche et module plus ou moins richement à l’intérieur de ces deux termes. » (Texte de Paul Claudel rédigé pour Milos Marten, cité par P. Brunel, Claudel et Shakespeare)