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Le début des pieds - Ludovic Degroote
samedi 12 juin 2010 par Tristan Hordé

Atelier La Feugraie, 2010.

Il y a, en poésie mais pas seulement, une question des titres trop peu étudiée. Si l’on excepte ceux qui contiennent le mot "poésie", ou "ode", etc., comme Poèmes de Morvan le Gaëlique (Max Jacob) ou Ode pour hâter la venue du printemps (Jean Ristat), très peu de titres connotent pour le lecteur le genre "poésie" ; sauf à connaître l’auteur, des titres comme Le Passager clandestin (Armen Lubin) ou Les Ruines de Paris(Jacques Réda) n’orientent pas vraiment vers un genre plutôt qu’un autre. Le début des pieds surprend sans doute, comme a longtemps choqué le caoutchouc de Rimbaud. On sait bien que le corps est un "sujet poétique"— et depuis longtemps : on se souvient des blasons du corps du XVIe siècle —, mais il s’agit presque toujours de parties susceptibles d’être communément érotisées. De quoi s’agit-il ici ? Le titre du livre est aussi celui d’une de ses trois divisions, après "un peu de monde" et "un peu plus au bord" où apparaît d’abord ce début des pieds :

avec la bière le vin la quiche le fromage le pain et le dessert je ne suis plus qu’un ventre chaque jour
je ne vois plus que le début de mes pieds

C’est à partir de ce type de notation que se construisent des poèmes autour du corps, de la place du sujet dans le monde, de la solitude, de la disparition. On ne quitte pas le lyrisme ? Mais il s’accompagne d’un certain détachement, et d’un humour, qui ne sont pas sans évoquer les grands moralistes classiques. La forme même du texte, proses brèves et rythmées réunies en courts ensembles, renforce le rapprochement.

Il faut lire et relire Le début des pieds pour démêler l’agencement complexe des thèmes. Je retiens d’abord le motif récurrent de la solitude et de la difficulté de vivre dans le monde, déclaré dès l’entrée du livre : « il y a des jours où j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute ma langue, et je ne sens rien ». Il est inutile d’essayer de trouver une place dans ce monde, où l’on est et dont pourtant on se sent exclu (« c’est comme si le monde se dérobait à force que je sois dedans »), puisque ce n’est pas le monde qui tourne mal, mais ce que nous sommes, vides, sans regard pour autrui : « nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement — nous sommes séparés du monde ». Vertige de l’inquiétude, de l’incertitude, de savoir que chacun vit la « faille du présent [...] sans cesse recommencée », la chute vers « le manque » — la mort —, mais que rien n’est dit, que tous vivent dans le silence : solitude irrémédiable : « chacun tombe / de son côté / sans heurter les vides / qui nous relient » et, dans une autre partie du livre : « dans la rue chacun se croise avec son barda  ».
Que faire de sa peur ? La supporter, puisque rien ni personne ne peut réduire ce qui est ruine en soi, et l’ « on ne se débarrasse pas si bien de soi ». S’enfermer pour ne plus vivre, au moins provisoirement, l’instabilité du dehors. Le monde ne devient "visible" que par le biais des images, celles de la télévision : il est alors suffisamment à distance, donc sans danger pour que le "je" oublie momentanément quelle place il y occupe et ce qu’il est lui-même :

et par instants je ne sais pas d’où je viens, j’aime bien la télécommande, le monde je le choisis, tant
pis si ça n’est pas vrai à l’instant qu’il défile sous mes yeux [...]
[...]
quel bonheur
à la télé
tout coule

On isolerait aisément les fragments où s’exprime ce retrait qui permet à bon compte d’être « constamment ailleurs » et de ne retenir du monde "réel" que tout ce qui ne peut blesser — et même ce que tous s’accordent à dire "poétique" : «  je regarde la télé / la fenêtre est ouverte / on entend les oiseaux ». Il y a chez Ludovic Degroote une manière tranquille de reprendre les motifs du lyrisme et d’aller à côté, du côté du politique : «  j’essaie de m’en sortir / nous n’avons pas la chance de vivre au darfour », manière esquissée dans une esquisse d’"art poétique" sans concession.
Parce que la poésie ne dit pas la seule évidente subjectivité (« Ah Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie  »), qu’elle n’a pas des thèmes privilégiés ; et pourquoi pas les pieds plutôt que les petits oiseaux ou la douleur amoureuse ?

j’ai envie d’une bière

voilà de la poésie prise au vif

58% des français se plaignent de la poésie contemporaine, leurs attentes ne sont pas
satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est
inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès.

Voilà bien une autre façon d’en rajouter... Rien de plus immédiatement lisible, et cependant bien éloigné de ce qui est communément rangé, classé, étiqueté dans la case "poésie". Ce qui s’écrit repose bien sur une expérience du monde, sans pour autant emprunter des formes répertoriées, mais plutôt « par petits bouts sans suivi de rien », et l’écriture n’est pas manière de guérir de la difficulté d’être là. Évacuer la poésie-pansement comme la poésie-décorative est revigorant. Lisons Ludovic Degroote !

j’aimerais bien pouvoir écrire que le petit pansement c’est l’écriture ou que l’écriture en ôtant le pansement met le monde à nu plaie du monde plaie de soi écrire quelque chose qui active son petit symbole et apporte sa grandeur au poème j’aimerais bien écrire une petite obscurité populaire en en achevant le torrent ô rail du peuple livre incendie le froid chambranle des montagnes

mais j’en reste à la vie qui nous ronge

Tristan Hordé

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