Editions Bruno Doucey, 2017
jeudi 16 mars 2017 par Alice GrangerPour imprimer
Les premières pages de ce livre de Nimrod célèbrent Nelson Mandela parlant en mai 1994 devant les députés. « … de lui émane la même noblesse que celle des murs du Parlement et des ronds-de-cuir où se prélassent les caciques de l’ancien régime raciste, un parterre de Blancs chenus qui le scrutent avec la superbe de gens à qui tout appartient… ». Nelson Mandela « un fils de conseiller de prince thembu » : issu d’une famille royale Thembu, Mandela a enraciné en lui-même la certitude de ne pas être inférieur, d’être au même niveau que les Blancs qui soumettent les Noirs. Sans doute cette force intérieure venant de son appartenance à un rang élevé parmi les siens lui a-t-elle donné beaucoup de ressources d’une part pour s’engager jeune dans le combat politique où il acquiert déjà une certaine stature et défie sur un même niveau politique les Afrikaners au pouvoir, et d’autre part pour résister au pire pendant le long emprisonnement, et surtout pour ne jamais s’identifier à une victime ! Jeune, il se sent déjà être de ceux qui donnent les directives, celles contraires au pouvoir en place ! Comme il a cette certitude en lui d’être du même niveau, il peut logiquement envisager que la bataille pour sortir les Noirs de l’Apartheid se fasse à un niveau politique, sans violence, par la négociation, la résistance, il n’a pas besoin de tuer l’ennemi mais de construire un vivre ensemble multiculturel, il se sent être quelqu’un, il n’a pas de doute intérieur qui l’empoisonne, pas d’angoisse de castration. Il a reçu une éducation virile, il a fait des études, et il a donc aussi acquis les capacités de résister et de s’organiser face à l’Apartheid et aux conditions terribles de l’emprisonnement par une activité de la pensée, de l’intelligence, une capacité aussi d’acquérir une reconnaissance qui sera planétaire ! Il est bien structuré, il a sans doute acquis la maîtrise raffinée du langage si utile pour avoir du pouvoir ou incarner un contre-pouvoir, certes il est d’abord allé dans des écoles réservées aux Africains, à l’université réservée aux Africains de sa province, et ensuite seulement à partir de l’université de Johannesburg il est le premier Noir admis parmi les Blancs ! C’est là et dans les mines d’or où il travaille pour se faire de l’argent qu’il apprend vraiment ce que sont les discriminations et qu’il s’engage, déjà dans la dimension d’un meneur, à sa manière un dominant même du côté des dominés. L’important, et on verra pourquoi après, c’est qu’il n’y a aucune humiliation intime en lui. L’humiliation extérieure ne s’infiltre jamais à l’intérieur.
« L’Occidental qui émerge en lui efface l’enfant dans sa fraîcheur. La lutte des deux mondes est accentuée du fait que le gouvernement raciste de Pretoria supprime tous les droits civiques des Noirs : on leur demande de devenir des civilisés tout en les ravalant au rang d’animaux pour les mines d’or et de charbon. » L’enfant dans sa fraîcheur, la douce voix maternelle… Bon, Nelson Mandela, bien avant de s’engager politiquement, a voulu faire des études, il ne voulait pas rester un enfant frais dans les douces jupes de sa mère, il voulait quand même s’élever, se mettre à un niveau qui soit le même que ceux des Blancs, des Afrikaners qui s’affirmaient Africains, il bataillait pour se distinguer, était-ce s’occidentaliser ? Ou bien simplement grandir, devenir adulte, dans ce contexte-là d’emblée pour lui politique, c’est-à-dire impliquant de lutter pour la reconnaissance face à une communauté blanche dominante où il voulait lui-aussi avoir sa place ? Serait-ce pour Nimrod s’occidentaliser que de quitter le temps de l’enfance et de la douceur maternelle supposée rester à la même place, donc surtout pas s’avérer femme bataillant elle-aussi pour avoir sa place au même niveau parmi les hommes ?
Donc, autre grande question que pose, comme par hasard, mais à l’extrême marge du texte, la tragédie de la poète Ingrid Jonker à laquelle ce livre est aussi dédié, elle que son père a empêché de faire des études : une femme n’a-t-elle pas d’autre perspective que celle d’incarner et d’éterniser la douceur maternelle, d’en symboliser le lieu océanique idéalisé, romantisé, où les hommes peuvent revenir comme ils veulent, où elle verse aussi les larmes des maux terribles de la société qui éventrent ce havre de paix pour tant d’humains discriminés ? Les femmes réussies seraient-elles en puissance de douces mères pour l’éternité, permettant aux hommes de retrouver auprès d’elles la fraîcheur de l’enfance, habitantes du continent noir freudien auréolées par l’idéalisation ou refoulées dans un statut de mineures si elles veulent égaler socialement les hommes ? Les femmes, encore moins que les Noirs puisque le cas de Nelson Mandela prouve que lui a pu s’élever au même niveau que les Blancs, ne devraient pas se retrouver face aux hommes, se mesurant à eux dans la société, car elles devraient en puissance rester dans un rôle garantissant que le cordon ombilical reliant à la fraîcheur de l’enfance n’est pas coupé ? Nimrod excelle à réunir dans ce livre les matériaux mettant en lumière la tragédie de la poète par rapport à son père et aux hommes, mais il reste dans l’ambiguïté quant aux raisons profondes de cette tragédie, au nom, je trouve, d’une idéalisation de cette douceur maternelle, douceur incarnée qui regarderait partir au loin le garçon mais se serait engagée à ne jamais le concurrencer vraiment dans la société, là où si elle devient poète pour résister elle n’est reconnue qu’en tant que célébrant la fraîche douceur maternelle océanique dans ses poèmes, dont elle partagerait l’amour avec les Noirs !
Nelson Mandela voulait être quelqu’un, être du nombre au sein du multiculturalisme, être parmi les autres sans distinction de race ni de couleurs de peau, être celui qui a le pouvoir de négocier cette réconciliation au-delà de l’Apartheid ! Il se bat avec cette contradiction, d’après Nimrod. Il voulait à la fois rester petit et devenir grand, éterniser la fraîcheur de l’enfance et s’occidentaliser ? Ne serait-ce pas la prison qui fait idéaliser la fraîcheur de l’enfance, la dureté extrême de ce dedans appelant la douceur d’un autre dedans ? Lisant Ingrid Jonker en prison, Mandela comprend que « La poésie, c’est l’amour des aveux » ? La fraîcheur de l’enfance, la douceur maternelle, le sentiment océanique ? La poésie d’Ingrid Jonker ne crie-t-elle pas aussi autre chose, sa douleur à elle, spécifique, celle qui monte de ce… continent noir des femmes, et qui pourrait prendre avec cette poète un sens poignant ? Dans sa poésie, qu’est-ce qui relève de cette douleur due à l’indifférence du père qui lui fait avoir en compensation un attachement affectif intense et régressif aux domestiques noirs engagés par ce père et à vivre comme un havre de paix leur maison au fond du jardin car cela lui permet de se raccrocher à la vie et de survivre, qu’est-ce qui relève de sa pure révolte face à l’injustice et aux discriminations que l’Apartheid fait subir aux Noirs, qu’est-ce qui relève d’une singulière analogie entre les deux cas ? Ingrid Jonker, bien que totalement et sans doute affectivement du côté des Noirs, ne remet pas en question le fait d’être aux bons soins de domestiques noirs dont une nounou qui la materne, peut-être avec la bonne conscience que le père les traite et les installe bien mieux que ceux qui vivent dans les ghettos. Ce père la refoule littéralement du côté noir, dans le continent noir, dans le besoin de maternage, de relations affectives telle une petite fille, avec peut-être ce préjugé masculin, romantique, idéalisant ou bien rabaissant que les femmes sont les gardiennes d’un lieu de douceur maternelle, de soins domestiques, d’heures voluptueuses, de fraîcheur océanique. Qu’elle reste là, qu’elle ne fasse pas d’études, ou bien subalternes ! Elle aussi doit lutter pour sa vie, ne pas mourir de cette autre sorte de balle en pleine tête ! « En s’exprimant par le poème, elle vise bien plus que le témoignage. » Et oui, mais quoi ? Plus loin dans son texte, Nimrod fait à juste titre apparaître la peur du père face à sa fille qui réussit à avoir un prix littéraire. La peur d’un homme face à une femme qui peut réussir même mieux qu’un homme ! La peur de la castration vécue par les hommes, si les femmes se mettent à vouloir réussir en société au même niveau que les hommes. L’angoisse de la castration, le père d’Ingrid l’avait vécue par l’échec comme écrivain, donc ensuite il a compensé cela en devenant censeur des écrivains et poètes au Parlement. Il reste à savoir ce qui, dans son histoire, faisait qu’il était si important pour lui d’être écrivain, et qui expliquerait son humiliation intime d’y avoir échoué, une humiliation si dangereuse puisqu’elle refluera son énergie destructive dans la censure d’écrivains. C’est toujours très dangereux l’humiliation, c’est une bombe à retardement. Face à Mandela le modéré, le conciliateur, qui a l’évidence n’a aucune humiliation intime en lui, il s’agit de voir, puisqu’il est question de la fille Ingrid, les conséquences sur la vie publique de l’humiliation intime de son père, qui le conduit à cette violence de la censure, car le talent des écrivains ravive sa blessure et ce n’est pas tolérable, donc il détruit ! Hitler aussi avait échoué aux Beaux-Arts ! On ne va pas tomber pourtant en plein préjugé narcissique et dire que si on ne devient pas écrivain, on a raté sa vie… On va faire preuve d’humilité et admettre la diversité des réussites, s’éloignant du jeu duel consistant à savoir qui est le plus intelligent, le plus fort, car ça, c’est vraiment la logique de l’humiliation ! Le père d’Ingrid Jonker avait sans doute des raisons personnelles de vouloir le devenir, où sa virilité même était engagée ! Quelque chose de violent, puisque l’échec a laissé en lui une humiliation intime, qui devait déjà être là avant mais désormais confirmée. Nous sommes là en pleine problématique d’angoisse de castration. L’homme qui a peur de constater qu’il en a moins que d’autres hommes, il les castre, et d’abord ceux qui sont plus faciles à castrer, les Noirs, sauf bien sûr Mandela, qui résiste même en prison car il a le sens du niveau politique. Puis cet homme, et beaucoup d’autres qui chantent tellement les louanges de la douceur maternelle dans le but que les femmes pour être auréolées s’y cantonnent, a aussi peur que les femmes s’avèrent en avoir plus que lui. Cette fille arrive un jour à lui dire : « Mon petit père, mon pauvre petit père, tu sais combien je t’aime, mais la réussite sociale, tu me le prouves tous les jours, est un échec pour celui qui comme toi a renoncé à sa vocation d’écrivain. » Des années avant, il empêche que sa fille fasse des études universitaires, et, plus tard, lorsque par sa poésie elle se hisse à un niveau politique à lui inaccessible, il ne peut que la castrer, c’est-à-dire la renier ! Le moyen très masqué, très doux, très séducteur, de refouler les femmes jusque dans leur continent noir, leur douceur océanique, est d’auréoler leur douceur maternelle jusque dans leurs poèmes !
Nelson Mandela incarne l’importance cruciale des études, de la formation, de l’éducation, de la culture, pour réussir à résister puis à faire entendre sa voix politiquement et littérairement ! Il est important de souligner d’emblée l’asymétrie totale qu’il y a entre un homme, Nelson Mandela, Noir et lettré, et une femme, la poète Ingrid Jonker, qui n’a jamais pu aller à l’université parce que son père lui en a refusé l’accès d’où sûrement une incertitude folle et mortifère sur sa valeur, sa reconnaissance ! L’un réussit à ressusciter de la prison longue et terrible jusqu’à devenir chef d’Etat, prix Nobel, reconnu et célébré par le monde entier, l’autre se suicide. Certes, l’enfant n’est pas mort, écrit-elle dans son poème, mais elle, elle s’est donnée la mort, en entrant dans la mer peut-être comme dans du liquide amniotique, afin d’écrire une remontée en deçà de sa gestation, comme pour faire entendre sa non existence. L’enfant noir n’est pas mort, l’avenir lui donnera raison, l’Apartheid disparaîtra, sans doute l’Afrique elle-même ressuscitera dans les décennies qui viennent, les choses ne restent jamais immobiles ni une civilisation n’est éternelle même si elle est un temps dominante, mais une femme, elle, qui a pourtant senti cela, cette force, est morte ! Petite, Ingrid Jonker voulait tellement réussir à arrêter l’intérêt de son père sur elle ! En vain, il ne la voyait pas. Avait-il peur de se sentir aussi impuissant qu’elle, aussi castré, aussi petit ? Ingrid, comme sa mère, comme sa grand-mère, s’enfoncera dans la dépression, les tentatives de suicide. Ensuite, l’indifférence à l’égard de la petite fille deviendra le refoulement du désir de faire des études de la jeune fille. « J’avais seize ans, mais le lycée, j’en avais déjà fait le tour, je voulais aller à l’université. C’est grandiose, n’est-ce pas ? Je m’attendais à voir des étoiles dans tes yeux : rien. A des gamines comme moi, en général, leur famille tresse des lauriers. Mais toi, tu m’as rétorqué : ‘Non, ma fille, tu seras dactylographe !’ J’étais dégoûtée, alors je me suis vengée à ma façon. Sept ans plus tard, devenue une jeune fille autonome, j’ai publié… mon premier recueil de poèmes. Je te l’ai dédié… tu m’as envoyé ce mot :… Ce soir, je jetterai un œil à la façon dont tu me fais honte ». Cette honte éprouvée par le père s’est déjà manifestée lors de la parution du premier bouquin de sa fille. Père qui a aussi peur que sa fille ne soit pas à la hauteur, comme lui ! Tout en tremblant qu’elle le soit, car elle en aurait plus que lui… « Mais c’est dans l’intimité d’une enfant. J’étais incapable de me persuader de ce rejet… à la lecture de ta lettre, je suis tombée raide évanouie et me suis réveillée à l’hôpital. Ce sera ma première crise d’angoisse psychotique. Comme ma mère, ma douce mère, cette folle dont j’ai tant baisé les mains dans cette même institution. » Ma douce mère, cette folle : l’indifférence terrible du père à l’égard de la fille, voire de la femme, refoule jusque dans le refuge maternel alors qu’elle, elle veut grandir, montrer au père qu’elle grandit, qu’elle réussit, et alors là, la douceur maternelle se mélange à la folie ! Ingrid Jonker écrit des poèmes pour se venger, et encore et encore, pourtant, tenter de se faire remarquer par ce père. Par ses amants, aussi. En vain, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui la publie dans sa revue, Contrast. Ce qu’il est important de souligner, c’est que l’humiliation intime d’un homme, ce père, le fait qu’il doive toujours se défendre de quelqu’un qui menace de le castrer, de le rabaisser, chaque écrivain censuré, sa fille qui veut aller à l’université, sa fille qui écrit et qui est primée, a des conséquences sur le refoulement d’une femme, la fille ! Celle-ci va alors exprimer sa douleur, sa tragédie, et sa façon de se raccrocher à de la beauté océanique dans des poèmes, qui pourront être politiques par intime analogie de sa condition et de celle des Noirs. Pourtant, elle reste fille de son père, c’est lui qui paie les domestiques noirs qui lui ouvrent un havre de paix et un savoir vivre restés en proximité avec le maternel. C’est encore le père qui paie cet environnement humain. Les poèmes disent sa condition, entre douleur, humiliation, et beauté bien sûr, car ne se cramponne-t-elle pas à ce quelque chose qui lui vient aussi du père, ce cocon qu’il paie, à défaut de pouvoir aller dans la société comme une femme qui aurait eu accès à une formation universitaire.
Nimrod rend donc hommage à la poète Sud-Africaine et Afrikaner Ingrid Jonker par la bouche de Nelson Mandela, qui lit devant une Assemblée stupéfaite son poème qui donne le titre au livre, « L’enfant n’est pas mort. » Elle l’a écrit en avril 1960 pour exprimer sa révolte face à la mort d’un bébé noir de vingt mois, tué par une balle en pleine tête dans les bras de sa mère à un barrage de contrôle à la sortie d’un ghetto, ses parents ayant tenté de franchir pacifiquement, pour le conduire à l’hôpital, ce barrage établi dans le cadre de l’état d’urgence institué après une manifestation de Noirs contre le port du laissez-passer, au cours de laquelle la police tira dans le tas et dans le dos, alors qu’il n’y « a pas eu de violence venue des Noirs. » Ainsi, il nous semble que c’est Nelson Mandela, un Noir, qui accomplit en place du père un acte de reconnaissance du talent de poète d’Ingrid Jonker ainsi que de ses qualités morales qui se sont avec audace et courage exprimées en prenant le parti des Noirs en ces temps d’Apartheid alors qu’elle est la fille d’un dignitaire de l’Apartheid. La citer est pour Nelson Mandela un vrai acte politique ! Il a le sens fulgurant du choix à saisir pour faire mouche ! « En lisant le poème de sa fille, il ne pouvait choisir plus fort symbole. Il ne pouvait frapper plus fort, ni solliciter plus intensément l’imagination des Afrikaners. » Mandela l’homme des compromis multiculturels vise le père d’Ingrid Jonker qui a « combattu les écrivains et les artistes en dirigeant la commission parlementaire de la censure et des publications », « avec trente ans d’écart » il « s’élève pour détricoter son œuvre. » La poète, elle, est quasiment inconnue dans l’Assemblée ! Dans son discours, évoquant Ingrid Jonker Mandela rappelle qu’ « Elle était à la fois poète et Sud-Africaine. / Elle était à la fois une Afrikaner et une Africaine. / Elle était à la fois une artiste et un être humain. / Au milieu du désespoir, elle a célébré l’espoir. / Face à la mort, elle a affirmé la beauté de la vie. » Il manque le mot « femme » ! « Le ciel a beau bleuir / ou se peigner de rouge / je marche derrière ma douleur ». C’est désespéré ! Et Nelson Mandela peut d’autant mieux faire politiquement mouche avec son poème qu’Ingrid Jonker est méconnue, qu’elle n’a pas pu gagner vraiment sa bataille pour rester quelqu’un, parce que les siens l’ont laissée aller à l’oubli, comme elle-même est entrée dans la mer ! Si elle s’était faite elle-même connaître durablement, non reniée par son père, le coup de Mandela n’aurait pas eu autant d’impact ! La dilution de la renommée de cette poète dans l’eau océanique sert politiquement Mandela ! Il peut jeter aux visage des Afrikaners que lui, un Noir, connaît et aime ses poèmes, qu’il la réhabilite, et ce faisant, cette honte qu’évoquait le père, il la déverse tranquillement sur ces Blancs de l’Assemblée, si pacifique humiliation ! Dans l’opération, la tragédie de cette poète est un peu sacrifiée sur l’autel de la politique, puisqu’elle devient une sorte d’emblème de la cause noire plus que de la lutte désespérée d’une femme face à l’indifférence d’un homme, son père lui-même habité d’une humiliation intime ! Ingrid Jonker, Nelson Mandela l’a lue en prison, Nimrod le rappelle. Il l’a même lue dans sa langue, l’afrikaans, après l’avoir apprise, ce qui plus tard sera utile pour les négociations avec les Afrikaners ! Nimrod imagine entre Mandela et la poète un même amour océanique pour la baie du Cap, un paysage où Noir, Blanc, Métis peuvent s’entendre. Et voilà l’ambiguïté fondamentale, terrible ! Parler d’amour océanique alors que cette poète s’est justement suicidée en entrant dans l’eau océanique !!!! Ingrid parle aussi de sa douleur… surtout de sa douleur.
« Ingrid n’est pas allée à l’université », note Nimrod. Elle craint tellement d’être rabaissée qu’elle redoute, en leur dévoilant son poème, d’être raillée par ses confrères comme une débutante. Mais évidemment Amanda, sa bonne… noire, sera « une caisse de résonance incomparable ». L’émotion de cette bonne la ragaillardit ! L’humiliation d’un côté la rejette de l’autre dans l’affectif, comme dans les bras de la mère ! Auprès des hommes aussi elle réclame, en vain, de l’affectif, « comme si elle avait tout ensemble besoin de l’assistance d’un père et d’un époux. » La logique est implacable : quelqu’un qui ne peut accéder à un niveau supérieur d’organisation psychique, intellectuelle, qui a un impact jusqu’à la place dans la société, est refoulé au niveau inférieur, plus infantile, plus dépendant, plus affectif ! Ingrid Jonker, son père lui a refusé l’accès aux études, elle écrit des poèmes, mais n’est-ce pas comme un laissez-passer ? Même son mentor, lorsqu’elle lui fait lire son poème, ne soutient pas son audace ! « Dehors, l’océan s’entend faiblement, noir d’encre et d’énigme. » Bon, c’est aussi l’appel du liquide amniotique qui reprendra plus tard cette jeune femme du continent noir qui ne put jamais vraiment sortir d’une discrimination paternelle. Si, en prison, « les poèmes de cette petite blonde l’ont sauvé d’un nombre incalculable de naufrages », fait dire à Nelson Mandela l’auteur de ce livre, Nimrod, une petite blonde qui « n’a connu ni clandestinité ni emprisonnement » mais écrit « d’après expérience », en tout cas Ingrid Jonker ne s’est pas sauvée elle-même. La poésie n’a pas réussi cela. D’un côté, celui et ceux qui la lisent s’en sentent sauvés, de l’autre celle qui l’écrit lance un appel au secours non entendu ! Rencontrant le rédacteur en chef du quotidien Die Burger dans une brasserie française très chic, pour lui donner à publier son poème, elle sent venir le fiasco, et elle a, curieusement, le pressentiment « de l’avoir programmé. » Elle ne peut, elle une femme qui n’a pas acquis une position sociale par les études, que se voir refoulée par un refus… C’est un décor rutilant, « quoi qu’elle fasse, il lui faut toujours demander la permission à un homme ou à un autre. Le constat lui paraît soudain insoutenable. Elle en est révoltée. » Juste avant, elle pense à son père, au Parlement. Une condition insoutenable de femme ! Elle est poète, « la bestiole la plus nuisible de la terre… » Bon, ce sont des mots que prête Nimrod au rédacteur en chef… Pour elle, la poésie n’est-elle pas une question de survie et de laissez-passer ? Le rédacteur en chef, lui, ne voit-il pas seulement que la publication de ce poème qui serait une bombe contre les Afrikaners lui coûterait beaucoup de désabonnements, de lettres d’insultes ? Tout le monde, depuis qu’Ingrid est allée voir la mère de l’enfant noir tué dans son ghetto, a des dossiers sur elle ! Tout rédacteur en chef de revues a peur, en la publiant, du pouvoir qui censure et de la perte de lecteurs ! Elle s’en va « éjectée tel un tonneau sur le quai d’un dock ».
Mandela, depuis sa prison, exhortait son fils cadet « à étudier dur pour être à la hauteur des enjeux du XXe siècle. » Etudier ! Un homme qui aime donner des directives. Mais, sous la plume de Nimrod, il dit que « le destin des femmes est supérieur à celui des hommes ». Bien sûr, il ne voudrait pas renaître femme… Mais il voudrait avoir leur « don des larmes ». Bon, le continent noir n’est pas prêt de sortir d’une discrimination toute idéalisée… Ingrid Jonker, elle, a tenté de se suicider parce qu’un homme a refusé d’éditer son poème ! « Elle a renouvelé cet acte pour conjurer le fait que Johannes der Put lui ait botté le cul comme si elle était une moins que rien. » Une moins que rien. Toujours la même chose qui se répète. Une demande affective au père, qui reste indifférent, toujours, ne la voit pas, et cet homme, là, qui la censure comme son père censure les écrivains ! Elle tente de se suicider pour faire entendre l’impact vital d’un refoulement qui vaut balle dans la tête de l’intellectuelle engagée qu’elle est, et qui veut se distinguer par un acte à la fois poétique et politique. Elle aussi voulait être du nombre, avoir une voix, et ce poème n’est-il pas encore un moyen de se faire remarquer par son père, un moyen suicidaire ? La publication aurait été en effet un défi à la censure par son propre père ! « Le film de cette humiliation se rejoue en boucle dans sa tête. » « J’ai vu la mort en face, c’est elle qui m’intéresse, bordel ».
Ingrid Jonker a autant d’amants que de poèmes, lui reproche le père de sa petite fille, Simone, qu’il veut prendre, et avec lequel elle est en instance de divorce. Elle « ne peut compter sur la gent masculine, de quelque bord qu’elle soit… Elle se sent une rien du tout. Rien pour le monde, rien pour la vie, rien pour sa fille, rien pour son amant. » Une femme désespérée de n’avoir jamais pu faire reconnaître sa vie singulière, au même titre que les hommes ! Même une grossesse, son amant n’en a pas voulu, et elle s’est faite avorter, encore un pied de nez à l’Apartheid qui l’interdit. « Elle se sent surveillée au même titre que les Noirs dans leur ghetto. Cet enfermement dans la noirceur l’achève. » Elle est juste un petit grain de sable, comme le poème qu’elle écrit à l’hôpital, où l’enfant avorté reste en médaillon. Elle aussi est comme une vie avortée. « Ingrid cumule les avortons. » C’est elle-même qu’elle n’arrive pas à mener à terme. Précarité « de sa place dans la société sud-africaine ».
Devant les députés, Nelson Mandela réussit son coup, il est le plus fort, le plus intelligent, le plus habile politiquement, il affirme magistralement sa supériorité, et en surplomb il y a toute la reconnaissance internationale ! Mais le continent noir où fut reléguée cette femme, sa demande vouée à rester affective parce qu’elle est cassée lorsqu’elle veut se faire plus adulte, qu’elle a désespérément adressée à son père puis aux hommes blancs qui furent ses amants, tout cela n’arrive pas forcément ce jour-là au Parlement. Il est question des Noirs, pas du drame vécu par une habitante du continent noir, qui en est pourtant morte… Mais ce serait un autre livre. La terrible condition des Noirs a été une caisse de résonance pour les souffrances et les impasses de cette poète, et là au-moins a-t-elle un peu réussi à faire entendre l’humiliation, celle des Noirs, moins la sienne, celle d’une fille face à son père jamais intimement sûr d’être quelqu’un, ne pouvant projeter pour elle une réussite que lui-même a le sentiment de devoir à jamais poursuivre tant elle lui échappe.
Mais en y réfléchissant, ne pourrions pas tendre un fil entre la logique à l’œuvre lorsque des hommes dominants soumettent d’autres hommes jusqu’à l’esclavage pour qu’ils soient leurs domestiques, leur bétail, bref pour perpétuer une sorte d’état matriciel pour ces dominants assurés d’un tout baigne avec tout autour les choses produites à disposition, et la logique à l’œuvre qui cherche à maintenir les femmes dans la fonction de mère à vie, plutôt de douce matrice à vie auréolant de prestige océanique une vie également domestique, aux petits soins, alors que la naissance doit faire apparaître que cette fonction doit se vider ? Ceci juste pour ouvrir une piste… Ingrid Jonker mérite bien cela, aussi, en plus d’un hommage de Mandela au Parlement !
La liberté, pour Mandela, reçoit son prix d’encre, l’encre du poème « qui reflue avec la marée et les algues, à l’image des larmes inconsolées des bidonvilles, puisque c’est là que bat le cœur de la vraie Assemblée de ce peuple arc-en-ciel, dont le fer de lance sont les Noirs, écartés du pouvoir depuis trois cents ans, minorés par les lois de l’apartheid depuis cinquante ans, rendus subalternes, domestiques, mineurs de fond, minables sous-traitants de la misère. » C’est aussi le cadavre d’Ingrid Jonker qui reflue avec la marée et les algues, comme nous le décrit Nimrod en fin de livre.
Nimrod, d’abord, choisit, bien entendu, une autre posture de la poète. Celle qui évoque « une lionne prête à bondir pour protéger ses petits… » Mère, en somme. Guettant des nouvelles en provenance d’un ghetto noir. Une manifestation noire doit avoir lieu, ce qui est tout à fait inhabituel ! Nimrod imagine qu’elle se demande, elle qui n’est jamais allée à l’université, si un Noir sud-africain sait ce que veut dire ‘manifs’ estudiantines, comme elle entend en parler ses amants blancs. Nimrod met donc en analogie la femme qui n’est pas allée à l’université, et les Noirs sud-africains. Ensuite, il dessine la nature très affective des liens d’Ingrid avec les « domestiques » indigènes que son père a engagés à leur service. Dans le quartier des domestiques de leur maison, le mot « émeute » n’est pas non plus prononcé, même si le maître ne regarde jamais les deux bonnes et le jardinier. Ingrid, « Avec des gens en apparence entravés, elle savoure une forme de liberté… Une forme de savoir-vivre. » Ingrid rejoint le quartier des serviteurs dès qu’elle le peut. Pourquoi ? C’est qu’elle désire de toutes ses forces attirer l’attention de son père, et que lui « ne se retourne jamais vers elle. » Le maître ne voit pas plus sa fille que ses domestiques noirs. Voilà l’analogie ! « Il est comme le chemin qu’elle remonte sans pardon. Elle a si peur, elle est si effrayée, mais elle court, éperdue, vers lui. » Dans ce contexte paternel d’indifférence, Ingrid court vers sa nounou, après avoir attendu vainement que son père la remarque. Chaque matin, elle attend. Et bute sur le même mur de l’apartheid ! Elle aussi a son ghetto, celui où elle est avec les domestiques noirs. Alors, pas plus qu’elle ne se résigne elle n’accepte que les Noirs soient traités comme du bétail, que le jardinier se résigne. Pas plus qu’elle ne se sent faible, ils ne le sont ! Alors, les manifestations, c’est facile quand les droits sont garantis, mais pas du tout pour les Noirs parqués comme des lapins, qui ont « juste le devoir d’aller travailler et de revenir roupiller dans leur clapier. »
Merci à Nimrod qui nous a offert dans son livre énormément de détails sur la poète Ingrid Jonker, et la lecture peut alors se poursuivre à l’infini. Bien sûr, la condition des Noirs notamment avec l’Apartheid nous y apparaît révoltante, bien sûr la figure de Nelson Mandela s’avère plus époustouflante que jamais lorsqu’il lit le poème d’Ingrid Jonker devant les députés. Mais Ingrid Jonker, elle, elle s’est suicidée ! Comment lire ses poèmes, pour y entendre ce désastre si grand ?
Alice Granger Guitard
Livres du même auteur
et autres lectures...
Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature