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Notre vieux pays, Dominique de Villepin

Editions Plon, 2011

samedi 1er avril 2017 par Alice Granger

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C’est en sortant de Matignon que Dominique de Villepin a pu renouer les liens avec notre vieux pays, ce que, dit-il, il avait à cœur de faire. Avant, Matignon était une bulle qui isole, qui ne permet pas de voir le pays tel qu’il est. Il écrit ce livre en 2011, sûrement avec l’idée de se présenter aux élections présidentielles de 2012. Il met en avant cette liberté, qui est, dit-il, sans prix en politique, de sortir de cet enfermement que furent ses douze ans comme secrétaire général de l’Elysée, puis ministre et Premier ministre. Il insiste sur cette condition de solitude. L’essentiel est déjà, mine de rien, dit ! Ce livre pose la question du citoyen, dont Dominique de Villepin constate que curieusement il n’y en a pas vraiment dans notre vieux pays où la Révolution reste encore à achever, et ce n’est pas par hasard s’il commence par évoquer cette sortie hors de cette sorte de cocon familial protecteur qu’est le pouvoir, tout en dorures comme les palais, où les gens en place semblent aux Français avoir un statut à part qui serait légitimé par ce qu’ils font pour eux d’en haut ! Les Français devraient tous être d’accord pour que ceux qui font pour eux, pour leur protection, pour l’organisation de l’Etat fort, même de l’Etat-providence, soient traités un peu comme des rois et des princes dans une cour royale, tellement ce serait angoissant, comme pour des enfants affolés par leur propre vulnérabilité, qu’ils soient en vérité sans pouvoir, le cocon général s’effondrerait… Peut-être sans même bien réaliser ce qu’il dit, Dominique de Villepin montre ce cocon de l’entre soi du pouvoir, cet écrin où l’on se bat âprement pour conserver les places, les fonctions, les statuts, tandis que les Français sont si bien habitués à voir les mêmes têtes au rythme des alternances, un peu comme s’ils avaient horreur de perdre un univers familial immuable qui ne se tournerait jamais en fonction vide en abandonnant à la vie citoyenne à vivre en n’étant plus pris par la main ni à un niveau politique ni à un niveau personnel qu’ils ne sont pas choqués lorsque les ententes électorales sont conditionnées par des promesses de placements, de fonctions réservées au mépris d’autres personnes dont les talents conviendraient infiniment mieux. Dominique de Villepin pointe quelque chose d’où il est sorti, voire d’où il a été expulsé avec les secousses du traumatisme de la naissance. Là, dans son livre, il ne peut plus réfléchir à ce qu’est un citoyen ayant vraiment une capacité politique à partir d’un modèle fermé sur lui-même et plus occupé à se garantir des places qu’à vraiment tenir des promesses électorales, telle une famille qui fait tout pour les siens et pas la même chose pour les autres car c’est pour soi d’abord. Ce modèle familial politique refermé sur son exercice du pouvoir dans un cadre doré a abandonné avec fracas un des siens au dehors. Mais c’est là que Dominique de Villepin renverse cette situation si narcissiquement et même affectivement douloureuse : au contraire d’être la fin de tout, il s’aperçoit que faire vraiment de la politique implique ce sacrifice-là, très précis, ce deuil, cette destruction d’une métaphore familiale, matricielle, de la vie, où l’on est protégé d’abord par une organisation politique de type familiale, un entre soi privilégié jusque par le regard des Français sur lui qui semble vouloir à tout prix constater que leur assise forte garantit pour tous une sécurité comme par des parents vus comme tout-puissants, une sorte de vieux pays, de conception imaginaire, et ensuite on fantasme que la société est organisée selon le même modèle. Dominique de Villepin nous semble entre les lignes renverser cela : pour recommencer, il s’agit de voir cette structure familiale du pouvoir comme ouverte, comme se vidant de représentants qui pourrait s’imaginer attitrés, comme une fonction politique où se succéderaient des talents différents pour un temps donné, comme ne fonctionnant plus comme une éternelle protection, mais comme mettant dehors, abandonnant à la vraie vie, comme ayant une fin, comme précipitant dans le risque des autres, comme détruisant toute tiédeur confortable d’un intérieur fantasmé comme indestructible. Comme si les politiques et le pouvoir avaient jusque-là dans leur fonctionnement incarné le fantasme de tout le monde de rester relié à un univers protecteur familial qu’on ne quitterait jamais, et que ce serait ça, notre vieux pays, qui résiste tellement aux transformations du monde qu’il en implose. Un vieux pays dont l’Etat ancien exceptionnellement fort comme nulle part ailleurs a pu, avec la Révolution qui a conçu en esprit les citoyens, se constituer en utérus en pleine fonction, où ces citoyens en germe ont pu se nider, devenir embryonnaires, puis fœtus qui, lorsque leur développement fut assez avancé, commencèrent à bouger, à tester leur capacité de prise de liberté par rapport à leur contenant, à rouspéter, à exiger, de plus en plus en pleine ambiguïté, constatant eux-mêmes que cette matrice s’appauvrissait, qu’une déchirure se préparait, une crise, que dehors dérangeait violemment leur structure semblant en autarcie.

On dirait que Dominique de Villepin a traversé cette destruction d’un entre soi familier, protecteur, dans tous les aspects de sa vie, et que cela fait partie de ces sacrifices qu’il évoque, et que son engagement politique, voire sa passion politique, a provoqué et exigé envers et contre tout. Nous entendons que sans cela, il n’y a pas vraiment de politique. La politique, et donc la naissance du citoyen, exige que tout ce qui se structure sur le modèle familial protecteur et privilégiant les siens comme si c’était toujours un régime matriciel doit prendre fin, doit mettre dehors, doit mettre en avant que c’est la logique de vie qui doit dominer, non pas la logique de reproduction entendue comme gestation éternisée. La logique de reproduction n’est qu’un aspect de la logique de vie, elle conçoit des humains pour qu’en citoyens responsables et en capacité politique ils s’engagent dans et pour leur pays afin que dans un ‘vivre ensemble’ de qualité chacune des vies singulière puisse prouver qu’elle vaut le coup d’être vécue ! Donc, je veux vraiment souligner ce vrai saut logique accompli par Dominique de Villepin, cette sensation de ne pouvoir vraiment renouer avec notre pays qu’à partir du moment où il a été dehors, absolument seul c’est-à-dire sans ceux qui étaient les siens en politique, n’appartenant à aucune famille politique, sans la figure paternelle de Jacques Chirac, sans les frères et sœurs amis et ennemis, et peut-être aussi sans ceux qui étaient les siens tout court en tant qu’ultime refuge et écrin matriciel. Vraie et sans doute douloureuse épreuve de vérité ! Ce temps intermédiaire juste pour prendre acte que l’état de solitude est précieux et est la vie libre elle-même, à partir de la fonction vide, que cette solitude atteste de l’effective coupure du cordon ombilical, de la fin de l’état de dépendance, de la destruction des enveloppes du cocon qui circonvenaient tout autour tandis que la fonction se tournait en fonction vide ! Ce temps aussi de comprendre que les sacrifices, bouleversant la vie de fond en comble comme un vrai tremblement de terre, comme quelque chose qui détruit le vieux pays afin que le nouveau, dehors, puisse s’organiser, sont une condition indispensable, inaugurale, un saut logique, le bouleversement d’une Révolution intérieure, d’un sevrage de la dépendance dans tous ses aspects, dépendance aussi bien affective que politique. La base révolutionnaire est posée ! Dès lors, la famille politique ne s’occupe de ses enfants citoyens qu’en regard de la société à laquelle elle doit rendre des comptes, elle ne le fait pas en propriétaire, en privilégiant les siens, en fonction éternellement pleine et engrossée, mais dans l’optique de nourrir, élever, éduquer, former de nouveaux citoyens pouvant en tant que membres de la communauté humaine réussir leur vie singulière en fonction de leurs talents sur la base d’un engagement politique, civique, c’est-à-dire un travail incessant pour une cause commune, pour un travail de la paix aussi bien national qu’international. Il ne s’agit pas de détruire la famille, mais qu’elle fonctionne autrement, dans la responsabilité du renouvellement des citoyens qu’elle doit à la communauté humaine, donc toujours avec cette perspective d’une fin y compris pour ceux qui exercent des fonctions, d’une mise dehors, d’un abandon à la vie, non pas d’un enfermement pour toujours dans un dedans doré protecteur et privilégié que les Français fantasmeraient d’avoir par les promesses électorales et que les gens au pouvoir entretiendraient par le spectacle médiatisé de leur installation dans leurs dorures d’histoire de roi, reine, et princes comme dans les contes pour enfants. J’aime bien cette idée d’un droit de regard de la société citoyenne sur la famille qui a la responsabilité du renouvellement humain citoyen, cette famille ne peut pas faire n’importe quoi, privilégier certains au détriment des autres, préférer les siens et que des miettes pour les autres, cette famille doit rendre des comptes, elle n’est en rien un modèle de vie, la vie c’est cette société citoyenne en laquelle chaque vie singulière est belle, complexe, différente, dépaysante, responsable, consciente à chaque instant de l’autre avec lequel il s’agit de vivre en paix sur une terre accueillante pour tous et sauvegardée dans son environnement. En ce sens, le citoyen naissant qui est poussé à faire l’expérience de la sortie, qui aussitôt est confronté aux autres dont aucun cocon ne lui fait faire l’économie de la confrontation, ces autres comme le dit Emmanuel Levinas le visent au visage, il se rend compte que le tu est plus ancien que le je, que s’il ne veut pas une sorte de guerre civile il doit commencer par admettre les autres, les reconnaître, s’y intéresser, aller autour, ne jamais l’humilier en imposant une supposée supériorité. Les autres, dès que nous sommes abandonnés à notre vie libre en n’ayant plus d’enveloppes protectrices privilégiées pour nous en protéger à la manière d’un cordon ombilical relié à un statut social puissant, nous révèlent notre fragilité et donc l’enjeu d’une stratégie défensive, afin de ne pas nous soumettre au plus fort pour retrouver la protection comme dans un ventre au prix d’une humiliation secrète et d’un infantilisme chronique. La sensation de vulnérabilité comme premier frisson, inquiétant, de la sensation de liberté, nous pose le défi de l’intellect d’amour, c’est-à-dire de reconnaître l’autre dans sa différence, dans sa force, dans sa complexité, dans son histoire, dans ses blessures, car si nous ne le reconnaissons pas, si nous ne le voyons pas dans sa dignité, sa demande nous reviendra en boomerang par une attaque visant à nous asservir, à nous soumettre, cette brutalité valant dans le réel une reconnaissance non advenue dans la réalité.

A partir de là, nous lisons différemment. Il faut, écrit Dominique de Villepin, arracher le masque d’une République qui s’est construite « sans et contre les citoyens, parce qu’elle a été confisquée par l’esprit de cour… Arracher le masque d’un Etat qui est de moins en moins l’incarnation de l’intérêt général, de l’impartialité, de la sécurité pour tous et de plus en plus un instrument dans les mains de ceux qui souhaiteraient redessiner la France à leur image. » Tandis que la République ne tient plus ses promesses, l’enjeu central afin de re-légitimer l’Etat, selon Dominique de Villepin pour 2012 et c’est sans doute encore valable pour 2017, est de « refonder le lien entre la personne et l’Etat, non plus en tant que sujet, administré, usager, mais en tant que citoyen… les citoyens, liés entre eux, sont un ciment autrement plus solide pour étayer la construction collective. » Donc, voilà un livre « Notre vieux pays », qui en appelle directement à chaque citoyen, constructeur d’un vivre-ensemble de qualité par lequel la France avait aux yeux du monde acquis un statut unique ! Le but, c’est cette construction collective à laquelle doit œuvrer chaque Français mis dehors par la naissance et par une autre politique, et qui n’est pas déjà tout prêt à la manière d’un utérus abritant une gestation et d’une famille qui continuerait comme la métaphore de cet état-là. Or, cette construction collective que chaque citoyen doit avoir à l’esprit tout au long de sa vie singulière, est pourtant par l’esprit de cour dangereusement mise en question car concurrencée par une sorte d’organisation familiale du pouvoir se partageant les privilèges, et on ne parle pas par hasard de famille politique. L’esprit de cour, au lieu de montrer des gens au pouvoir comme des citoyens ayant sans cesse à l’esprit la construction collective comme chacun des habitants du pays, semble sans cesse obnubilé par les places, les statuts, les privilèges, comme si le pouvoir était une famille protectrice privilégiant dans un autre monde les siens encore nidés dans leur matrice. Comme si cette construction collective ne les concernait pas vraiment puisque, au nom de ce qu’ils feraient pour le peuple, les gens au pouvoir, eux, devraient être installés, traités à part, un peu comme les enfants voient leurs parents et en sont tranquillisés, endormis, infantilisés, foetalisés.

Alors que, pendant douze ans, Dominique de Villepin a été en fonction au sommet de l’Etat, mais toujours sous l’égide de Jacques Chirac, peut-être un peu à la manière du fils le plus doué auprès de son père, qui peut se permettre de ne pas avoir la langue de bois et de faire librement les expériences de l’autorité, on dirait qu’à partir du moment où cette sorte de figure paternelle en politique disparaît alors il s’aperçoit que seuls les citoyens peuvent lui ouvrir une nouvelle perspective politique, un recommencement autrement. En ce sens, il se positionne, surtout par l’écriture, comme un représentant des citoyens ! On dirait que Dominique de Villepin, profondément marqué par une figure paternelle majestueuse ouvrant les perspectives de la vie et la voie de l’identification, cherche toujours à se positionner en premier de la classe, en figure forte, aristocratique au sens de l’excellence, mais aussi incarnant la formidable pulsion de vie ! En tout cas, ce livre s’adresse aux citoyens que nous sommes, que nous devons devenir. Dominique de Villepin veut « refonder le rapport de la République à chaque personne. C’est pour cela que chaque Français doit pouvoir se sentir propriétaire de la France, et doit en jouir et en assumer les responsabilités comme tout propriétaire… » Il déplore que nous soyons « revenus en ce début de XXIe siècle à une société de castes et de privilèges, qui cumule l’inégalité des oligarchies avec les rigidités des sociétés à statut… cette société bloquée… » Il poursuit : « Face à cette logique de privilèges et de castes, nous devons rétablir un pouvoir fort fondé sur le rassemblement de tous. Nous ne pouvons nous permettre de jouer le peuple contre les élites et nous ne pouvons pas davantage continuer à laisser les élites abandonner le peuple… »

Il souligne qu’une phrase est au cœur de l’énigme française : « Les Français sont égaux. » Egaux dans leurs droits, mais aussi dans leurs responsabilités de citoyens propriétaires de la France, ce qui est tout autre chose que le sentiment infantilisant d’être eux-mêmes la propriété que se partagent les élus… C’est en allant à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, que Dominique de Villepin s’est vraiment rendu compte qu’en effet, chez nous c’est radicalement différent, il n’y a pas cet appel permanent à l’inégalité qu’il y a là-bas, il en a été choqué, les « Américains s’imaginent en ce sens toujours sur la ligne de départ de la Ruée vers l’or, les pieds sur les étriers, prêts à prendre possession, suivant les mêmes règles, de leur part de la richesse collective », « La réussite individuelle est la seule légitimité de l’égalité… » Bien sûr, en France, alors que les Français sont tous égaux, notre pays « ne peut s’empêcher de rejouer sans cesse les mêmes drames des petits contre les gros… nous nous sentons projetés deux siècles en arrière, dans une coupure radicale entre le peuple et les élites conduisant à un rejet complet… » Dominique de Villepin souligne qu’en France « Les aspirations populaires ne se sentent pas solidaires, le plus souvent, des enjeux mondiaux et notamment de ce que vivent les peuples du Sud… tout concourt au sentiment d’une trahison des élites… » Comment, en effet, ces élites peuvent-elles contribuer à ce que tous les Français soient égaux, alors que le peuple a l’impression du contraire ? On dirait que depuis la Révolution les élites ont assumé la fonction politique de la gestation des citoyens, ultime manière de conserver des privilèges, en étant enceints d’embryons de citoyens dont le développement serait ralenti, en étant gros d’eux devenant encombrants avec le temps, en s’en constituant les protecteurs, en concevant cet état comme jamais terminé car ce serait vraiment la fin de l’esprit de cour annoncé avec cette Révolution ! Et des citoyens nés ne seraient plus propriété de personnages de pouvoir se les répartissant par leur famille politique, ils auraient eux-mêmes cette capacité politique !

Le livre s’adresse donc aux citoyens français, dans l’élan d’une déclaration d’amour à la France. Mais, tout en cherchant à les rassembler pour qu’ils fassent lien, il s’aperçoit que, bizarrement, alors même qu’il sent que la France en est grosse, il y en a si peu qui soient vraiment au monde ! Au monde à entendre aussi au sens de ce changement immense, la mondialisation si dérangeante qui rebat les cartes des rapports de forces mondiaux et repose la question de la place unique de la France, la mondialisation qui rend urgente une re-mondialisation, une façon différente de l’envisager.

Alors, comment venir au monde ? Comment devenir citoyen ? Peut-être : comment la France peut-elle accoucher de ses citoyens, dont elle est grosse ? En désirant engendrer des citoyens, parfois on engrosse davantage la France… Tout dépend de ce que c’est, la France… Un pays de cocagne matriciel à l’intérieur duquel les Français sont les plus chanceux du monde mais se plaignent de plus en plus, parce qu’il y a trop de frères et sœurs qui viennent s’ajouter à la fratrie et que les ressources à partager ont une limite comme dans une matrice fermée sur elle-même ? Ou bien un pays de la naissance, ouvert sur le monde et les autres, où l’on devient citoyen, où les Français sont égaux, où leur dignité est reconnue, où règne l’égalité des chances, où chacun a le sens de ses devoirs car la France est sans cesse à construire, à inventer, dans un monde en constante transformation, où nous ne sommes pas seuls, où nous devons tenir compte des autres, ces autres dont nous découvrons l’existence en ouvrant des yeux naissants et libres ? Ce n’est pas si simple et si évident que ça de savoir si l’on est vraiment né, si l’on n’est pas retenu dans une sorte d’éternisation de la matrice à citoyens comme si nous en étions la propriété que se partageraient les différentes familles politiques ! Comment donner chair aux citoyens de papier, se demande Dominique de Villepin ? Et il répond : « En répondant à ce vieux dilemme : ‘Sans revenu, point de citoyen’. » Et il veut réussir à créer dans l’esprit de chacun le sentiment que la République existe, « parce qu’elle porte et garantit un statut de citoyen qui assure à chacun une dignité nouvelle… »

Dominique de Villepin est très brillant, très doué, très expérimenté aussi, il domine très largement dans le paysage politique national et international, nous le sentons très sincère dans son désir de refonder la politique, de redonner à la France son image à part dans le monde, de nous redonner des raisons d’aimer notre pays et de nous aimer nous-mêmes. Il est même tellement intellectuellement impressionnant qu’il nous semble une sorte de père hors-norme qui pourrait réussir à nous faire nous lever, nous citoyens, unis en un seul peuple, achevant enfin une Révolution commencée il y a plus de deux siècles. Mais une question se pose. Une telle parole, si riche, si précise, si passionnée aussi, si anticipée dans ses projets, dans sa vision, peut-elle mettre au monde des citoyens si ceux-ci, on ne sait pas exactement pourquoi, n’y sont pas encore ? Suffit-il d’avoir un père extrêmement brillant, très convaincu de son devoir envers la patrie et ceux qui l’habitent, et qui ne lâche jamais le flambeau, pour que s’effectue ce saut logique qu’est une naissance ? Des citoyens français, il y en a sans doute beaucoup, mais et s’ils étaient encore comme en gestation, depuis la Révolution, toujours remis dedans, retenus dedans, envisagés de manière imaginaires, retenus en otage par des familles politiques qui en revendiquent la propriété et également par leurs propres familles totalement formatées par la société de consommation, de distraction, de spectacle, de performances ? Dominique de Villepin parle brillamment, généreusement, avec amour aussi, des citoyens. Mais ce citoyen, est-ce qu’on l’a déjà entendu dire « je », et même d’abord « tu » ? Ne serait-il pas surtout parlé ? Comme des parents parlent de l’enfant en gestation, enfant imaginaire ? Dominique de Villepin, amoureux évidemment de la France, parle avec elle du citoyen en gestation, qu’elle attend, et en son sein celui-ci depuis un certain temps n’arrête pas de bouger, donner des coups de pied, être à contre temps des mouvements de sa mère la France ?

« Le vrai citoyen est celui qui combat pour l’avènement d’une société qui n’est pas encore. Il est militant et partisan. » Une société qui n’est pas encore ? J’ai envie de rajouter qu’un vrai citoyen ne peut venir au monde que si la logique de reproduction est ce par quoi la logique de vie peut se perpétuer, et qu’on voit se tourner en fonction vide, où qui assume cette toute puissante fonction accepte de faire le deuil d’un tel pouvoir absolu et de se voir le ventre vidé de ses petits ! Que si la vie n’est pas réduite à une logique de reproduction, à une immense couveuse mettant sur le trône de sa toute-puissance la couveuse elle-même. Que si chaque mère laisse sortir vraiment d’elle les enfants, idem la France matricielle, au lieu de se conduire en propriétaire de citoyens encore imaginaires, encore à laisser se développer dans le ventre, encore à être parlés par ceux qui n’en finissent pas de jouir du caractère inouï de cette fonction qui incarne à la lettre un temps de toute-puissance. Que si la vie se désindexe d’une métaphore matricielle, idem la France. Que si le père se désengage de la fonction royale d’assureur du cocon douillet éternisé. Il s’agit de savoir quelles sont les métaphores qui surplombent le peuple français. Ce n’est peut-être pas si simple que ça de faire le deuil de la reine mère et du roi père, surtout lorsqu’on voit toutes les dorures de nos palais d’Etat ! On peut tomber en dépression de voir le roi sans couronne.

Donc, voilà Dominique de Villepin en train de renouveler, dans ce livre, une déclaration d’amour à la France, « Notre vieux pays ». L’adjectif ‘vieux’ me semble sonner de manière bizarre. La re-mondialisation qu’il appelle de ses vœux pourrait-elle marquer enfin le moment où l’on pourra laisser se défaire ces enveloppes placentaires vieilles, ne pouvant plus nourrir à l’intérieur de sa poche ses citoyens fœtaux, de moins en moins fonctionnelles, car à l’extérieur leur vie sera autrement plus libre, riche de promesses et d’accomplissements ? Est-ce parce que le monde s’ouvre vraiment que le vieux pays peut dans un saut logique se rajeunir, refonder sa place unique dans ce monde tout en étant une partie du monde non pas un paradis rêvé, imaginaire, désiré ?

Dans ce vieux pays qu’il visite, une fois redevenu libre, Dominique de Villepin se rend compte que « Tous les Français le sentent, les paysages se sont appauvris et rétrécis. » Et flotte toujours une forme de mélancolie. Tout a changé, la famille, la sexualité, la technologie a fait irruption, le progrès. Bref, les Français sont encore à l’intérieur de leur pays, mais ils sentent que tout autour d’eux, ça change, se transforme, comme s’ils vivaient cela de manière passive mais pressentaient avec angoisse et colère l’imminence de la naissance, de la déchirure, du changement logique, du dérangement immense, de l’arrivée d’un temps où il s’agira de se sentir responsable et d’ouvrir les yeux sur ces autres qui, pour l’instant, semblent être ces étrangers inquiétants, ces réfugiés qui menacent le cocon matriciel qui n’en a déjà plus assez pour les siens. Cela leur arrive. En même temps, ils essaient de bouger à contre-temps. « J’aime, je dois bien l’avouer, chez les Français, les contradictions qui font d’eux des êtres imprévisibles et qui rendent tant de débats politiques si agaçants. Ils attendent tout de l’Etat, mais ne supportent pas qu’il se mêle de leur vie. Ils veulent que tout soit comme avant, mais exigent le progrès pour tout ce qui est commode. » Comme en fin de gestation, le fœtus s’essaie à bouger à contre-temps, à vouloir signifier qu’il a une existence propre, qu’il est libre tout en étant dedans et relié ? A l’intérieur, ça se dégrade : conditions de travail, agriculteurs ayant de moins en moins de revenus, des artisans peinant à embaucher des apprentis, des PME sans crédits, des médecins face aux restrictions de budgets etc. Bref, des descriptions de raréfaction de quelque chose, avec le sentiment que ça vient de l’extérieur, du monde qui bouge, qui insiste, qui menace du traumatisme de la naissance. Partout, des manques de moyens, comme une menace du caractère protecteur et nutritif des enveloppes placentaires. « Ces Français… ont le sentiment que la société dans laquelle ils vivent n’est pas satisfaisante, que l’avenir sera moins bon que le présent… » Et oui… Dominique de Villepin écrit : « C’est à eux que nous devons une réponse. » Et il dit d’eux : « Ils ne veulent pas même être représentés. Ils veulent appartenir à une même nation solidaire. Ils veulent participer à un même projet républicain. » Or, c’est à ce niveau qu’il y a un problème en France. Dominique de Villepin se dit frappé par la panne, en France, de projet collectif ! Venir au monde, d’accord, mais rien n’est préparé !

Alors, comment redevenir Français se demande-t-il ? La question centrale est la reconnaissance. Lorsque les Français se regardent les uns les autres, ils doutent. Comme s’ils ne pouvaient pas se voir vraiment ? Comment voir l’autre si une organisation de type familiale matricielle également en politique s’interpose, fait faire l’économie au citoyen d’être directement face à l’autre non protégé lui-même, et face à une construction collective du ‘vivre-ensemble’ qui exige la participation de chacun ? En ouvrant les yeux sur le monde, en venant au monde, tandis que ce monde s’ouvre ? C’est génial que Dominique de Villepin accorde tant d’importance aux regards ! Partout, surtout dans les grandes villes, il sent l’urgence du regard, cette quête de la reconnaissance, « cette mesure universelle du respect qui nous fait exister pleinement. » Comment ce regard sur l’autre peut-il advenir ? Pourquoi ne va-t-il pas de soi, manque-t-il tant ? Question !

Puis Dominique de Villepin dit que « Pour redevenir Français, nous devons aussi compter sur le monde. » Sa conviction de toujours est en effet que la France n’est rien sans le monde et que le monde ne serait pas le même sans la France. Bref, impossible de venir au monde si le monde est vu comme dangereux, comme quelque chose dont il faut se protéger, dont on a peur. C’est la crise de 2008 qui a montré à quel point « l’originalité française repose bien sur cette allergie collective à la mondialisation ». Comme un rejet pour mener à bien une gestation française fantasmée comme non terminée, comme interminable, comme si cela pouvait encore durer, cette exception française d’un Etat fort en gestation de son peuple comme aucun autre pays, unique en son genre ? Exception française comme une gestation refermée sur elle-même mais donnée à voir comme quelque chose qui grossit et s’incarne à l’intérieur où il y a tous les dispositifs adéquates, et pas comme la première à mettre au monde un peuple responsable et citoyen comme dans aucun autre pays encore ? Alors, le sentiment dominant pour cette allergie collective à tout ce qui menace d’avortement une gestation fantasmée comme devant encore se poursuivre au lieu d’être en train de se terminer, c’est l’indignation contre les fermetures d’usine, les salaires indécents, la disparition des frontières. Ce sont des révolutions à l’extérieur, comme le printemps arabe, qui réactualisent en miroir chez les Français le désir de révolution, rappelant que la dignité reste à conquérir. Alors que cette renaissance de la demande de dignité s’empare du monde entier, au cœur de l’humiliation, la France est-elle aussi en marche, se demande Dominique de Villepin ? Et, parce qu’en effet la question se pose, il demande : c’est quoi la France ?

L’auteur ne sait plus vraiment répondre à la question. « Pourquoi la France nous cache la France à nous-mêmes ? » La métaphore de la gestation n’est-elle pas pertinente ? Il dit que personne ne naît Français, mais le devient ! Il ne s’agit pas de simplement cultiver le petit jardin français mais d’entendre, en somme en ouvrant les yeux sur le monde, que dans ce monde il y a un désir de France qui existe depuis plusieurs siècles, que l’exception française existe, qui ne demande qu’à revivre. Regard qui s’ouvre sur le monde, et y voit l’exception française, une reconnaissance. Et Dominique de Villepin nous presse de nous retrouver sur cette chose essentielle : « l’amour de la France dans sa vérité. » Dans le regard que nous renvoie le monde lorsque nous ouvrons les yeux naissants sur lui, nous voyons une image de la France différente de celle que nous avions du dedans où nous n’en avions jamais fini avec notre gestation. » La réalité est belle !

C’est sur les rives du printemps arabe que Dominique de Villepin a retrouvé vivant ce rêve du citoyen que nous avons oublié en nous assoupissant. Et il assène : « A la vérité, les Français n’ont jamais été citoyens. Ces mots qu’ils ont lancés depuis la Révolution française, ils n’ont jamais pu se les approprier et les incarner. Le drame de la république française est d’être une république sans citoyens, une république sans souverain… Le citoyen est un mirage français… le chaînon manquant des révolutionnaires c’était le citoyen, pas l’Etat ; la partie, pas le tout. » C’est vraiment extraordinaire de buter contre cette absence de citoyen ! Pas encore nés ? Et même, il ne suffit pas de naître citoyens, « encore faut-il le devenir. » Selon Dominique de Villepin, qui nous dit comment il a appris la France, « la Révolution française n’a jamais trouvé la solution à son dilemme. » Il rappelle que le citoyen modèle, à Athènes, « c’est le hoplite, le fermier de l’Attique capable de vivre de ses biens, capable aussi d’apporter en cas de guerre le matériel et les compétences nécessaires à ces fantassins lourds qui ont emporté la victoire à Marathon. » Dans cet esprit, il écrit que seule l’indépendance matérielle est la condition d’une citoyenneté assumée, d’où sa proposition d’un revenu universel. Comme s’il fallait sentir la matérialité de la terre de la naissance, et aussi cet état de liberté, de non dépendance, que le revenu universel signifie.

Puis, comment canaliser les énergies ? Difficile, si les citoyens, on dirait qu’il n’y en a pas… Alors, bien sûr il parle de garantir « l’attachement de chacun au bien public par l’engagement concret : la connaissance du catéchisme républicain… » Il s’agit d’être pratiquant, de prendre sa part de l’œuvre collective, de ne pas y être passif, comme dans un ventre où c’est fait par d’autres. Et, en retour, de rendre visible la dignité civique. Il rappelle qu’au « lendemain de Thermidor, effrayée par ses deux échecs – la trahison des élites et l’excès des foules – la Révolution a fait son deuil du citoyen et elle ne cherche plus son salut que par les institutions. » Institutions qui font enveloppes placentaires, dans le dedans d’un Etat engrossé par la conception révolutionnaire de ses citoyens ? Voilà. Dominique de Villepin analyse l’évolution du citoyen au cours de plus de deux siècles. Le XIXe siècles a une face politique, avec « la lente reconquête du suffrage universel », une face sociale avec une bourgeoisie triomphante modelant la société à son image et à l’image de ses rêves. « Le citoyen devient une figure idéale flottant à l’horizon intellectuel du pharmacien Homais, cette figure grotesque dans l’œuvre de Flaubert… » Homais aussi représentatif d’un Etat ayant dans sa pharmacie de quoi guérir tous les maux… Le citoyen idéal est un petit paysan indépendant. Image d’une terre qui, comme un utérus bien fonctionnel nourrissant ses habitants, est auto-suffisant ! Le grand-père paysan de Jean Monnet avait le sens du devoir, incarnant le citoyen comme figure morale, respectueux de la société, de ses valeurs et de ses droits, se sentant investi d’un sentiment de responsabilité personnelle. Mais le XIXe siècle a aussi une autre face, celle de la peur sociale, qui « organise la confiscation de la citoyenneté effective. » A droite les possédants qui ont peur des anarchistes, à gauche la foule des cohortes ouvrières « revendiquant de plus en plus une citoyenneté sociale… » La Grande Guerre change la donne, transforme les Français en citoyens, crée dans les tranchées un nouveau lien civique ancré dans la camaraderie, une sorte de « fraternité des humiliés ». « Cette camaraderie, la pensée républicaine n’a cessé de la rechercher au-delà de la guerre. » Les anciens combattants semblent former une sorte d’élite du corps civique, d’où la saturation en commémorations. La Résistance, dans notre imaginaire national, ressuscite la camaraderie, « l’image du citoyen partisan qui lutte avec ses pairs, dans l’obscurité. » Les Français ont donc une culture politique républicaine « qui les met à l’écart du reste du monde. La démocratie n’est pas un lieu de compromis et d’équilibres, mais un terrain de lutte permanente et de célébration du corps civique dans sa continuité et sa survie. » Voilà : il y a bien des citoyens quelque part, on les sent bouger de plus en plus fortement, manifester une sorte de liberté mais au sein même de la liberté impossible. Or, le XXe siècle a vu une désaffiliation, le sentiment de protection s’étant retiré. Le respect de la loi décline, pas de règle générale mais « aspirations à des expressions individuelles, en fonction des désirs et des passions. » Mais a surgi le défi de la mondialisation, et en quelque sorte, la France a besoin de mobilisation citoyenne pour faire face et retrouver sa place unique dans le monde, ce qui nécessite de les laisser naître au monde, y devenir responsable.

C’est en vivant en Inde, pays où l’unité nationale n’existe pas, où se juxtaposent les mémoires, les communautés, que Dominique de Villepin a pris conscience de l’unité de notre nation comme notre bien le plus cher. Le processus d’unification du territoire, depuis Clovis, n’a jamais cessé, et la France « est une nation qui joue son va-tout à chaque génération. C’est ce goût d’absolu, ce refus des compromis boiteux, qui est, je crois, à la source même de mon amour pour la France. La France est le rêve d’elle-même, incapable de se contenter de la satisfaction tranquille des opulents, ou de jouir des certitudes bornées de son bon droit. Cette âme collective est une âme artiste, soucieuse sans cesse de faire et de défaire, au risque de se défaire. » C’est ça qui est unique : le fait que le citoyen fait en quelque sorte l’unité, en incarnant ce qu’il y a le plus précieux, et qui fait nation. Qu’il soit encore en gestation n’y change rien, en quelque sorte tout est centré sur lui, sa dignité, sa viabilité, son développement, dans l’égalité, la fraternité et la liberté. Avant la Révolution, c’était un sujet, ensuite ce fut un citoyen. Il est conçu, il est rêvé, il est imaginé, la France sent son corps bouger, remuer, prendre de plus en plus de place, devenir exigeant, refusant tout compromis ! Ce n’est pas un individu, c’est une unité, c’est le fait que chacun des Français soit conçu, regardé, espéré, imaginé, rêvé, comme ayant les mêmes droits, les mêmes devoirs, la même dignité. C’est le contraire de l’individualisme. La France a conçu un statut du citoyen qui s’attaque aux inégalités en échange d’une reconnaissance, d’une fierté en prenant une part active dans le pays. C’est pour cela que Dominique de Villepin, face à une crise liée à notre perte d’identité, pense que cette identité, c’est la fraternité concrétisée par la solidarité. En aplomb de cela, il y a la crise, peut-être ce changement brutal qui rend urgent de faire l’unité, de dépasser les individualismes lovés dans leurs cocons pour œuvrer ensemble à un recommencement autrement, c’est-à-dire dans la conscience du monde et de la place unique que nous avons à reconquérir. Cette crise qui rend urgente une sorte d’accouchement des citoyens qui ont, à l’intérieur d’un Etat fort et exemplaire aux yeux du monde, achevé leur gestation, leur développement, et sont de plus en plus encombrants, faisant entendre leur voix, ne voulant plus être mis dedans, être tenus pour infantiles, désirant prendre leur part de responsabilité, faire entendre leurs idées de la France chez elle et par rapport au monde.

La force accoucheuse de la crise est peut-être la réponse aux questions que soulève Dominique de Villepin : « où les Français trouveront-ils cette fois la force du rassemblement, du rassemblement des Français et du rassemblement sur la France ? Où trouveront-ils de l’espoir, du désir, de la cohésion ? Nous sommes un des plus beaux pays du monde, par sa nature et par sa culture, un pays de cocagne à bien des égards, et ce pays ne se bat pas avec les armes qui devraient être les siennes, comme s’il était privé de vocation. » La patrie, comme lieu des solidarités et des devoirs, du don de soi et de la protection, a comme disparu. Mais pourquoi ? Comme si c’ étaient les autres d’en haut, installés pour ça dans leurs fonctions, comme maman et papa en attente éternisés de leurs enfants gardés dans la matrice où ils semblent être vus comme n’ayant jamais fini leur développement afin de devenir autonomes et libres, qui monopolisaient cette vocation et faisaient tout ? Evidemment le citoyen est parfaitement conçu, rêvé, imaginé, il a germé et est en train de pousser, mais surtout il légitime les fonctions, et ceux qui sont installés dedans, qui assument matriciellement avec une grande jouissance leur toute-puissance fantasmée, dans une sorte de République monarchique couveuse. Les citoyens en gestation dans le ventre en fonction pleine de la France vouée depuis la Révolution à son peuple en maturation ne peuvent pas vraiment agir, prendre leur part de responsabilité, avoir du poids dans la construction commune, puisqu’ils sont dépendants de ceux qui font pour eux ce dedans, cet écrin, ce pays de cocagne. S’ils voulaient librement faire, il leur faudrait d’abord vivre la destruction de cette matrice, il faudrait qu’ils l’admettent vide d’eux, il faudrait qu’ils traversent une mise dehors, une sorte de grande secousse, une prise de conscience de leur infantilisme, de leur passivité. Or, bien installés dans leurs fonctions, les gens de pouvoir ne sont pas prêts eux non plus de faire le deuil des privilèges, de même parfois que certaines mères tenant follement à leur toute-puissance sur leurs enfants vulnérables font inconsciemment tout ce qu’il faut pour qu’ils soient malades afin que, en les soignant, elles soient confortées dans la si noble image de la bonne mère puissante. Les citoyens veulent rester dedans par infantilisme en se laissant être parlés, être rêvés, être idéalisés, la mère matricielle France avec le père placenta veulent rester au pouvoir absolu dans leurs fonctions, chacun se cramponnant à leurs privilèges, au prix d’un blocage désastreux.

Dominique de Villepin se demande quand les choses ont basculé. En 1981, lorsque la crise économique et sociale a menacé de faire disparaître la France dans son originalité, en la faisant devenir un pays comme les autres. Réalité insupportable. Mais la France n’a pas pu retrouver sa grandeur. Le désenchantement a gagné du terrain. La matrice France devint de moins en moins riche pour ses citoyens en gestation, qui eurent peur de ne plus avoir cet intérieur utérin que les autres pays, eux, n’avaient jamais eu, cette sorte non seulement de protection, mais de nid pour germer, pour devenir un humain en rêve et en imagination désiré par la France. L’écart est devenu très grand entre « les conceptions de notre pays, et les connotations qui s’attachent à son nom sont si diverses, qu’on a l’impression qu’on ne parle pas de la même patrie. » Aucun parti, aucun leader politique, bizarrement « ne sait rendre l’idée patriotique aimable. » Mais si chaque citoyen réussit à être patriote et à prendre part aux responsabilités, cela change tout pour le pouvoir absolu qui est au sommet ! Les personnages de pouvoir sont-ils prêts à ce partage des responsabilités, à leur mise en commun et à la sortie de l’infantilisme du peuple français ayant terminé sa gestation qui fut curieusement éternisée comme une sorte de résistance monarchique à la Révolution, ou bien le crépuscule interminable de la monarchie a-t-il exploité cette transition extraordinaire de la monarchie en gestation des citoyens pour garder ses privilèges jusqu’au processus de ruines des enveloppes placentaires sous l’effet de la mondialisation et des inédits et gigantesques changements de rapports de force et d’opportunités ? « Chacun défend une conception partielle et intéressée de la patrie… » Il s’agit de prendre conscience que la logique de la reproduction n’est qu’un aspect de la logique de vie, ce qui perpétue cette logique de vie par le renouvellement de l’espèce humaine.

Dominique de Villepin évoque des moyens et des méthodes pour rendre la proposition de la République plus forte, plus sympathique, plus porteuse d’avenir que l’esprit de clan. Il invoque la communauté humaine visant un idéal pour se mettre en marche.

Au Venezuela où il vécut enfant, Dominique de Villepin avait sous les yeux un pays sans Etat, où c’était la débrouille partout, l’injustice, la violence. Idem en Afrique. La Grèce arrive à peine à faire l’Etat. La France, au contraire, est exemplaire. En quelque sorte, à « défaut de citoyens et par manque de cohésion nationale, nous avons tout misé sur l’Etat. Il est devenu, strate après strate, le ciment de la nation et des Français. » Ce n’est pas par hasard si nous avons le plus grand nombre de fonctionnaires par habitant au monde ! « L’Etat nous tient lieu de colonne vertébrale. C’est une vieille affaire, une sorte de malentendu dont nous avons hérité en même temps que l’absolutisme… » Ou bien, ce malentendu, c’est une sorte d’écrin utérin dans lequel a pu se concevoir, se nider et se développer le germe du citoyen ! Devant la menace d’une mise en cause de cet Etat, Dominique de Villepin est immensément inquiet. En effet, il constate que cet Etat assume de moins en moins bien, la division y règne comme jamais, toutes les fonctions ont été politisées. L’enjeu est donc de reconstruire l’autorité de cet Etat en traçant de nouvelles pistes plus négociées, plus réinvesties par une forme de rituel démocratique. Alors que sous l’Ancien Régime l’Etat maintenait les choses en bon ordre, l’Etat républicain doit fixer un horizon de progrès, avec le but de transformer la société par une idée du bien commun. La justice sociale est une tâche urgente. Et l’instruction publique. Sortir de l’état d’infantilisme ! « Son socle reste la promesse révolutionnaire de l’égalité des citoyens qui reste le point de départ et le point d’arrivée de la légitimité révolutionnaire. Tellement de choses à faire au niveau de l’Education nationale, au niveau fiscal, au niveau de la protection sociale.

La mondialisation nous révèle une autre incertitude sur notre identité : qu’est-ce qu’un étranger ? Celui que l’on voit, dès que l’on ouvre nos yeux naissants sur le dehors, sur le monde, la France étant non pas un utérus encore plein de citoyens fœtus mais un pays ouvert, une partie de la planète où elle se confronte aux autres parties, dans un esprit de reconnaissance, de solidarité, et de travail de la paix. La mondialisation tend « à faire perdre toute signification à la différence entre étrangers et autochtones, indigènes, locaux… » Comment alors notre citoyenneté peut-elle peser dans la mondialisation ? Le monde s’homogénéise, s’aplatit. La grande peur identitaire de l’Occident tient-elle vraiment à l’importance des populations étrangères sur son sol, ou bien plutôt à « la disparition du sentiment d’une différence légitime… entre le fait d’être étranger et le fait d’être Français » ? Or, ce sentiment d’une différence, écrit Dominique de Villepin avec beaucoup de génie, est « fondée sur la capacité politique » ! Rien à voir avec le fantasme de différences naturelles ! La vraie différence, c’est celle qui se construit en s’engageant de manière politique signe de maturité responsable, en se battant au service de la France, du vivre ensemble, loin de l’idée de quelque chose de déjà tout fait dont on n’a plus qu’à jouir dans un pays de cocagne ! A nouveau, nous pouvant nous distinguer face au monde par notre capacité politique citoyenne unique, et ainsi vaincre notre incertitude sur ce que signifie mondialement notre nation. Et c’est loin d’une problématique de différences sociales, puisque chacun doit être en capacité politique ! La mondialisation bouscule sans cesse nos identités, mais la capacité politique est ce qui travaille, invente et lutte face aux transformations incessantes. La mondialisation, en vérité, en réengageant les citoyens, à ce point secoués par la crise qu’ils décrochent du ronronnement stérile et infantile où ils étaient parlés, dans la capacité politique parachève le cycle révolutionnaire. La crise, les changements mondiaux, tout cela a décrédibilisé le pouvoir absolu, les citoyens ne peuvent plus croire que tout est fait pour eux d’en haut, alors c’est l’heure pour eux de prendre leur responsabilité civique. « La nation française est politique dans ses origines comme dans ses fins. » A la Révolution française, ne s’agissait-il pas en effet de concevoir les citoyens, décision politique, un germe incroyable, inédit, qui s’est nidé et s’est multiplié au sein de l’Etat fort, exemplaire ! La nation française est une promesse en mouvement, qui se réalise. La préférence nationale, qui refuse aux étrangers plus que donne aux Français, a une idée finie des ressources de la France, comme une matrice éternelle qui en a juste assez pour ceux qu’elle garde dans son ventre, comme si personne n’allait naître, trouver de quoi vivre dignement autrement, dans l’ouverture, le contact avec les autres, les échanges, les inventions ! La préférence nationale se comporte comme une mère pleine jusqu’aux yeux de ses enfants dont elle est fière de pouvoir les nourrir en son sein, folle de sa toute-puissance, mais haïssant les enfants étrangers qui voudraient se mêler aux siens en faisant apparaître à ciel ouvert son impuissance, sa pauvreté, sa non capacité à leur faire confiance pour aller vivre leur vie libre dehors. La préférence nationale veut faire du social, alors qu’il s’agit de créer les conditions pour que chaque citoyen conquiert sa capacité politique, et donc une identité à part dans le monde. En ce sens, les enfants issus de l’immigration, en étant des citoyens à part entière, sont évidemment Français.

Ah ce mal français, cette dépression parce que tous les fils tissant notre identité semblent coupés ! Chômage, Etat qui perd son autorité, classe politique coupée du terrain et de sa population, incapacité de faire face aux défis mondiaux, crise du lien social et du vivre ensemble. A nouveau, se pose la question essentielle : quel est l’engagement collectif qui soude la population ? Alors que la dépendance est partout, notamment dans le salariat ! Dominique de Villepin rappelle cette phrase du général de Gaulle en 1948 : « qu’il fallait avoir l’intelligence et le courage d’abolir le salariat » ! Cette soumission subie est partout ! Une dépendance moderne totale. Nous avons conquis tant de droits et pourtant tout se passe comme si nous avions « consenti à notre propre servitude, à notre propre aliénation, à notre propre abaissement », l’essentiel semblant se jouer loin de la politique, par la loi de la concurrence, la loi du désir, la loi de la distraction permanente, la loi de la performance individuelle. On dirait que tout est fait pour que l’individu, formaté dans une logique qui est encore celle de la gestation où il s’agit de produire tout pour satisfaire les besoins dans une sorte d’escalade permanente pour les créer, empêche la naissance du citoyen ! « Nous nous réduisons désormais à ce que nous produisons, ce que nous consommons, ce que nous croyons valoir… Nous sommes devenus des humanistes de façade… Nous nous disons libres et nous ne sommes que le prolongement docile de la technique. »

Quel est le traumatisme dont la France n’a toujours pas réussi à se relever, se demande Dominique de Villepin ? Le fait qu’elle n’a pas su être à la hauteur de sa vocation, le fait qu’elle « n’a pas su opposer à l’homme nazi, au fasciste italien, au communisme stalinien, un type d’homme civilisé qui abonde dans notre tradition humaniste… Les Français ont ressenti qu’ils avaient perdu une bataille de la civilisation, et ils ont douté de la supériorité morale de l’humanisme sur les totalitarismes. Je crois que cette tristesse-là, cette tristesse d’un roi découronné, est profonde. » Nous ne relevons pas plus la tête dans cette déshumanisation en cours, ajoute-t-il, et pourtant nous le pourrions puisque, dit-il, « nous ne parlerons jamais totalement la langue des banquiers. »

C’est donc le monde qui nous arrache nos masques ! Qui nous tend un miroir dans lequel, à nouveau, par notre capacité politique à prendre part à la construction de notre vivre ensemble face à ce monde transformé et changeant, nous pourrons voir notre identité à part se redessiner. Mais il s’agit de retrouver une dignité qui a été abîmée ! Notre système politique, écrit Dominique de Villepin, a provoqué cette crise de dignité, qui nous fait douter d’être quelqu’un dans notre pays et face au monde. Nous nous sentons indignes car nous « semblons avoir renoncé à changer les choses et à porter un projet collectif » et nous voici enfermés dans la solitude, indignes face à la souffrance des Français, indignes parce que nous nous affaissons sous les regards du monde, nous nous sentons humiliés par un souverain invisible, le marché, la mondialisation, la technique… Bref, nous sommes comme les paranoïaques, nous tirons sur ce que nous imaginons nous tirer dessus.

Notre économie vacille dans la mondialisation. Car tout bouge dans le monde, nous ne sommes plus compétitifs, notre déclassement mondial est évident, et un nouveau chemin n’est pas encore tracé. Comment l’ouvrir, par la volonté, l’imagination ? Il en faut pour voir nos meilleurs atouts, nos immenses capacités de rebondir. En ne nous accrochons pas à notre cocon familier du passé, à nos habitudes, en laissant cela se défaire comme un vieux placenta qui se détruit. Demain, nous pouvons être parmi les premiers pourvoyeurs de services et de produits de la nouvelle mondialisation, rappelle Dominique de Villepin. « La mondialisation, ce n’est pas la destruction inéluctable de nos modes de vie. » C’est plutôt un temps ouvert, où nous pouvons à nouveau nous distinguer, en peuple citoyen ayant pris en main notre destin, capacité que nous avons bien plus que d’autres peuples peut-être, maintenant, parce que nous aurons vécu à fond notre gestation comme personne d’autre, ayant eu la chance de pouvoir nous nider au sein d’un Etat exceptionnellement fort pour amener à maturité le citoyen qui avait été conçu et avait germé avec la Révolution. Un citoyen peut-il naître sans avoir d’abord fait l’expérience ambiguë d’une dépendance à un pouvoir absolu perpétuant son crépuscule en investissant les fonctions de pouvoir toutes tournées vers un citoyen mis au centre de l’Etat et à nourrir pour que, peu à peu, il prenne corps, concentre son énergie, teste sa pulsion de liberté, fait grossir son désir de prendre sa part au projet commun ? Les autres pays du monde n’ont pas eu comme nous la possibilité de faire en pionniers cette expérience de lente gestation et maturation de l’esprit citoyen, qui doit littéralement se défaire de toutes les ambiguïtés de la dépendance, de la passivité, pour prendre son indépendance, se construire.

La dette « est devenue un fardeau insoutenable. » Mais en France « on est incapable d’obtenir à la fois la mobilisation et l’effort » pour le redressement collectif de notre économie. Or, cette dette publique peut contribuer à notre effacement, nous avertit Dominique de Villepin. « Jamais, en temps de paix, la France n’a été aussi endettée. » Comme si dans une guerre nous avions été les vaincus et que nous devions payer ! Mais, ajoute-t-il, nous pouvons transformer ce qui semble une malédiction en une chance historique ! Un chemin de rigueur juste et partagé est nécessaire, avec des devoirs à partager, ce dont un citoyen responsable est capable, en ayant acquis bien sûr la capacité de comprendre la situation, de voir loin dans le monde, en ayant cessé de déléguer de manière infantile cette compréhension et les décisions à prendre à ceux d’en haut. D’abord en ayant été vus par ceux d’en haut comme capables de comprendre ! A coup sûr, Dominique de Villepin, au moins, nous voit capables, c’est peut-être pour cela qu’il écrit tellement.

Longtemps, nous avons cru être à la pointe du progrès. Or, tout se dégrade, sols, paysages, modèle énergétique et industriel, dépenses publiques, capacités d’investissement… C’est dans « ces moments de l’histoire que la culture doit redevenir notre planche de salut. Elle est le chemin le plus sûr de nous à nous-mêmes. » Pas du tout une culture figée, « mais une culture du lien et de la relation, matrice du Tout-Monde que Edouard Glissant appelait de ses vœux. Cette culture est faite d’action et de création. Elle est échange et non pas produit. » Et oui ! « il s’agit de sculpter l’individu à partir de ses capacités naturelles, de sorte qu’il fonctionne au mieux. » Rien d’un formatage, d’un clonage.

Dominique de Villepin se pose la question de la jeunesse. Est-elle encore possible, cette jeunesse capable de former un projet collectif « qui devienne sa voie d’accès au monde et à l’universel » ? Bien sûr, ces jeunes sont très tournés vers le monde ! Mais il y a une chose très bizarre : ils se connaissent mal entre eux ! Comme s’il leur était difficile, voire étrangement impossible, d’ouvrir les yeux sur l’autre, comme s’ils étaient des mêmes au sein d’un monde homogénéisant et formatant, gardés dedans ?

Donc, le maître-mot de Dominique de Villepin, c’est de recommencer la France ! Nous entendons, recommencer la France, mais cette fois avec des citoyens nés, jetés dehors à la fois par les grandes secousses de la mondialisation qui les a incités à s’impliquer dans la connaissance des forces, des enjeux, des menaces et des transformations du monde qui met au défi de retrouver notre place unique, et par le fait que les élites au pouvoir ne peuvent plus leur faire croire qu’ils peuvent continuer à tout promettre pour résister à la crise et faire revenir le pays à avant. Tout recommencer implique que chaque citoyen prenne sa part de pouvoir et de responsabilité, ait des idées, de l’imagination, et cesse de se sentir moins digne face aux élites, car chacun de son point de vue peut apporter sa pierre à l’œuvre commune. Les fractales nous enseignent qu’un battement d’ailes de papillon à Pékin peut provoquer une tempête à New York ! « Recommencer, encore recommencer, voilà le mot d’ordre de toujours des amoureux de la France. » L’amour de la France, ce ne sont pas seulement les héros du passé qui l’ont eu chevillé au corps, mais aussi ceux d’aujourd’hui, qui viennent du peuple. Dominique de Villepin voit la France comme une nation miraculée, il parle de « cette mystique incomparable qui accompagne les élections présidentielles… » Bon… Une élection qui au pire intronise un thaumaturge voué à décevoir, « au mieux elle permet le sacre du citoyen… » Sacre, bon…

C’est surtout qu’il s’agit de réconcilier. Notre guerre civile, qui a duré deux cents ans, est certes moins voyante qu’ailleurs. Mais elle a été profonde. La nation ne nous est pas donnée, elle est sans cesse conquise… sur nous-mêmes. Sur notre passivité, sur notre infantilisme, sur notre peur du changement, de l’autre. « toute notre histoire est tissée par les oppositions fratricides, plus ou moins mythifiées : les Gaulois et les Francs, les blancs et les bleus, les résistants et les collabos. Comme si nous avions besoin de division pour mieux nous sentir exister. » Mais oui, c’est face à l’autre, directement, sans rien pour nous éviter la confrontation comme pendant l’enfance les familles s’imaginent devoir le faire en sous-estimant les capacités intérieures du petit humain, que notre vulnérabilité d’humain jeté au monde nous saisit et que, face à celui qui est plus fort que soi, nous développons une stratégie de défense qui est véritable art de la guerre pour aboutir à la paix comme l’enseigne San Zi, une stratégie qui empêche le fort d’exploiter notre vulnérabilité en nous soumettant soit de manière affective soit de manière plus brutale. Face à l’autre, nous devons aussi reconnaître sa stratégie de défense lorsqu’il se voit être vu par nous comme faible, nous devons en finir avec la logique de l’humiliation. Nous sommes lourds « du chagrin et de la pitié des années de l’Occupation. Nous sommes lourds de la repentance et du ressentiment des guerres coloniales et de la décolonisation. Nous sommes lourds encore de grandeur et de médiocrité face à la construction européenne… » Tout est vif dans la France, écrit Dominique de Villepin, et chaque réforme touche un nerf ! Infantiles, nous gardons à la fois le rêve d’un Etat tout-puissant et le désir d’une société aux énergies libérées. Bref, l’ambiguïté permanente face à la coupure du cordon ombilical ! Oscillation, de même, entre l’Europe et l’Etat-nation. C’est difficile car nous avons une telle expérience d’un Etat fort ! C’est comme avoir un père très fort, imposant, célèbre, puissant : il est difficile d’envisager de prendre sa liberté, de se lancer et s’organiser sans tout attendre de lui, et même de s’identifier à lui mais en faisant autrement. « Lorsqu’un vieux pays comme le nôtre se scrute dans le miroir de la mondialisation, tout devient affaire de regard. » Comment être à la hauteur du passé ? Un peu le syndrome des enfants dont les parents ont été brillants et ont accompli une œuvre immense, ces enfants sont des héritiers toujours en doute quant à leurs capacités, et qui dilapident faute de se sentir à la hauteur.

« Etre Français, devenir Français, voilà bien notre projet aujourd’hui. Et paradoxalement, cela exigera un immense travail sur nous-mêmes. » Voilà ! Dominique de Villepin le sait bien, lui qui évoque tant de sacrifices à la politique. Et si ce qui habite Dominique de Villepin et le pousse coûte que coûte dans l’engagement politique au premier rang était justement cet enjeu énorme d’être à la hauteur par exemple d’un père, réel ou en politique, et que pour cela il fallait tout sauf être un héritier ? Comme si c’était difficile en effet dans ce cas-là de parler en place de citoyen ? Il évoque « la volonté de sortir de nos dédoublements. » Travail d’arrachement hors d’un cocon familier matriciel, pour naître dans la réalité du pays ? Travail d’arrachement à l’entre soi. Lorsque Dominique de Villepin écrit que la démarche citoyenne de participation et d’action ne peut s’inventer que dans la réalité, évoquant en particulier les banlieues et les barres de béton qui ferment l’horizon, les territoires ruraux, les territoires décousus, il se rend compte que le « multiculturalisme est une réalité des quartiers d’ambassades où tout le monde se côtoie » non pas « une réalité des quartiers populaires où la seule solidarité se fait contre les autres, contre les puissants, contre les lointains. Fantasme contre fantasme. » D’un côté, l’entre soi des puissants métaphore d’une famille protectrice pour les siens, qui fantasme à la manière de la distribution des aumônes d’avoir le pouvoir d’améliorer le sort des défavorisés dans leurs territoires relégués, sans jamais envisager un arrachement hors du milieu matriciel de l’entre soi. De l’autre, les défavorisés unis dans la métaphore d’une famille dont le tissu nutritionnel matriciel se délite qui fantasment en vain d’avoir les mêmes ressources que l’entre soi riche. Tout cela sans jamais s’apercevoir que ce qui cloche, ce d’où il s’agit de s’arracher, c’est de ce dedans où tel un Etat très fort tout est déjà établi mais seulement très inégalement réparti ! La réalité ne commence-t-elle pas par le dépaysement radical ? Ainsi, les « habitants des quartiers doivent se réapproprier leur destin. Les quartiers ne peuvent plus être considérés comme des enclaves hors-sol, administrées directement par l’Etat à coups de plans Marshall et de plans-banlieues imposés d’en haut. Cette démarche-là est un double échec parce qu’elle court-circuite les élus locaux et les habitants. »

Dominique de Villepin souligne qu’à ces territoires tels les banlieues « personne ne s’y intéresse ». Mais pourquoi ? Est-ce seulement parce que la peur du déclassement social lovée dans l’inconscient français les scotomise, les yeux étant rivés sur des métiers connus et non pas sur les nouveaux métiers méconnus ? Ou bien est-ce par agrippement à un univers protégé, métaphore d’une famille ou d’une matrice ou d’une cour dorée, un saut logique hors des acquis d’un Etat conçu comme une sorte de cocon familial protecteur étant impensable ? « Du coup, chacun peut imaginer une France à son image, sans se soucier des autres France qui coexistent avec la sienne. On se perd dans des querelles byzantines sur le multiculturalisme, l’identité française et l’apport de la diversité alors que chacun ne connaît l’autre qu’à travers l’écran de sa télévision et une bonne part de fantasmes. » Il ajoute : « Il n’y a pas d’autre solution que de se parler et d’ouvrir les portes. » Oui, mais c’est quoi le déclic ? N’y a-t-il pas dans l’imaginaire français jusqu’au plus haut niveau la croyance que l’égalité, c’est d’être pareillement protégé comme par une famille, comme si l’Etat français était un vaste cocon familial avec ses enfants dedans, privilégiés aux yeux du monde ? Or, l’Etat est impuissant à réaliser cela ! Dominique de Villepin ajoute alors : « pour que la France existe, il faut qu’elle ait un projet… En ce sens, terminer la Révolution française. » Terminer la gestation des citoyens ? Les mettre au monde ? Les voir en capacité politique ? Cesser, en haut, de prétendre devoir faire tout pour eux, tels des parents voyant leurs enfants toujours petits, mineurs, dépendants, en mettant donc en valeur les pouvoirs des puissants et leur caractère indispensable ?

En un sens, la gestation éternisée a oublié les citoyens, elle a fait pour eux, et eux se sont exercés à tout attendre d’en haut, à revendiquer, à rouspéter, à bouger ! « Nous devons recommencer la France en partant du moment où nous l’avons laissée errer à l’aveuglette, où nous avons abandonné notre projet collectif, je veux dire que nous avons oublié le citoyen. » Nous avons oublié que la gestation avait pour but de donner à la lumière du monde des citoyens, et donc que la logique de la reproduction n’était qu’une partie de la logique de vie, que c’était la logique de vie, avec chaque vie de citoyen précieuse et singulière, qu’il fallait garder ! Nous avons cru que nous ne vivions que pour nous reproduire, que l’état passif de gestation en attendant tout d’en haut était la vie, qui devait être la plus égalitaire possible, la plus juste, en oubliant que les vrais dépendants dans cette affaire étaient les puissants installés dans leurs fonctions résistant à se tourner en fonction vides, payés pour nous prendre en charge, pour nous enrôler dans le salariat qui produit tellement de bénéfices, etc. Or, écrit Dominique de Villepin, « nous n’irons nulle part sans citoyens engagés et actifs. » Il s’agit, poursuit-il, de donner « un contenu réel à la dignité citoyenne de chacun. C’est faire en sorte que chacun puisse jouer son rôle de citoyen. » Bien sûr, mais comment s’effectue le processus de naissance à la vie citoyenne ? Est-ce que c’est simplement une question de décision ? Ou bien avant tout une révolution intérieure à chacun, un processus de sevrage, de maturation, y compris au plus haut niveau sevrage de tous ces rituels et privilèges liés au pouvoir, sevrage du vertige narcissique de se voir si puissants dans les yeux des petits ? Oui, c’est une question de fierté ! Fierté de pouvoir faire la preuve qu’on est un citoyen responsable ! Car au contraire tout attendre d’en haut, y être relié par cordon ombilical, entretient en soi une humiliation secrète et tenace ! Toujours la métaphore familiale : « Fier d’une France dont on n’hérite pas mais qu’on contribue à construire. » Jusque-là, tout ne se passe-t-il pas comme si nous étions obligés de nous comporter en héritiers de notre vieux pays, notre matrice de plus en plus appauvrie, lourde de nous, encombrée de nous devenus si turbulents, si exigeants à mesure que ça se dégrade, que ça menace de se déchirer, de se détruire, tandis que nous persistons de manière absurde à vouloir nous accrocher quand même, à ne pas comprendre qu’il est temps de sortir, de voir la terre où vivre, les autres avec lesquels vivre, et ce que nous devons y faire, ensemble, pour que cela réussisse ? « Il s’agit en un sens que chacun s’approprie la chose publique. » Dans ce texte, on dirait que Dominique de Villepin nous presse de plus en plus fort pour que nous naissions, qu’il guette l’apparition de la tête de chaque citoyen dans la faille ouverte par la crise ! « Et ce sont les regards que nous devons changer. » C’est simple, une fois au monde, ce que le citoyen rencontre en premier, c’est le regard de l’autre, dont il était en fait protégé avant par le système familial !

Quel est cet acte fondateur que Dominique de Villepin évoque, qui mettrait « chacun devant ses responsabilités, devant les réalités. » C’est un revenu garanti. Quelque chose qui matérialiserait le monde, le sol, la terre qui accueille dehors, qui symboliserait le saut logique ? Dehors, il y a vraiment quelque chose de tangible qui accueille ? Qui signifie aussi la perte du cocon placentaire, qui vient à sa place, mais autrement, puisqu’il implique à celui qui reçoit ce revenu garanti de se mettre au service du bien public, d’être responsable, d’être en capacité politique. La rémunération marquerait l’appartenance à la société. « Il faut poser comme principe que tous ceux qui décident de participer à la vie civique et sociale soient maintenus au-dessus de la pauvreté. » Pas de citoyen sans revenu, mais aussi pas de revenu sans citoyen. « Il me paraît important pour la cohésion politique de notre pays de faire franchir une porte symbolique à toute personne qui entre dans la communauté civique, soit quand elle devient adulte, soit par naturalisation : ce doit être le service citoyen. » Un passage collectif. Histoire de prendre conscience que maintenant, cela ne se fait pas tout seul, d’en haut, mais que chacun y met du sien. Qu’il ne s’agit plus de « logiques d’assistance ». Reconnaissance à la clef.

Alors, le pouvoir ? Le politique est impuissant, les forces économiques gouvernent tout, les gens ne croient plus aux promesses politiques. Les gens décrochent de leurs croyances infantiles que tout est fait d’en haut. Ils cessent de couronner de pouvoir leurs politiques. L’Etat cesse d’être « doté d’un pouvoir potentiel infini. » Jusque-là, nous nous sommes nidés dans cet imaginaire-là ! Mais la déception a mis en marche le programme d’apoptose ! En fait, cet Etat, nous explique Dominique de Villepin, « n’est pas capable de se transformer de l’intérieur. » Ni de le réformer de l’extérieur. Certes, « nous n’avons plus l’illusion de la toute-puissance, mais nous n’avons pas encore la certitude de la capacité d’action. » Comme si les Français en étaient encore au stade du sevrage, aussi bien en bas qu’en haut, les uns laissant progresser leur déception provoquée par l’impuissance du pouvoir, les autres laissant le désamour des Français attaquer leur sentiment de toute-puissance. Tout cela sans vraiment envisager encore comment faire après, dans le pays de la naissance des citoyens. Bref, il ne s’agit pas de détruire l’Etat, il s’agit de le recommencer, autrement ! Dominique de Villepin en a la conviction depuis toujours, ayant une haute conception du service de l’Etat comme service des Français. Ceci en passant par le fait qu’il faut dire la vérité aux Français. D’abord, la question de la dette doit mobiliser les Français. La nationaliser en partie en la faisant peser sur des acteurs économiques nationaux, aussi une logique d’emprunt national, moins d’étreinte des marchés, etc. Refaire vivre un service public exigeant, politique du logement.

Pour recommencer la France, il faut repartir du monde, parce qu’elle s’est toujours construite par rapport au monde extérieur. « Que nous le voulions ou non, nous sommes une nation mondiale, c’est-à-dire une nation en respiration avec le monde, qui inspire et irrigue l’histoire mondiale depuis des siècles. ». Notre affaiblissement éteint le message de la France dans le monde, alors que pour celle-ci, la question mondiale n’est jamais séparée de la question nationale. Car c’est, écrit Dominique de Villepin, une nation spirituelle, attachée à l’universel, héritière du message universel des Lumières et du progrès. » Bref, c’est par la naissance enfin advenue de ses citoyens qu’à nouveau la France peut exercer sa responsabilité vis-à-vis de la mondialisation. Si ses citoyens sont regardés par les habitants des autres pays du monde en train de conquérir leur capacité politique, ils seront des exemples pour tous. Et ce qui changera, ce sera leurs propres regards sur les autres, ceux qui habitent les autres pays, sur ces autres pays eux-mêmes ! Les citoyens ne peuvent être indifférents aux instabilités du monde, et au fait que c’est la logique de l’humiliation qui fabrique des bombes à retardement si dangereuses pour l’humanité. Le citoyen devient conscient que la qualité de vie ici dépend de la paix non seulement à l’intérieur mais aussi à l’extérieur. Dépend de la manière dont nous regardons les autres. Un citoyen responsable ne fait jamais perdre la face aux autres. La complexité de l’autre demande toujours audience, que cet autre soit perçu comme fort ou comme faible. Le citoyen cesse de voir son pays, même si l’Etat est fort, même si c’est un pays de cocagne, comme auto-suffisant comme l’est une matrice. Il est conscient que les ressources dépendent d’échanges avec les autres, des investissements mondiaux, de productions qui se font ailleurs, ce qui implique un tout autre regard que celui des préjugés, du sentiment de supériorité. Le citoyen français cesse de se croire donneur de leçons, dominant, mais au contraire il se voit interdépendant des autres, ceux de son pays, ceux des autres pays. Ce qui vaut reconnaissance de l’autre, de l’étranger, où qu’il soit. C’en est fini de l’entre soi auto-suffisant. Dominique de Villepin propose « un partenariat historique entre l’Europe, le Maghreb et l’Afrique noire… » Et aussi au Proche-Orient. Le monde vient à nous, et brouille nos grilles de lecture.

La mondialisation, il s’agit de la gouverner ! Il ne s’agit pas de la mondialisation dont les dirigeants des grandes entreprises s’accommodent très bien, fondée sur la prédation financière, la surexploitation des ressources de l’environnement… Il faut plutôt remondialiser ! En exploitant nos atouts. En protégeant nos économies, en libérant les énergies par création d’un cadre protecteur permettant à chacun de se tourner vers le monde. Nous avons des savoirs-faire. Il faut accompagner les changements. « … c’est ce qui croit qu’il faut protéger, non ce qui dépérit. »

Lorsque les citoyens ouvrent enfin les yeux sur le monde, ils voient d’abord que ce monde menace notre pays et qu’ils sont impuissants. D’abord, ils pensent à l’homme providentiel, qui les remettra à l’abri dans le cocon matriciel, comme au sein d’une famille capable de protéger de la réalité qu’ils ne veulent pas voir, surestimant le pouvoir intérieur. Dominique de Villepin le dit, nous sommes « au bout de cette logique du recours à l’homme providentiel. » La mondialisation empêche désormais cela. De plus, la société du spectacle, qui montre tout, abaisse celui que nous voudrions voir grand, et le roi est nu… Alors, le défi que nous pose la mondialisation est de « rétablir le socle politique que nous n’avons jamais su conserver, la citoyenneté… Chaque Français est amené à réfléchir sur l’avenir de la nation. » Ce n’est évidemment pas gagné ! Tellement nous en sommes encore à la déception, de manière infantile ! C’est parce qu’en France, ceux qui croient encore à la politique, ce sont « ceux qui en espèrent des places, des titres et des statuts » ! N’est-ce pas cela, en effet, qui accapare les images ? N’y a-t-il pas un déficit d’idées neuves. « … tout, dans le spectacle de la vie politique, concourt à créer un sentiment d’abattement, dévastateur pour l’esprit public. » La responsabilité est partagée, entre les élites et le peuple. Les élites ne proposent pas d’idées neuves, tellement elles sont cramponnées à leurs statuts, leurs titres, comme à vie ! Et le peuple, lui, persiste de manière absurde à tout attendre d’en haut, à commencer par les idées !

Dominique de Villepin se bat pour sauver la politique. Un combat au risque de la solitude. Alors que le rite en politique est encore et toujours de « se faire élire, et puis voir venir. Entrer dans les palais, et essayer de garder les clés le plus longtemps possible. »

Encore, il s’étonne : « Quelle étrange et fière nation, de si haute ambition et de si peu de citoyens ? » Mais l’amour de la France nous rassemble en dépit des épreuves, des divisions, des colères ! En effet, chaque Français a conscience d’un pays exceptionnel ! C’est juste qu’il a cru pendant une éternité qu’il était acquis, comme en autarcie, comme une matrice jamais quittée incarnée par l’Etat fort, qu’il n’y avait pas besoin de se mettre à son service, de le travailler, de le cultiver, d’organiser la qualité de son vivre-ensemble, qu’il n’était pas juste une partie, certes avec quelque chose d’unique, du monde. Chaque citoyen français ne doit-il pas s’appuyer sur cet amour de la France pour s’engager politiquement à ce qu’il soit, à l’intérieur et sous le regard du monde, à la hauteur de son image rêvée ? Ce qu’ils aiment n’est en vérité pas encore la réalité.

Dominique de Villepin le dit plus que jamais : »Je veux renverser la situation. Je veux que les Français s’enracinent à nouveau dans le monde moderne et que la solidarité, moteur de notre efficacité collective, soit au cœur de la prochaine présidence. » Il parlait de 2012, mais c’est toujours valable pour 2017 ! Notre pays doit cesser d’être un vieux pays en déclin et en dépression !

Plus j’avance dans la lecture des œuvres de Dominique de Villepin – et il en reste encore beaucoup à lire – plus je vérifie qu’il est le seul homme politique actuel capable d’être à la hauteur des enjeux de la mondialisation et de l’urgente re-fondation citoyenne de la politique !

Alice Granger Guitard



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