vendredi 21 avril 2017 par penvins
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La langue comme lieu de mémoire, s’identifiant à la mémoire elle-même, tout à l’opposé de l’immédiat. La langue comme reliant à la source. Et comment ne pas évoquer l’enfance où se forme le lexique car c’est après l’enfance que le monde bascule vers un autre réel où le nom et la chose se séparent. Lionel Edouard Martin repasse par cette enfance des mots, où s’apprennent aussi d’autres langues où s’écoute la parole humide de bredouillis de ceux dont la dentition est incomplète et celle des aïeules laissée la nuit avec leur dentier dans un verre d’eau. Miracle d’entendre ainsi parler la mâchoire des vieux. Le mot et la chose dans la langue enfantine du poète ne font qu’un. Ainsi évoque-t-il l’enfance et ces mots retrouvés. Le poète se promène parmi les mots d’autrefois, mots plus ou moins disparus quand la chose est devenue plus rare, mots où se cache une réalité qui n’est plus. Vendangette, paratonnerre, souillarde, spoutnik font référence au passé, un passé enfoui dans la langue, un passé sans doute très personnel et que pourtant la musique des mots nous donne en partage. Construit sans architecture préalable, comme aime à le rappeler l’auteur, l’ouvrage qui se divise en deux parties se présente comme une suite de réflexions autour des mots retrouvés, exploration à la source de la langue en même temps que nostalgie. On aura repéré l’insistance à mâcher le suc que ce soit celui du pissenlit : le lait du pissenlit coulait sa courte larme, mais de sein maternel, plus, celui du sycomore : l’espèce de lait trait par les souffles : l’érable sycomore, autant mère que mort et davantage ou celui de l’arbre aux cœurs-de-pigeon : Tu t’allaitais, fin juin, sur les branches de pourpre lait d’oiseau. Seins mordus, le rubis de tes lèvres te livrerait-il aux fureurs du taureau ? Pourtant en filigrane on peut déjà y lire les tourments de l’adolescence et la résistance du poète à l’appel de la chair : Tu ne regardais jamais ton bas-ventre écrit Lionel Edouard Martin en écho à l’épreuve qu’il s’impose brûlant sans cri [s]es muqueuse d’une cuillère de purée mangée trop chaude pour que les castrats gard[ent] pure leur voix d’enfant.
Il ne s’agit ici que d’entendre, lointaine, la langue du poète, sa langue à lui particulière, bien sûr, mais dont les traces entrent en résonance avec notre propre expérience. Et ces mots-là, ceux de Lionel Edouard Martin, évoquent une enfance que nous avons perdue, une enfance enfouie à l’intérieur même de la langue, de ce lexique que nous avons construit à partir de notre approche du monde, sans doute le lisons-nous différemment et avons-nous du mal à déchiffrer celui du poète mais il y a là une invite à réponse chorale, une manière d’engager le dialogue hors toute trivialité : c’est qu’il s’agit moins de comprendre ce que veulent dire les mots […] que d’entendre ce qu’ils nous disent.
La deuxième partie du texte tente de définir le travail du poète, son travail de longue mastication dans l’attente que le mot se découvre dans les failles que la littérature lui offre, elle qui se refuse à construire suivant architecture prédéfinie et qui préfère au béton bien dosé la pierre qu’on ajuste, suivant sa forme aux autres pierres. Réflexions sur l’art d’écrire, en ne se fiant qu’aux mots, d’un poète qui – celui-ci insiste – n’en est pas moins homme, homme qui se limite volontairement à son jardin, qui entre ses quatre murs reste solitaire, mais tendant l’oreille, ouvrant l’œil, modelant la boue pour écrire ce qui vient : cela donne ce que cela donne. Bonheur de lire le poète qui sans fausse honte parle de sa langue telle que tant d’autres considèrent qu’elle doit être et la décrit comme une langue châtiée, lisse, inodore et plane et vouloir lui rendre la vie hors du consensus mou du « bon usage ». Il s’agit ici encore une fois de mastication, de provoquer l’enchantement d’une parole longue en bouche.
Obsession de l’auteur, conviction profonde, la poésie c’est dans la bouche, cela fait trembler la glotte. Je ne sais pas si j’adhère à tous les présupposés de Lionel Edouard Martin, mais cette poésie-là - profondément incarnée, enracinée dans la terre et dans la littérature mérite que l’on s’y attarde : Alors, non plus le dévorer le livre, objet d’une faim si impérieuse que les pages se succèdent […] mais – parfois – ramener le temps vers sa source ; tantôt rebrousser chemin, tantôt faire route, de l’œil, avec circonspection parmi les mots. Rien ne devant forcer la marche […].
Un recueil d’évocations et d’idées d’une grande cohérence et qui, comme il le revendique, redonne aux mots leurs saveurs.
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