Folio
mardi 16 mai 2017 par Alice GrangerPour imprimer
Jean-Marie Rouart évoquant, dans son livre "Le psychodrame français", à maintes reprises, le parti de la Princesse de Clèves à propos de Dominique de Villepin, dans le cadre de la présidence Sarkozy, j’ai eu la grande curiosité d’aller relire ce roman de Madame de Lafayette. Roman qui se passe à la Cour. Au cours même du quinquennat Sarkozy, Dominique de Villepin publie son livre « De l’esprit de cour »… ! A croire que celui qu’on voulut capturer dans l’esprit de cour qui régnait, en faisant de lui un personnage fonctionnel par rapport à la logique de cour en le figeant dans la très belle image de l’homme politique le plus brillant et le mieux fait de cet entre soi où il serait occupé à entretenir cette image dans tous les miroirs possibles afin de continuer à être si aimé à la fois par les hommes et par les femmes mais en même temps bien sûr craint par sa supériorité, désira prendre une grande distance, se montrant libre par rapport à ce piège si narcissique… L’estime de soi n’a rien à voir avec l’amour de soi…
Le roman de Madame de Lafayette se passe à la Cour du roi Henri II, toute en magnificence et en galanteries, qui garde encore du temps de François Ier le goût des lettres, de la poésie, des plaisirs. Dans cette Cour, chaque personnage a un statut, un état, une réputation, une image, une installation hiérarchique bien établis. En se regardant dans le miroir, chacun d’eux doit voir une belle image, et s’aime parce qu’il vérifie qu’il est aimé, parce qu’il le mérite en se soumettant à l’impératif de devoir faire la cour dans les palais de ceux qui font la répartition du pouvoir. Dans cette Cour, il n’y a que de belles personnes et des hommes « admirablement bien faits ». Leur pouvoir respectif est lié à l’image d’eux qu’ils entretiennent par un jeu très précis du paraître, où il s’agit d’aller chez le Roi, chez la Reine, ainsi de suite, pour faire valoir par l’assiduité de la présence la hiérarchie des images qui sont ainsi aimées, avec la retombée du pouvoir à la clef. Il faut se faire voir par exemple de la Reine, et se faire voir en bonne relation avec cette Reine, pour être vu avec une image qui s’impose dans toutes ses qualités, ces galanteries, comme on disait à l’époque, indispensables chaque jour. Cela souligne paradoxalement la fragilité de ces images des personnages si distingués et privilégiés de la Cour. Nous sentons qu’un simple grain de sable, quelque chose d’anodin ayant déplu par exemple au Roi, ou bien à un Prince de grand relief, et celui qui n’a pas été assez vigilant peut dégringoler non seulement au niveau de sa réputation, de son état privilégié, mais aussi au niveau du pouvoir que lui donne le Roi dans les affaires du pays. Nous imaginons ce souci permanent de maintenir cette image de soi, cet état installé privilégié des princes, des grands seigneurs, des princesses, etc.
La plus grande crainte, c’est qu’on ne soit plus aimé ! Tapi derrière tout cela, il y a le pouvoir de faire chuter !
L’équilibre est toujours à assurer, par le jeu du paraître, par les galanteries, et bien sûr par les amours. Dans cette Cour, les femmes, qui sont évidemment toutes dignes d’être aimées et d’aimer parce qu’elles aussi ont un état privilégié, sont d’une famille prestigieuse et se marient avec un homme dont l’état est du même niveau. Entre le mari qui les installe en reprenant le flambeau des mains du père, et les amants qui les font rêver d’autant plus qu’ils sont proches d’incarner le prince charmant, les voici lovées dans une sorte d’écrin dont on se demande si ce n’est pas la base de la logique de cour. Ainsi, le Roi Henri II, à la fois très attaché à la Reine et à sa maîtresse dans une liaison qui dure depuis vingt ans, met-il en lumière une construction qui ne met jamais en doute que les femmes se suffisent à jamais d’être installées et vues et aimées dans ce double rôle ! Ce Roi donne le la par ces deux femmes qui s’accommodent très bien de leur rôle respectif auprès du même homme. Et la Reine elle-même rêve du prince charmant, par exemple l’amant à la hauteur de son rang que pourrait être le Duc de Nemours. Avec cette femme, la Princesse de Clèves, le sevrage inattendu s’enclenche par rapport à ces deux rôles, l’épouse et la maîtresse…
Donc, les femmes, dont l’image est pour chacune d’elle prestigieuse, par leur père, leur mère, leur apparence physique, leurs qualités si importantes dans les jeux du paraître et de la mondanité par exemple leur culture et l’art de la parole, ont un rôle important autant pour le mariage où le mari peut afficher qu’il leur ouvre une maison et un statut digne de leur rang (sous-entendu, il les installe à hauteur de l’installation de la jeune fille dans la maison prestigieuse du père), que pour des liaisons à travers lesquelles hommes et femmes peuvent vérifier que leur image reste séduisante. L’image, le statut de chacun dans l’entre soi de cette Cour fermée sur elle-même, entre gens privilégiés qui se partagent le pouvoir réparti par le Roi essentiellement, pour se maintenir, exige sur trois fronts de travailler à être aimé : d’abord paraître à la Cour, chez le Roi, chez la Reine, chez la Dauphine, chez le Dauphin, puis dans les maisons des Princes, Ducs, etc. ; ensuite par les mariages où les hommes, par leur état et leur prestige, se montrent à la hauteur de l’installation de la future épouse dans la maison de son père, donc une confrontation de prestige entre la maison du père et la maison du mari, ces mariages visant plus l’installation des femmes que l’amour entre époux ; puis les liaisons, où en quelque sorte hommes et femmes vont vérifier auprès du sexe opposé et forcément dans un prestige du même niveau si leur image reste aussi belle, aussi séduisante.
Le Roi lui-même veut toujours être assuré de l’amour de sa maîtresse la duchesse de Valentinois, même s’il dure depuis vingt ans. Et en même temps, il aime aller tous les jours chez la Reine, car elle reçoit « ce qu’il y avait de plus beau et de mieux fait »… Le duc de Nemours n’est pas indifférent à Marie Stuart ou à la Reine. Les spectacles, les chasses à courre, l’art, la poésie, etc. tout cela fournit des occasions de venir faire allégeance au Roi, à la Reine, et aux personnages de la Cour de se mesurer les uns les autres en se rencontrant dans cette immense représentation !
Dans cette Cour, le vidame de Chartres, oncle de la princesse de Clèves née Melle de Chartres, descend d’une ancienne maison de Vendôme, qui s’est distinguée par la guerre et la galanterie. Il est, bien sûr, beau, hardi, libéral. On devine que dans cet entre soi, il peut susciter l’amour, et être lui-même amoureux, tout cela étant lié à sa belle image. Personnage important dans l’intrigue construite par Madame de Lafayette, notamment à propos d’une lettre d’amour tombée de sa poche, que lui a écrite une maîtresse, mais que la Princesse de Clèves croira être écrite au duc de Nemours, dont elle est secrètement folle amoureuse, d’où la jalousie car elle ne serait pas l’unique femme aimée de l’homme le plus brillant et le mieux fait de toute la Cour !
Le vidame de Chartres est le seul à pouvoir être comparé au duc de Nemours ! Dans cette Cour, le duc de Nemours a une place à part en ce qu’il surpasse tout le monde par sa beauté, par son esprit, par son visage, par son action, par sa culture, par sa valeur incomparable. Il est, bien sûr, libre ! Il représente celui qui fait rêver parce que son image et son état visualise l’idéal. Il se montre comme ayant tout pour lui. Il est absolument fonctionnel par rapport à l’esprit de Cour ! Il est aimé par tout le monde, hommes et femmes. Les hommes voudraient être comme lui, il incarne leur image idéale, ils voudraient l’imiter mais n’arrivent jamais tout à fait à sa hauteur. Les femmes, mariées ou non, en rêvent comme du prince charmant ou d’un mari qui serait aussi un amant, d’autant plus que la liste de ses maîtresses est ouverte et qu’il est encore célibataire. Quelqu’un qui se voit comme lui si beau, de tous points de vue, dans chaque regard, dans chaque miroir humain de la Cour, qui est tellement aimé, et qui aime encore plus être aimé, on l’imagine en même temps hypersensible au moindre grain de sable venant rayer une si belle image, et paradoxalement il doit le plus attentif à être parfait dans le jeu de la représentation. On le voit donc, dans le roman, pouvant prétendre au mariage le plus prestigieux ou à la liaison la plus valorisante… C’est le plus galant homme de la Cour, la liste de ses liaisons reste ouverte… L’homme le plus aimé de la Cour n’en finit pas de vérifier auprès des femmes qui le méritent par leur rang qu’il est toujours le plus beau, celui qui brille le plus, un corps bien fait dans une tête bien faite. « Il n’y avait aucune dame dans la Cour dont la gloire n’eût été flattée de le voir attaché à elle… Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie qu’il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire : ainsi il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner celle qu’il aimait véritablement ». Mais on imagine que tant de succès quasiment assuré insinue quelque ennui chez ce prince charmant fonctionnel à la Cour…
Voici qu’un beau jour il « parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes… » Elle est de la même famille que le vidame de Chartres, et « une des plus grandes héritières de France ». Jusque-là, on ne la connaissait pas à la Cour car sa mère, Mme de Chartres, veuve d’un mari mort jeune, s’était retirée plusieurs années, se vouant à l’éducation de sa fille, cultivant son esprit et sa beauté. A l’inverse des autres mères, qui n’en parlent jamais, Mme de Chartres a beaucoup parlé de galanteries à sa fille, mais pour lui donner de la vertu, c’est-à-dire pour qu’elle ne tombe pas dans le piège de l’amour, si dangereux pour une femme car alors elle perd son éclat et son élévation sans rien gagner d’autre puisque les hommes sont infidèles. Cette mère prépare sa fille à la seule chose qui, dans cet esprit de Cour, est importante pour une femme, se marier, aimer son mari et en être aimée. C’est-à-dire, en somme, qu’un mari au rang adéquate dont le prestige est à la hauteur de celui du père reprenne le flambeau pour son installation, pour sa place privilégiée dans cet entre soi des privilégiés. L’épouse a alors de l’estime et de la reconnaissance pour son époux. Voilà l’installation d’une femme, le socle immobile qui serait éternel… Evidemment, il est difficile à cette mère de trouver pour la riche héritière qu’est sa fille, donc pourvue (comme en résonance avec le statut du duc de Nemours dont l’image idéale se détache avec tant d’évidence à la Cour) d’une image idéale évidente, un mari digne de sa fille. Une héritière qui mettra en valeur le mari, confirmera le prestige de sa maison, de son statut : si bien que le futur mari ne pourra que s’énamourer d’elle. En se voyant lui-même si beau dans ce miroir qui l’embellit il ne pourra que se précipiter dedans tel Narcisse ! M. de Clèves ne peut qu’être subjugué par sa beauté ! Mais d’abord il ne sait pas qui elle est. Bien sûr, cette inconnue est bientôt reçue de toutes les reines, et elle reçoit les louanges unanimes avec une « modestie si noble » ! « Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations… elle était aimée et admirée de toute la Cour, exceptée de Mme de Valentinois » c’est-à-dire la maîtresse du Roi. M. de Clèves veut l’épouser, Mme de Chartres s’applique plus que jamais à enseigner la vertu à sa fille ! « L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les dames avaient tant de part que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour ; Personne n’était tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir ou à nuire ; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. » Mme de Chartres évoque l’envie qui jette les femmes les unes contre les autres, la jalousie entre elles pour la faveur d’un amant, les intérêts de grandeur et d’élévation.
D’abord, des complications se mettent en travers du mariage de M. de Clèves avec Melle de Chartres. Le souci de M. de Clèves est d’être sûr d’être agréable à cette jeune fille si aimée de toute la Cour. Déjà la crainte qu’elle s’ennuie avec un mari pour lequel elle n’aurait pas d’amour, et qui la pousserait vers quelque prince charmant pour une aventure, déjà la crainte de voir son image être dégradée ? Sans doute parce que ce possible mari se présente avec grandeur et bonnes qualités à Mme de Chartres et à sa fille, le mariage est décidé. Ce qui, d’emblée, rassure l’idéal de vertu de la nouvelle épouse, c’est que ce mari n’ira pas voir ailleurs, par ennui et besoin de vérifier que son image séduit toujours donc qu’elle n’est pas dégradée, donc ne mettra ainsi pas en danger sa propre image parfaite à ses yeux. Il n’ira pas voir ailleurs car elle-même n’ayant pas d’amour mais que de la reconnaissance et de l’estime pour lui, il sera toujours en train d’espérer qu’elle l’aime donc il sera en quelque sorte assigné à résidence par cette passion non réciproque…
La Princesse de Clèves a épousé un homme qui est aussi sûr qu’un père… Son installation est à toute épreuve. Mais ce mari serait content de « quelque chose au-delà »… Aux yeux de la mère, ce mariage protège sa vertu, puisque la voici installée « dans un temps où personne n’osait plus penser à elle. » M. de Clèves lui donne de plus grands privilèges à la Cour. Voilà. Mais c’est une femme si sage, bien qu’exposée, qu’elle y paraît « une personne où l’on ne pouvait atteindre ». La Princesse de Clèves semble, à cette Cour, ne pas craindre de n’être plus aimée. Elle aussi a tout pour elle. Et la passion folle et douloureuse que son mari a pour elle est en quelque sorte la gardienne de son image prestigieuse, son écrin. Par ailleurs, dans tant de solide installation, reconnue de partout, et ne manquant pas de paraître là où il faut, l’ennui, l’impression du disque rayé, du toujours pareil, que les intrigues transparentes ne l’amusent pas… ? Bref, à cette Cour dans laquelle il lui est si facile d’y avoir sa place, son mariage ayant encore ajouté des privilèges à ceux nombreux qu’elle avait déjà en étant une des plus riches héritières, ne sentirait-elle pas obscurément en elle le désir d’autre chose ?
Et ce désir d’autre chose pourrait-il prendre le visage du prince charmant par excellence qu’est le Duc de Nemours à la Cour ? C’est le suspense du roman ? Un roman à l’eau de rose ?
Le Duc de Nemours a raté les débuts de la Princesse de Clèves à la Cour, car il était pour affaires à Bruxelles. L’ambitieux personnage a toutes ses chances, juste par son exceptionnelle réputation, d’être porté au trône d’Angleterre. C’est dire son prestige, son image, et comment il peut légitimement s’aimer lui-même ! Ne l’ayant encore jamais vu, la Princesse de Clèves a entendu tout le monde « parler de ce prince comme de ce qu’il y avait de mieux fait et de plus agréable à la Cour. »
Lorsqu’ils se rencontrent, à une fête de fiançailles, M. de Nemours est si surpris de sa beauté qu’il ne peut s’empêcher de « donner des marques de son admiration », et Mme de Clèves paraît « un peu embarrassée ». « … de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves. » Evidemment, partout où elle le rencontre, elle le voit surpasser de loin tous les autres, se rendre maître de la conversation dans tous les lieux, par toute sa personne et par l’agrément de son esprit, en très peu de temps il fait « grande impression dans son cœur ». Voilà le prince charmant… Et, à la Cour, leur histoire semble pliée… Les galanteries font partie du jeu…
Mais qu’est-ce qui est différent chez cette inconnue qui a déjà, en si peu de temps, une telle place à la Cour, comme si son mari lui-même lui avait garanti cette place en vue, pour que M. de Nemours, qui a des maîtresses mais aucune ne semble avoir sa préférence, ait une passion pour Mme de Clèves « d’abord si violente qu’elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu’il avait aimées et avec qui il avait conservé des commerces… » ? En tout cas, lui sans doute si sûr de plaire et de ne pas essuyer de refus étant donné son image si exceptionnelle s’arrange pour que personne ne se doute qu’il est amoureux de Mme de Clèves, pas même elle. Mme de Clèves longtemps ne veut pas s’avouer à elle-même qu’elle est amoureuse de M. de Nemours. M. de Nemours cherche longtemps des indices montrant que Mme de Clèves est amoureuse de lui. De son côté, M. de Clèves commence à avoir des doutes, et à être malheureux, tandis que Mme de Clèves lui assure qu’elle ne le trompe pas. Bref, on se demande quand cette histoire va aboutir, quand les deux amoureux vont se précipiter l’un vers l’autre. Cette issue semble inévitable, par-delà cette vertu à laquelle la Princesse de Clèves s’est jurée d’être fidèle. Tant que sa mère est en vie, la fille se sent protégée du danger de céder à l’amour. Cette mère, lorsque sa fille lui avoue enfin qu’elle est amoureuse du Duc de Nemours (elle se l’était enfin avoué à elle-même, à la suite de l’irruption en elle du sentiment violent de jalousie), lui rappelle que ce n’est pas du tout de son intérêt de femme d’y céder, car une fois la passion épuisée, un amant ira vers une autre aventure. Dans cette logique de Cour, où il s’agit, par exemple dans la galanterie, de toujours s’assurer de l’image et du statut que l’on a, il est logique qu’un prince charmant du niveau de M. de Nemours que hommes et femmes aiment de manière unanime cherche à prouver que les femmes le désirent toujours aussi fort et toujours une nouvelle maîtresse en sera la garantie. Mme de Chartres enseigne en quelque sorte à sa fille Mme de Clèves que, à la Cour, encore plus lorsqu’on a un statut et une image qui sort du lot, un homme est forcé de trouver en permanence à s’énamourer de l’amour qu’on a pour lui, que chaque nouvelle femme a pour lui, il s’aime lui-même en chaque nouvel amour d’une femme pour lui, tout ceci visant à pérenniser son installation, sa place, sa position, son pouvoir. Etre aimé, renouveler les situations où il est aimé, donner l’impression parce qu’il ne s’arrête à aucune que toutes les autres ont leur chance, tandis que lui travaille à ne pas laisser son prestige s’user… Donc, Mme de Clèves est très avertie que l’énamourement que le Duc de Nemours a pour elle est quelque chose de narcissique, que si elle y cède, il poursuivra sa route lorsqu’à nouveau il aura besoin de vérifier son prestige, l’effet qu’il fait, son pouvoir…
Lorsque Mme de Chartres meurt, sa fille peut sembler avoir perdu sa protection. On s’attend à ce qu’elle succombe, si on est romantique… L’intrigue est bien menée. La jalousie jaillit, la fameuse lettre perdue par M. de Chartres sème le poison. M. de Clèves croit de plus en plus que sa femme est la maîtresse de M. de Nemours. Mme de Clèves accepte l’idée d’être amoureuse, mais, toujours, résiste. En fin de compte, M. de Clèves tombe dans une maladie incurable par le poison de la jalousie, et même la preuve que Mme de Clèves lui apporte qu’elle ne l’a pas trompé ne le sauve pas. Il meurt. Mme de Clèves est libre. Enfin, cédera-t-elle à M. de Nemours, l’homme idéal réunissant en lui le mari et l’amant ?
On se dit, plus rien n’empêche que M. de Nemours épouse celle qu’il aime, puisque son rang peut encore plus apporter de dorure à celui dont elle jouit déjà. L’amour réciproque étant là aussi, ils feraient à la Cour un couple idéal ! Mme de Clèves ne devrait rien désirer d’autre ! Mais elle dit non en prétextant son sentiment de culpabilité, M. de Nemours et l’amour suscité ayant provoqué la mort du mari. M. de Nemours, la douleur en lui, s’éloigne de la Cour. Mme de Clèves a quitté la Cour aussi, et s’est retirée dans un couvent.
Dans cette fin de la belle histoire, les deux protagonistes ont quitté… la Cour ! La Princesse de Clèves est une femme qui a en quelque sorte fait d’une pierre deux coups, faisant voler en éclats le désir d’installation d’une femme comme unique perspective et piège narcissique ! D’un côté, par la jalousie suscitée par l’amour, resté platonique, entre sa femme et M. de Nemours, le mari disparaît comme l’homme qui assure son installation à la suite et à la hauteur du père, et c’est une femme sevrée de ce désir de paraître, d’être parfaitement placée dans un huis clos élitiste par le prestige d’un homme, qui s’impose à la fin. Elle n’est plus une mineure mise en pleine lumière de la Cour par un mari dont le statut est prestigieux dans cet entre soi privilégié. Tout cela tombe. D’un autre côté, le rêve du prince charmant, de l’amant qui promet tout ce qui manquait dans l’ennui installé conjugal, tombe aussi, miné à la fois par la culpabilité mais aussi par l’assurance qu’une fois la passion vécue cet amant, même devenu mari, sera infidèle. Cette femme qui devient libre, sans que rien d’autre ne vienne comme solution à la perte, se retire plus que de la vie, elle se retire de cette vie-là de Cour. Peu importe ce que devient le Duc de Nemours, s’il se marie finalement. Ce qui importe, c’est cette sorte de sevrage narcissique et de deuil par lesquels une femme réussit à couper le cordon ombilical qui la reliait à sa propre image à elle, celle qui la précipitait dans le destin d’épouse et d’amante sur la base d’une fille dont le statut de prestige du père a établi pour elle une installation. Cette installation reste au terme du roman comme un pauvre et austère couvent dans lequel elle meurt vite. On se demande si cette révolution intérieure d’une femme n’est pas ce qui fait imploser l’esprit de Cour…
Alice Granger Guitard
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