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De l’esprit de cour, Dominique de Villepin

Editions Perrin, 2010

mardi 30 mai 2017 par Alice Granger

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Dans ce livre, brillant comme chacun des livres qu’il écrit, Dominique de Villepin se demande quel est le lien entre ce mystère français, la perte de l’estime de soi, alors que notre pays est riche et prospère, et le poids si déterminant des logiques d’intérêt par rapport à l’éthique de conviction dont il souligne qu’elle est indispensable à l’engagement politique. Pourquoi avons-nous été et sommes-nous toujours incapables de transformer l’esprit de 1789 en actes ? A ces questions, il répond par la mise en lumière d’une spécificité française, l’esprit de cour, qu’il a vérifié de l’intérieur lorsqu’il était au service de l’Etat. Depuis la cour de l’Ancien Régime et la cour de Versailles inventée par Louis XIV, cet esprit de cour perdure jusqu’à aujourd’hui, en se transformant au cours des siècles, notamment avec l’essor du pouvoir de l’argent au XIXe siècle et celui de la technocratie depuis Giscard.

Dominique de Villepin souligne en même temps combien les Français sont attachés à un pouvoir fort, central. La cour est liée à ce pouvoir fort, à cet esprit d’absolu. Elle est ce symbole des errances de l’Ancien Régime et d’une élite arrogante, soumise au roi et coupée du peuple, dont le seul horizon est son intérêt personnel. Dominique de Villepin commence son investigation directement au nœud du problème : alors que le pouvoir politique doit travailler à l’intérêt commun, sans lequel il n’y a pas d’intérêt particulier qui réponde réellement à la devise de la France « Liberté, Egalité, Fraternité », voici que, bizarrement, nous avons abouti à un résultat inverse, l’essor des intérêts personnels pour une minorité constituée en cour et pour le peuple pour seule alternative celle de courir après des miettes d’intérêts personnels. Un peuple finalement si peu éduqué, si peu élevé dans le sens de cet intérêt commun, comme s’il ne fallait pas qu’il soit éveillé pour que perdure l’esprit de cour… Dès le début, en lisant, nous soupçonnons que c’est le pouvoir fort et centralisé, conçu au départ dans l’intérêt commun, qui a eu cet effet pervers de tout refermer sur les intérêts personnels. En suivant Dominique de Villepin dans son long voyage à travers les siècles, nous allons entendre la logique à l’œuvre.

Il faut donc d’abord se demander comment s’est construit ce pouvoir, que les Français désirent fort, dans un esprit d’absolu. Sur la peur, bien sûr ! Comme les enfants désirent être protégés de toutes les violences de la vie par un personnage tout-puissant, et se reposer, s’installer dans cette protection, ne pas avoir à s’en soucier, la jouissance est un dû… A l’échelle d’un pays, c’est la peur des invasions, et la peur des guerres civiles. Temps des frontières, temps de l’organisation de la paix entre les frères à l’intérieur du territoire par une violence légitime assurée par une figure forte, un père fort. On dirait que, d’emblée, c’est l’intérêt général qui prime ! Il y a un territoire, il est vécu comme vital et comme une exception sur la planète, et des intérêts personnels le menacent, soit de l’extérieur soit de l’intérieur, il est donc frappé d’instabilité, il y a une conscience commune violente de cette fragilité. L’intérêt commun, faire l’unité face au danger radical, exige de la hauteur par rapport aux ambitions particulières et sauvages, et une centralisation. D’où la figure centrale et puissante du roi, au-dessus des violences, et sauvegardant l’intégrité d’un territoire qui est exceptionnellement envié, qui est donc fragile, frappé par la menace d’instabilité ! Qui dit peur des invasions, dit aussi que le dedans où l’on est installé est exceptionnel, unique en son genre, très riche, qu’on est assuré de n’y manquer de rien, comme l’enfant chez papa maman assurant un dedans si paradisiaque ! Mais ce territoire d’exception est en quelque sorte exposé aux regards d’autres peuples moins chanceux, il suscite leur convoitise, ces autres il s’agit d’empêcher qu’ils deviennent des intrus violents menaçant d’épuiser nos ressources. Surtout que nous avons déjà souvent été envahis. Les Français d’alors et de toujours se sentent regardés de partout autour, enviés pour leur chance unique, ils ont la conscience vive d’être en quelque sorte au centre du monde, et tous ces autres moins chanceux qui tout en figeant dans le miroir une image idéale de notre pays voudraient bien en jouir aussi. Le pouvoir central d’un roi puissant a la capacité de garder les frontières en organisant une armée, lui seul est garant de la souveraineté du pays. D’autre part, l’intérêt commun exige aussi qu’à l’intérieur, ceux qui rivalisent pour le pouvoir et même ambitionnent de prendre le pouvoir suprême soient maîtrisés. Une fois que ce lieu privilégié est bien dessiné et défendu, refermé sur lui-même tandis que d’en haut le personnage au pouvoir absolu reste dans une vigilance batailleuse, ne dirait-on pas que l’intérêt commun est oublié, comme si tout allait de soi et qu’on n’avait plus qu’à jouir d’un dû ? Alors, prend essor l’esprit du chacun pour soi, on s’accroche à ses acquis, on veut avoir la meilleure place. On s’endort sur des conforts. Le pouvoir fort convient aux assis…

La peur a l’effet pervers de stigmatiser l’ennemi envahisseur, mais aussi fixe un dedans paradisiaque auto-suffisant et dû dont l’image dominante est supposée fasciner les autres ! Se produit une sorte de surestimation fanfaronne du territoire que le pouvoir fort nous assure, referme sur nous ! Le désir du pouvoir fort et centralisé n’est-il pas à la hauteur de notre surestimation et de la fascination supposée sur les autres étrangers qui sont en puissance des envahisseurs, que nous ne pouvons accueillir que selon des règles, que si cela ne dérange pas, que si nos intérêts personnels y gagnent ? Nous nous croyons supérieurs, et en même temps l’envie que nous suscitons nous rend hypersensibles à l’instabilité de notre statut. Nous jouissons d’une vraie matrice dans laquelle rien ne manque, mais d’autres à nos frontières veulent que nous partagions avec eux, cela flatte notre sentiment de supériorité, en même temps nous ne voulons pas être dérangés. Donc, nous avons une conscience hypersensible des autres pour cela ! Mais ces autres, nous ne les imaginons que jalousant et convoitant notre dedans unique au monde… Seul le pouvoir absolu peut nous protéger, peut gérer la venue des autres, peut filtrer, sélectionner, nous sommes ambigus vis à vis de ces autres, nous voulons à la fois qu’ils aspirent à venir chez nous car cela valorise notre pays et qu’ils ne nous dérangent pas, ne nous dépouillent pas, ne nous dépaysent pas ! Et à l’intérieur de ce territoire unique au monde, certains, les plus forts, veulent aussi le morceler en territoires uniques à la mesure de leurs intérêts personnels ! Ces plus forts, par exemple la noblesse d’épée, ont conscience de leur pouvoir parce que ce sont eux qui font partie de l’armée du roi qui défend le pays, et parce que ce sont les nobles qui paient l’impôt pour financer la guerre. Dans le pays de cocagne bien défendu par le pouvoir fort avec l’aide de ces petits pouvoirs intérieurs se développe le désir de monopoliser pour soi, désir qui descend de l’intérêt commun à l’intérêt personnel ! C’est encore une conception très infantile du pays de vie, une sorte d’enfance de l’organisation sociale, qui s’appuie sur le fait d’une autosuffisance des ressources défendue par un pouvoir absolu, une sorte d’exception de la terre française, douce à vivre, symbolisant un rien ne manque à nos yeux et à ceux du monde entier pendant longtemps, avant que ces ressources ne viennent à manquer par le grand dérangement provoqué par la globalisation, par la mondialisation, par la désindustrialisation, par la décolonisation, par la transformation des rapports de force mondiaux, etc. Sans doute autrefois l’impératif de la fermeture avait-il un sens, puisque cette terre de France au climat d’exception suffisait à nourrir ses habitants, et la métaphore matricielle était-elle pertinente. Sans doute était-elle un progrès en regard de la violence des humains entre eux. La peur, cependant, même maîtrisée, organisée, ne fige-t-elle pas toujours l’être humain dans sa faiblesse, dans une perte d’estime de soi quant à la capacité de se défendre, ne le rabat-elle pas dans un statut de dépendance par rapport à quelqu’un de plus fort, vu même comme tout puissant, dont on attend tout, et alors on est toujours le faible de quelqu’un de plus fort et le plus fort de quelqu’un de plus faible. La peur stigmatise le faible dans un repli d’essence fœtale qui surestime et fantasme une toute-puissance supérieure qui va tisser autour de soi pour le rétablissement de la tranquillité une circonvention conservatrice. La peur est aussi une primitive prise de conscience des autres, mais dans une logique d’humiliation et de fixation en victime aussi longtemps que l’intérêt commun n’est pas compris. Cette violence légitime dans l’intérêt commun de faire cesser la guerre fratricide et même potentiellement parricide obéit à cette logique de l’humiliation inhérente au fait d’avoir besoin de quelqu’un de plus fort que soi, par rapport auquel va couver le désir de prouver qu’on est devenu aussi fort que lui. Comprendre l’intérêt général exige de réussir l’épreuve de castration originaire, requiert de ne pas en rester à l’affectif, à des confrontations narcissiques. Mais il y a-t-il une alternative, en ce temps-là des frontières ? N’est-ce pas l’effet pervers d’une figure plus forte que les autres que de maintenir ces autres plus faibles dans une organisation infantile, où l’intérêt général étant assumé, les plus faibles sont assignés à résidence dans des rivalités de personnes et d’ambitions ? Conscience des autres, mais qui sont des ennemis si on ne maîtrise pas leurs convoitises, si on n’établit pas des règles pour leur venue chez nous, si on ne trace pas des frontières. Et forclusion du véritable ennemi, celui qui est en soi, celui qui veut que rien ne change, celui qui veut garder les mêmes choses à portée de mains ainsi que leur renouvellement. Cette peur, avant même de s’agripper à une figure forte, à un pouvoir absolu, désire un pouvoir qui offre un dedans auto-suffisant comme un dû, puis qui protège des autres qui dépaysent violemment, qui menacent de nous mettre hors de notre matrice que nous croyons éternelle. La peur fait se cramponner à une matrice fantasmée, une sorte de mère supposée éternelle et éternellement habitable voire parasitable, dont il faut encore tapisser l’intérieur avec un placenta nourrissant d’origine paternelle et repéré comme pouvoir, comme un personnage puissant, inépuisable de faveurs, de ressources, de protection. Liée à ce désir si français d’un pouvoir fort, n’y a-t-il pas la spécificité de la terre de France, dont la qualité et la douceur équilibrée ainsi que la richesse font que cela semble aller de soi qu’elle est pour ses habitants une vraie matrice éternellement habitable ? D’où une difficulté spéciale à en naître ?

En suivant le fil d’Ariane de cette cour toujours liée au pouvoir fort, Dominique de Villepin accomplit un voyage initiatique dans le passé, en s’appuyant toujours sur son expérience au service de l’Etat. Il se pose la question du rejet majoritaire des élites, en partant du fait que ce rejet avait commencé sous Louis XIV ! Le roi-soleil les avait domestiquées et asservies à la cour de Versailles. Un rejet qui met en exergue que ces élites ne jouent pas leur rôle. Et donc, quel est ce rôle ? Et puis, comment se renouvellent-elles, à l’intérieur d’une caste, ou bien à partir du peuple français réellement éduqué ? L’aristocratie de l’excellence s’élève-t-elle sur la base d’une égalité des chances, par laquelle devenir une élite n’est barré à aucun Français ? D’abord, ne faut-il pas souligner que le rejet de l’élite noble opéré par Louis XIV tout en semblant leur donner des privilèges entérine paradoxalement, même si le roi l’a fait au nom de l’intérêt commun de l’époque, une logique de l’humiliation qui ne pourra jamais se défaire du désir de revanche, entretenant de manière perverse la cour elle-même au fil des siècles à travers ses transformations ? La logique de l’humiliation, véritable bombe à retardement, entraîne toujours que les vaincus redeviendront vainqueurs un jour ou l’autre en exploitant une faiblesse des vainqueurs, de la bourgeoisie aux technocrates. En vérité, si c’est l’intérêt personnel qui prévaut une fois que le pouvoir absolu a en quelque sorte endossé dans la centralisation l’ensemble de l’intérêt commun, les vies centrées sur elles-mêmes des sujets du roi sont seulement préoccupées que rien ne leur manque ! Le roi soleil a comme retiré à chaque sujet la responsabilité de l’intérêt général ! Le vainqueur qu’est ce sujet du roi qui ne manque de rien, dans cette cour d’exception en particulier, s’avère le vaincu par excellence, celui qui n’arrive jamais à naître hors d’un entre soi dont il est terriblement dépendant. Versailles, c’est la France magnifiée, fantasmée, jusqu’à l’absurde, montrant l’envers de ce privilège d’avoir une terre si riche qu’on n’arrive pas à naître, montrant l’enfermement mortel. Ce qui a fait la puissance du roi-soleil est aussi ce qui provoquera son déclin, car ses sujets sentiront peu à peu naître en eux un désir d’ailleurs, une envie de déserter Versailles. Plus tard. Déjà à ce stade-là de Versailles, n’est-ce pas la logique d’usure du pouvoir absolu qui est intéressante ? On a en France ce pouvoir fort, mais de siècles en siècles ne serait-ce pas une logique d’usure de ce pouvoir central, voire paternel, qui est à l’œuvre, jusqu’au président Hollande qui semble avoir en direct complètement déshabité la fonction afin qu’une sorte de fils, pour la première fois, puisse redonner de la hauteur à ce pouvoir, comme renouant enfin avec l’intérêt commun sur la base d’un commun sevrage à l’égard de cette attente totale du pouvoir centralisé et à l’égard aussi d’un pays fantasmé comme auto-suffisant et centre du monde ?

Ce qui est très intéressant à saisir, dans ce livre, c’est l’évolution logique très précise. Les transformations de l’esprit de cour semble scander une lente maturation humaine, qui s’approche d’une sorte de sevrage par rapport au désir d’un pouvoir absolu protégeant un état installé, assis.

Ce que je trouve aussi dans ce livre de plus intelligent, de plus brillant, de plus apte aussi à nous redonner de l’espoir, c’est qu’en partant de l’Ancien Régime Dominique de Villepin arrive donc jusqu’à chacun de nous, désormais captifs de l’esprit de cour, à rechercher notre intérêt personnel avant l’intérêt commun, à privilégier l’individu roi au citoyen roi. Chacun de nous doit accomplir ce sursaut, s’interroger sur lui-même, ne pas voir seulement l’autre, l’élite, pris dans l’esprit de cour, ne pas se voir en victime si on est aussi dans la même logique ! Nous ne pouvons plus accuser l’autre d’être seul responsable de notre impasse si nous sommes des complices qui nous ignorons ! Si une même fixation infantile nous retient en arrière ! Si la logique de l’humiliation qui court depuis si longtemps, qui nous conduit encore à destituer l’élite, à la rabaisser radicalement, est en vérité celle que nous nous appliquons à nous-mêmes en nous cramponnant à nos petits acquis et à notre infantilisme qui nous empêche de naître citoyen ! Ce voyage qui nous montre que l’évolution de la cour et de l’esprit de cour sur plusieurs siècles aboutit à ce que chacun de ceux qui constituent le peuple français est finalement aussi enfermé, retenu dans une sorte d’ancien régime psychique, nous confronte comme jamais à l’épreuve de vérité ! Le sursaut, la révolution intérieure, le sevrage, c’est le prix pour que le citoyen advienne comme l’ultime garde-fou ! C’est ainsi que la politique peut vraiment faire cet indispensable détour par le peuple devenant responsable !

De la noblesse à la bourgeoisie censitaire puis à la technocratie, tandis qu’au XIXe siècle le règne de l’argent a pris son essor, la cour s’est métastasée partout dans la société comme une tumeur non visible attachée au conservatisme. Le trône du peuple souverain est en vérité vide, tandis qu’autour de lui la nouvelle cour se déploie, écrit Dominique de Villepin. L’Etat est désormais impuissant à résoudre les problèmes des Français, ce ne sont que des miettes qui sont à partager, il n’y a plus vraiment de pouvoir, et les élites, au lieu d’un vrai sursaut pour retrouver leur sens, s’en accommodent. Plutôt que le souci du vivre ensemble, prime le chacun pour soi. Comme si la question du citoyen avait implosé pour chaque Français dans le repli matriciel sur les intérêts personnels. La promotion de l’individu roi n’y est pas pour rien…

Voici donc cet intérêt personnel, ce centrage narcissique et égoïste de la vie, qui va, dans ce livre, se mettre à interpeller chacun de nous, nous forçant à aussi analyser notre propre rapport à lui. A l’instar de ces politiques dont les intérêts personnels apparaissent si contraires à la construction d’un vivre ensemble apaisé, égalitaire, de qualité, humaniste, centrons-nous notre vie sur nos intérêts personnels sans jamais nous sentir vraiment responsables de l’œuvre commune, comme si celle-ci nous était due ? Qui répond de la construction du vivre ensemble, dans une démocratie, en fin de compte ? Les citoyens ! Pouvons-nous en rester à la dénonciation de la paille dans les yeux des élites que nous rejetons, et ne pas voir la poutre que nous avons dans nos yeux lorsque, souvent à notre insu, nous envisageons la vie politique comme encore dominée par le paradigme de papa maman nous arrangeant le monde afin que nous, au centre et à chacun sa place relié au tissu placentaire nous ne manquions de rien, comme si nous avions une cour imaginaire autour de nous ? Cet appel à notre sursaut qu’est ce livre si fort de Dominique de Villepin implique que nous ne pouvons plus seulement accuser les élites de ne pas tenir leurs promesses, sinon nous perdons aussi notre estime de soi. Dominique de Villepin en arrive, au terme de son livre, à remettre entre les mains des citoyens - et il ne cesse de parier sur leur naissance - le destin d’une France redevenue grande. Il s’agit, en fin de compte, de la façon dont nous vivons.

Mais, en matière d’intérêt commun, la question centrale que nous pose ce livre est celle de savoir ce qu’il s’agit de défendre ensemble afin que la vie humaine, et même la vie dans chacun de ses aspects, puisse se poursuivre sur terre. Ce que le pouvoir fort défendait jusque-là, c’était une certaine idée de notre pays, un territoire unique, dans lequel il y avait ce fantasme de n’y manquer de rien exactement comme dans une matrice pleine de nous, un territoire envié par le monde entier. Mais désormais, ce territoire auto-suffisant n’existe plus, la globalisation, la mondialisation, la désindustrialisation, le réveil d’autres empires et des pays émergents, etc. tout cela a altéré irrémédiablement notre pays, et nous ne pouvons plus nous croire au centre du monde et des regards, avec des autres ennemis qui veulent nous envahir. C’est un autre paradigme qu’il s’agit de défendre ! Un changement de paradigme ! Non plus matriciel ! Mais la terre monde sur laquelle vivre en se sevrant de notre conservatisme fermé sur lui-même ! Mais une terre que chacun doit travailler, non pas déjà toute prête, non pas un dû ! Une terre à apprendre, à respecter ! Ainsi s’impose un intérêt commun très différent, et la bonne nouvelle c’est qu’il a besoin de chacun de nous, humains, sur la planète ! Et un intérêt commun ne se mobilise que sur la base du risque, de la… peur ! Peur que les équilibres de la terre soient irrémédiablement détruits par la faute des… intérêts personnels devenus fous et irresponsables ! Peur que l’avenir de l’humanité soit compromis ! Une peur qui ne met plus en branle une logique de l’humiliation puisque chacun de nous, par son mode de vie égoïste de consommateur, est co-responsable d’avoir cru que, telle une matrice, notre planète s’auto nettoyait et s’auto régénérait en ressources !

Pourquoi, s’écrie Dominique de Villepin, sommes-nous si captifs de cette cour ? Et il avance un peu plus. Comment affronter maintenant, écrit-il en conclusion de son livre, ces ennemis qu’on croyait vaincus ? D’une part des ennemis qui menacent de l’extérieur d’envahir un paradis matriciel fermé sur lui-même qui nous serait dû, inépuisable, et d’autre part des ennemis à l’intérieur qui par leurs désirs d’avoir la meilleure part, par leurs rivalités et leur volonté de soumettre les plus faibles dérangent aussi cette vie matricielle ? Mais voilà que, dans ce livre, l’ennemi est aussi en chacun de nous ! Celui qui veut que rien ne bouge d’un ordre bien établi surtout s’il le privilégie, qui place au-dessus de tout cet intérêt personnel, cette conservation d’un état circonvenu. Comme si, en tout point de la société, il y avait matière pour chacun de nous à obtenir une faveur, un placement dans ce dedans fantasmé comme inépuisable, comme auto-suffisant (et s’il ne l’est pas, c’est qu’un ennemi à l’intérieur accapare l’essentiel, ou qu’un ennemi de l’extérieur est parvenu à entrer et prend tout) en lequel nous n’aurions plus qu’à nous laisser vivre en consommateur, téléspectateur, touriste, etc. en nous laissant être porté par tout ce qui est produit et organisé pour nous. Comment, demande Dominique de Villepin, cesser de voir le pouvoir comme une puissance dont nous pouvons obtenir des intérêts personnels ? Comment cesser aussi d’en avoir peur car s’il peut accorder, il peut aussi exclure ? Comment chacun de nous vit-il, en vérité, le pouvoir ? Quel est son rapport à tous les passe-droit et recherches de faveur ou placements ou avancements ?

Nous entendons, en le lisant et en échangeant avec lui : pourquoi n’arrivons-nous pas à naître hors de cette cour, comme si la première d’entre les cours était la famille conçue encore comme une matrice protectrice fermée alors que la naissance a eu lieu, une famille sous Ancien Régime, celui de la gestation dont la logique surplomberait encore nos vies ? Pourquoi n’arrivons-nous pas à nous sevrer et avons-nous si peur de tout ce qui bouscule les habitudes, les arrangements, le familier ? Pourquoi arrimons-nous encore notre vivre ensemble à ce modèle matriciel, où strictement parlant ne comptent que les intérêts personnels, où c’est chacun pour soi et organisé en castes, lobbies, clans, tribus, où l’égalité ne peut se réaliser car la compétition est violente pour la meilleure place ? Dans ma lecture, j’apporte le point de vue de l’inconscient. Dominique de Villepin évoque à plusieurs reprises le caractère incestueux, consanguin, de cette cour où les élites, les politiques, les journalistes, le milieu des affaires se rencontrent, s’échangent des services, se renvoient l’ascenseur, fréquentent les mêmes clubs, les mêmes restaurants selects, les mêmes salons, font les mêmes voyages, ont souvent le même esprit de corps forgé par la fréquentation des mêmes grandes écoles. Comme est incestueux - au sens étymologique du mot c’est-à-dire « ne manquer de rien » donc une sorte de cellule dont le but est de ne faire manquer de rien l’enfant et sur ce modèle aussi chaque membre de cet entourage donc une logique de l’intérêt personnel autour duquel il y une circonvention totalement dévouée - cet entre soi originaire, cette structure oedipienne dont on voudrait faire croire qu’elle est la base dans laquelle se forge chaque nouvel être humain. Et si, au contraire, naître c’était s’en écarter, s’en sevrer, se sentir être abandonné à la vie, à la rencontre avec les autres, au vivre ensemble d’une humanité que chaque humain renouvelle et poursuit et est éduqué pour prendre sa part à la construction de l’aventure humaine ? Et si la famille avait à rendre des comptes sur sa façon d’éduquer et d’élever l’enfant à la société, au vivre ensemble, à l’intérêt commun, à l’humanité ? Et si nous envisagions tout autrement le désir d’enfant ? Et si ce désir émanait de l’humanité elle-même, pour renouveler et perpétuer ce miracle de la vie humaine à chaque fois différente elle-même faisant partie de l’ensemble infini du vivant dans un vivre ensemble à l’équilibre complexe, et la permaculture nous enseigne la coexistence de la diversité ? Et si, pour les femmes, il y avait un autre temps au-delà de la passion d’être mère supposée n’avoir plus de fin lorsqu’elle a commencé ? Et si l’éducation à l’intérêt commun, à la terre commune, au vivre ensemble, à la tolérance et au risque de l’autre, devait se faire dès la naissance ? Et si la terre commune devait d’emblée être présentée, être apprise dans sa complexité, ses équilibres et sa fragilité, comme radicalement différente d’un dedans matriciel fermé qu’au contraire les familles semblent de manière fantasmatique vouloir éterniser, dans la pléthore d’une société de consommation ?

Comment sommes-nous arrivés, se demande Dominique de Villepin, à ce sacre des intérêts personnels ? La fin de l’ère des idéologies y est pour quelque chose, dit-il, car c’est alors le règne du chacun pour soi, comme si un discours général n’organisait plus nos vies, ne maintenait plus l’espoir. Désillusion par rapport au Programme commun avec le tournant de la rigueur en 1983, échec du gaullisme social de de Gaulle à Chirac, fin d’une époque avec Giscard, de toute façon en France, depuis la nuit des temps, le conservatisme finit toujours par avoir raison sur le mouvement ! D’autre part, la France est liée au monde, et là aussi se produisent la faillite du marxisme, l’échec du libéralisme, la chute du mur du Berlin et la fin de la guerre froide qui va amorcer une transformation des rapports de forces mondiaux, la dernière crise financière. Plus que jamais, dans un monde dépourvu de sens, la transcendance - le fait de prendre de la hauteur pour considérer l’intérêt commun du pays en fonction des changements mondiaux rendant nécessaire la mutation des habitudes et d’inventer d’autres perspectives - nécessaire à la politique, se réduit à un agrégat d’intérêts personnels, comme une crispation sur la queue de comète d’un statut humain ancien, dépendant, matriciel, infantile, comme s’il était encore impossible de se tourner vers un autre temps, dans un saut logique, en n’ayant pas peur de changer, d’inventer autre chose, de se déraciner, d’apprendre des autres, de muter, de s’inventer d’autres vies.

Parce que, écrit Dominique de Villepin, l’un des plus grands non dits de notre époque est celui de l’affaiblissement du pouvoir central. Voilà la question essentielle !

De manière fantasmatique, les Français veulent croire, désespérément, que le pouvoir fort, l’Etat fort peuvent tout, il suffit de trouver l’homme providentiel, le père géant qui ne fait manquer de rien sa grande famille, sa tribu dans un dedans paradisiaque !

Je vois cet affaiblissement comme quelque chose de logique, comme une lente mais inexorable usure et fin de fonction d’une certaine idée surannée du pouvoir, dont la désillusion s’aperçoit. On a l’impression que, comme on l’imagine en fin de gestation, le fœtus se trouve à l’étroit, ce qui l’entoure a de moins en moins le pouvoir d’assumer sa vie. Il faut plus, autre chose, une ouverture, que ce régime de placement, de faveur originelle, qui n’est plus tenable. En même temps, comme autre chose est encore flou, c’est toujours le système ancien qui prévaut, auquel s’accrocher, comme à des intérêts personnels, qui peuvent être exorbitants, délirants, pour ceux qui, par exemple, profitent de dérives financières, un peu comme s’il fallait s’assurer de quelque chose d’inépuisable au moment même où l’épuisement menace.

Donc, aussi ancien que l’histoire du pouvoir et du dedans fantasmé comme inépuisable qu’il assure, il y a ces rivalités d’ambitions entre ses détenteurs et leurs entourages qui vont aussi en hériter des miettes ! Alors ce sont, bien sûr, des affrontements de personnes, non pas d’idées ! Il n’y a aucune raison d’avoir des idées, puisque subsiste le fantasme d’un milieu inépuisable, où il suffit d’être les plus forts, les mieux organisés en cour puissante, pour avoir la majeure partie des ressources. Les idées, c’est lorsque l’on sait que les ressources sont en train de manquer, qu’il faut chercher ailleurs, inventer… Affrontements de personnes, parce qu’au fond, la métaphore ultime n’est-elle pas, donc, cette installation matricielle, où il n’y a que l’individu, où la question du vivre ensemble sans violence mais par le dialogue, le travail de la parole, reste encore forclose ? Même les ministres, hypersensibles au dérangement dans leurs habitudes de professionnalisation donc d’installation, ne restant pas longtemps dans leurs fonctions, craignent à la fois d’être déchus et de ne pas pouvoir s’estimer eux-mêmes… Alors, la médiatisation est galopante pour y remédier, où il s’agit de courir après une image qui s’altère ou ne peut se fixer, parce que la recherche de notoriété va occulter le fait que le manque de temps empêche l’obtention de résultats, et il s’agit aussi de s’assurer à soi et à l’entourage ministériel des points de chute pour l’après. Donc, l’obsession est de toujours penser à la prochaine installation, qui est matrice retrouvée. La notoriété, ça aide. Et les journalistes renvoient l’ascenseur par des interviews en échange de menus services, d’informations confidentielles. Le vide est occupé par des coups médiatiques, des écrans de fumée. Il y a une inversion des forces entre les politiques et les journalistes. Tout ceci dans la croyance qu’on peut, dans l’entre soi élitiste, se partager quelque chose, dont la richesse ne fait pas de doute. La place est bonne, assurée, il faut s’accrocher…

Nous sentons bien, entre les lignes du livre de Dominique de Villepin, l’émergence d’un temps nouveau, mais qui ne se dit encore que par cette désillusion, par cette absence d’estime de soi, par cette impression diffuse que cela ne peut plus durer ainsi, qu’il y a quelque chose d’absurde à s’obstiner, que personne ne peut stopper l’inéluctable affaiblissement du pouvoir fort tel qu’il fut conçu. C’est pour cela que ce livre, comme il nous le présente, est un appel à un sursaut ! En un sens, ce livre veut nous annoncer la naissance prochaine du citoyen français. Car c’est en chacun de nous qu’il s’agit de combattre l’esprit de cour.

Alors, cette cour, raconte Dominique de Villepin, c’est avec Louis XIV qu’elle a pris une forme ambivalente. La cour de l’Ancien Régime n’était pas mauvaise, elle était marquée par l’idéal courtois et l’idéal de service. L’esprit courtisan y était absent, c’étaient des rapports d’hommes à hommes de nature chevaleresque, où les chevaliers entourant le Prince étaient indépendants et combattaient pour leur honneur, où les relations étaient donc de nature égalitaire. Louis XIV, face à la guerre civile latente entre les nobles et autre guerre de religion, face à la rivalité pour le pouvoir qui peut aussi menacer le roi, les fait venir à Versailles. Il les coupe de leur province, de leur territoire et du peuple, il les asservit en leur accordant des privilèges qui semble devancer leurs désirs d’avoir la meilleure place, et s’effectue une sorte de fermeture sur un entre soi qui matérialise un lieu matriciel. Le faste très artificiel et les faveurs individuelles évoquent une sorte de toute puissance royale fonctionnant comme une circonvention placentaire qui a l’étrange fonction de castrer les ambitions sauvages en les réalisant en ce lieu mais toujours sous le coup d’une révocation possible. Il se produit un enfermement fabuleux, paradisiaque, et en même temps c’est un asservissement, une dépendance totale au bon vouloir et au bon plaisir du roi. Cette dépendance si risquée, qui peut tenir à un fil, n’est-elle pas à l’image de la gestation, où c’est fragile, où c’est tout puissant tout autour de l’embryon puis du fœtus mais c’est complètement à la merci d’une part de ce placenta paternel royal, et d’autre part de l’utérus maternel accueillant comme le château de Versailles. Nous sommes là en pleine logique de l’humiliation, en plein masochisme aussi ! C’est fou, cette cour, en vérité cette matrice soudain fonctionnelle et qui se remplit, qui se constitue à partir du pouvoir, d’un esprit d’absolu. Un pouvoir royal qui, en France, doit beaucoup à la guerre, donc au fait d’être protégé des ennemis, donc au désir d’un entre soi comme d’un repli sûr auprès du père tout puissant qui ouvre le giron de la mère magnifiée ! Et voilà que cet entre soi se matérialise sur le territoire de France à Versailles ! Pendant que, par ailleurs, le peuple que les nobles ont laissé sur les territoires de France devient l’affaire du roi et du pouvoir central auquel tout remonte.

La longue marche vers l’absolutisme s’est faite à partir de François Ier.

C’est très intéressant de voir que c’est la noblesse, non pas le peuple vivant sur les terres de la douce France, qui se fait domestiquer à la cour de Versailles ! Sans doute parce que pour les puissants c’est la rivalité elle-même, cette conscience aiguë des autres, qui fait craindre de perdre un statut installé ! Le peuple n’est-il pas déjà soumis, donc paradoxalement installé dans le besoin qu’a de lui le seigneur, le prince ? S’il travaille, il est aussi protégé par le roi. La cour de Versailles a créé de toutes pièces un entre soi parfaitement coupé du peuple, privilégié dans sa domestication, mais dont les privilèges vont devenir plus tard le ferment explosif de la Révolution française, la passion de l’égalité finissant par ne plus tolérer une si criante inégalité ! On pourrait aussi rappeler que depuis la conversion de Clovis au catholicisme et donc son appui sur l’Eglise dans le sillage de la romanité, les valeurs humanistes de l’Evangile sont là en embuscade en direction de l’égalité entre les humains et de la fraternité. Il y a aussi cette question bien sûr à entendre d’un point de vue culturel et politique, avec la conversion, du fait trinitaire de la consubstantialité du père, du fils et de l’esprit. La nouvelle élection, qui semble avoir mené au sommet de l’Etat une sorte de fils, pour la première fois, tandis que le père a en quelque sorte rendu possible cela en ayant peu à peu lui-même déshabité sa fonction, pourrait de manière inédite jouer une nouvelle carte, avec un personnage fort et jeune qui ne craint pas l’épreuve, celle de porter la croix de sa charge, de dire la vérité aux Français. Peut-être à travers une sorte de sacrifice, en ne pensant pas à se faire aimer, n’ayant pas peur d’être expulsé hors de l’affectif, peu à peu arrivera-t-il à ce que chaque Français soit à sa suite en capacité de se sevrer de ses intérêts personnels et de la croyance à un pouvoir qui fait tout lui-même pour faire place à l’intérêt commun. C’est juste une brève ouverture sur une éventuelle perspective…

Au fond, en lisant Dominique de Villepin, on se dit que le citoyen est en train de naître de la désillusion, et de la prise de conscience que l’absence d’estime de soi vient, plus que de l’humiliation, du fait qu’on ne s’est pas encore vraiment engagé dans l’œuvre commune, du fait aussi qu’on n’a pas encore vraiment réalisé quel est cet intérêt commun, que l’environnement terrestre et humain matérialise pourtant dans le risque réel qu’il court. Alors, comme l’écrit Dominique de Villepin, le citoyen est le garde-fou ultime ! Il dit qu’il faut faire le lien entre le problème de la cour et celui de l’humanisme. Que l’idée républicaine du citoyen est l’application de l’humanisme en politique. Il insiste sur l’éducation indispensable pour devenir citoyen, un citoyen qui a confiance dans le pouvoir car il sait qu’il sert l’intérêt général. Mais un pouvoir envisagé autrement, bien sûr ! En amont de cette éducation, et aussi de ce nouveau pouvoir au service de l’intérêt général, ne faut-il pas une vraie révolution psychique, où le désir d’enfant est le désir de perpétuer l’aventure humaine sur une terre d’accueil et respectée, où la qualité du vivre ensemble est l’affaire de chacun, où chaque vie, afin de pouvoir s’épanouir dans sa différence, doit d’abord contribuer à en construire les conditions communes car la terre où les humains vivent ensemble n’est pas une matrice. Si la terre est en si mauvais état, n’est-ce pas parce que, jusque-là, on l’a prise pour une matrice inépuisable dont personne n’avait à se soucier des ressources, des équilibres, des lois organisant la coexistence et même l’entraide coopérative entre la diversité ?

Alors que Dominique de Villepin pointe le drame français autour du problème du renouvellement des élites, il écrit que, pourtant, c’est notre exigence citoyenne et républicaine, qui parie sur notre capacité à transcender nos intérêts particuliers, qui nous offre un nouveau type d’hommes. Mais tout se passe comme si la perspective s’était épuisée. Alors, comment faire des citoyens ? Jadis, rappelle-t-il, la France avait cette singularité de lier l’engagement politique à l’exigence d’un bagage propédeutique et à la connaissance du monde, et d’autre part sur le plan moral à l’exigence de rechercher l’intérêt général plutôt que l’intérêt particulier. Or, cette grande parole originelle s’est effacée, l’homme de parole s’est retiré de la scène au profit de la communication et de ses spécialistes dans un dispositif de cour, il a perdu de la crédibilité, il cherche à ressembler à l’homme moyen, à monsieur tout le monde censé être ignorant. Mais voir cet homme moyen comme ignorant, s’y identifier, n’est-ce pas l’écran de fumée pour maintenir le peuple dans l’ignorance afin de mieux le maîtriser, de lui ôter sa liberté et sa capacité critique par son non accès à l’éducation ?

Dominique de Villepin propose l’humanisme comme une aristocratie étendue à tout le monde par l’exigence humaine d’aller vers le haut, et dans cette perspective, le responsable doit être l’exemple. Αριστος , cela veut dire excellent, ne l’oublions pas ! Chacun peut viser l’excellence ! Une figure politique charismatique tirant vers le haut, les Français l’espèrent, dit-il. C’est un désir de distinction, qui est le contraire du mépris. Voilà le sens d’une élite ! Donc, en politique, il faut faire cet indispensable détour par le peuple, avoir une curiosité pour les personnes en chair et en os. Ainsi, s’apercevoir à quel point le règne de l’individu roi a empêché au citoyen roi de naître ! C’est pour cela qu’il affirme (et il faudrait encore aller plus loin dans la révolution psychique…) qu’une certaine conception de l’homme devrait être l’objet de la politique et à la source de tous les programmes ! Mieux encore, ces programmes devraient parler à cet homme nouveau qui, sans doute, est né ça et là, mais reste invisible. Or, si souvent les programmes cherchent surtout à séduire l’opinion ! Aujourd’hui, ce sont les divisions, les jalousies, les frustrations, les désirs de vengeance, qui sont suscités et instrumentalisés, et nous voici revenus à cette violence pré-politique !

Dominique de Villepin espère ce temps exceptionnel où l’on créerait une France de citoyens, avec un socle de dignité comme condition de la fraternité ! Ainsi, nous pourrions mieux rencontrer le monde nouveau, qui n’est pas seulement inquiétant mais aussi riche d’opportunités, où les regards peuvent se féconder, pour la création d’une fraternité d’archipel comme l’appelait Edouard Glissant. Dominique de Villepin entrevoit alors la possibilité d’une gouvernance mondiale. Dans le sentiment, sur terre, d’un destin commun, nous ajoutons que le souci écologique et celui de l’éducation affermissant la question de la responsabilité ce destin commun serait une évidence ! Bien sûr, pour que ce temps exceptionnel s’ouvre, il est indispensable que chacun de nous soit en capacité de se poser des questions sur lui-même, sur ses infantilismes, sur ses dépendances, sur son esprit de cour. Chaque citoyen qui naît, écrit Dominique de Villepin, est un espoir qui renaît, qui rend vivant l’humanisme !

Voyageons donc avec Dominique de Villepin en suivant l’évolution de la cour française.

Il commence par souligner combien, à la différence d’autres cours qui sont le reflet d’une société immuable, la spécificité de la cour européenne et française est l’instabilité. Une sorte de curieuse malédiction qui indique, dit-il, que le rapport de force entre le pouvoir et la cour n’est jamais définitif. La faille risque à tout moment de s’ouvrir sous les pieds, par les rivalités mais aussi parce que l’homme tout puissant n’est jamais assuré d’être toujours regardé ainsi, le poison de la désillusion masquée par la flatterie et la courtisanerie usant son prestige ! D’autres ambitions, restées en rade et humiliées, n’ont jamais renoncé à revenir, et seront dominantes plus tard, entretenant l’esprit de cour autrement. C’est un détail très important ! Il laisse entendre le caractère non définitif de ce type de pouvoir absolu, comme laissant soupçonner une possible chute, un programme d’apoptose déjà en embuscade, que le père tout puissant puisse un jour manquer ou qu’on puisse s’en sevrer, nous mettant au défi de nous engager nous-mêmes, comme si en chaque Français il y avait depuis toujours aussi le désir en germe de s’affranchir, de prendre soi-même sa part de pouvoir, comme si en soi habitait le désir d’instabilité, de ne pas se contenter, pulsion de vie luttant contre pulsion de mort alias pulsion conservatrice. Comme faisant aussi pressentir depuis toujours l’existence insistante des autres dérangeant l’entre soi installé, comme anticipant ce temps où ils réussiront à entrer ou bien nous à aller vers eux avec l’impératif de vraiment organiser un vivre ensemble ? Le risque du dérangement par les autres serait-il vécu de manière spécifique dans notre pays, nous forçant depuis si longtemps à nous organiser contre l’autre jusqu’à ne plus pouvoir empêcher son irruption, qui est en premier lieu cet autre en nous-même dont nous ne voulons longtemps rien savoir tellement nous avons peur de notre faiblesse ? Longtemps avons-nous résisté à la perspective de la chute du pouvoir fort pour ne pas avoir à nous sentir forts nous-mêmes, à admettre que nous sommes une partie de ce pouvoir ? Mais d’abord n’avons-nous pas été focalisés sur la question du territoire et des frontières, sur la question d’un entre soi français unique au monde, littéralement matriciel ? N’avons-nous pas inventé un territoire matriciel, circonvenu de manière placentaire par le pouvoir absolu ? A partir du Moyen-Age, la féodalité laisse place à de plus grands territoires, le domaine royal s’agrandit, puis avec Clovis le pouvoir se sacralise, il est à la fois symbolique et effectif, la monarchie est la conjonction d’un pouvoir spirituel et d’un pouvoir temporel. La société est structurée selon trois ordres, la noblesse pour le combat, le clergé qui prie, le Tiers Etat qui travaille.

La cour royale se structure, nous rappelle Dominique de Villepin, à partir du XIIIe siècle selon trois cercles, il y a la famille royale avec ses conseillers proche, cela préfigure la fonction de Premier ministre ; il y a le Conseil du Roi, composé de grands vassaux, de barons, de prélats ; il y a le Parlement, qui est une cour judiciaire indépendante. La véritable cour commence avec l’Hôtel du Roi, c’est la domesticité, puis la petite noblesse de l’Ile de France, qui, en prenant de l’importance, va pouvoir rivaliser avec les grands seigneurs. On voit que se met en place là une structure du pouvoir, une cour destinée à maîtriser ce risque de guerre civile, cette menace d’instabilité du pouvoir le plus élevé par des pouvoirs plus petits. Saint Louis fait entrer à la cour l’art et les lettres, c’est déjà une cour lettrée, un commencement de prise de hauteur voire de domination par l’esprit, par le discours, même si sous les Capétiens cela reste modeste, c’est la création d’un entre soi privilégié, unique, artificiel, où la parole dans son excellence s’entraîne à agir sur les gens de la cour, son pouvoir spécial est en train de faire ses preuves d’ascendance, les rivalités et les ambitions intestines seront distraites par l’impératif nouveau de paraître cultivé et non pas ignorant. Philippe le Bel s’entoure d’une cour nombreuse célébrant sa gloire, faisant monter en puissance la monarchie, dans le but d’asservir. Les hommes de cour, en ce temps marqué par la guerre et les rivalités intérieures, où le pouvoir naît de la peur et s’affirme par la force plutôt que par la séduction, ont perdu l’esprit chevaleresque. Le paradigme qui s’impose est celui de ce lieu, la cour, qui devient une sorte de territoire idéal refermé sur lui-même, matriciel, où les meilleures choses sont fournies comme par le cordon ombilical du bon plaisir royal qui se dessine déjà. Il y a cette idée d’un pouvoir placentaire paternel tapissant de l’intérieur le lieu contre-nature dans lequel rien ne manquera. La culture, l’art, l’esprit s’entraînent sur les courtisans, musclent leur pouvoir en jouant sur l’humiliation d’être ignorant, et de se sentir nécessaire au roi pour son entreprise de domestication. En embuscade déjà, ce pouvoir de la culture, des arts, de la philosophie pourra déplacer plus tard la cour dans des salons privés, au cœur de la société parisienne. Reste toujours aujourd’hui, dans la société française, cette fracture entre ceux qui sont cultivés, composant par exemple l’entre soi parisien, regardant de haut les ignorants, la France moisie de province… Le préjugé est si tenace de l’absence de culture de ceux qui sont étrangers à une sorte de cour dans laquelle des dominants de la culture donnent la becquée du bon goût de ce qu’il faut connaître pour appartenir à cet entre soi tenu pour excellent voire encore et toujours matriciel !

La cour spectaculaire de Versailles, hiérarchisée et compartimentée, où les apparences sont les instruments de l’influence, est une riposte par l’organisation d’une servilité verticale aux conflits qu’il y avait entre le pouvoir royal et les grands en décadence (guerres de religion, complots, révoltes, Ligue, Fronde). Ce pouvoir absolu est toujours fondé sur la peur. Désordre, sauvagerie, violence intestine, voilà ce qu’il faut juguler, pour revenir à la tranquillité, à un calme originel fantasmé où personne ne dérange ! Louis XIV domestique la haute noblesse, qui est sous sa tutelle à Versailles. Par l’institution de l’ordre de la chevalerie il s’assure d’une clientèle royale, car ceux qui sont décorés entrent dans un réseau d’obligations envers le monarque. Voilà, à l’intérieur même de la cour comme piège doré de la noblesse, ce réseau d’obligations, qui est foncièrement humiliant.

Depuis Louis XI, le royaume de l’Etat s’était agrandi au détriment des féodalités, et n’est-ce pas l’intérêt commun d’un territoire plus grand et plus riche devant être défendu de manière centrale, d’en haut ? Alors la centralisation monarchique organise la fidélité comme meilleur rempart contre ce qui la menace, d’autant plus qu’avec cette aristocratie de cour qu’est Versailles, Louis XIV peut faire contrepoids à la bourgeoisie. Donc, voici cette bourgeoisie qui, aussi selon une logique de l’humiliation, reste un peu forclose par rapport au lieu où cela se passe, la cour, et, comme toujours, cette entité humiliée trouvera plus tard le moyen de redevenir forte à son tour, en exploitant une faiblesse et aussi le pouvoir de gens de lettres devenu indépendant. Nous verrons cela à l’œuvre au cours de la transformation de la cour.

A partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, la vie à la cour devient très codifiée, comme dans l’utérus fonctionnel tout est pour le fœtus organisé depuis tout autour ! L’étiquette devient non seulement l’instrument de contrôle de l’élite sociale, mais organise aussi toute la vie quotidienne du roi. Sous François Ier il y a seulement une hiérarchie des titres, sous Catherine de Médicis l’étiquette sert au lustre de la monarchie, sous Henri III enfin c’est aussi l’emploi du temps du roi qui est codifié. On voit qu’à la cour, une sorte de pouvoir circonvenant a en mains tout le monde y compris le roi, et que tout cela vise à l’apparence d’une sorte de paradis matriciel d’un raffinement encore jamais atteint. Henri III institutionnalise le favori, le mignon, rempart contre la noblesse d’origine féodale qui reste menaçante bien sûr, toujours cette instabilité. Le favori, comme incarnant le fœtus idéal, est comblé de bienfaits, et ainsi le roi signifie l’intérêt qu’il y a à le servir. Le favori préfigure le Premier ministre, lorsque le pouvoir royal se structure, voici Richelieu, Mazarin. S’effectue une séparation du politique et du courtisan, qui marque le rôle croissant de l’Etat et donc que le peuple est pris en compte, et le roi commence à déléguer une partie de son pouvoir. Elever Richelieu, c’est abaisser les courtisans. On voit donc croître l’Etat. Cette délégation d’une partie du pouvoir de la part du roi figure un début d’affaiblissement, de l’intérieur, du personnage le plus fort ! Comme si son pouvoir absolu, culminant avec le pouvoir de nommer un favori, n’avait eu de but secret que d’abaisser les courtisans en les piégeant à Versailles. Pendant se temps, à partir de la nomination d’un favori, débute un glissement du pouvoir absolu vers un rôle croissant de l’Etat. Cette croissance de l’Etat fait prendre de la hauteur au point de vue, il n’y a pas que Versailles, où sont piégés les nobles, il y a aussi le peuple. Il y a un mouvement, cela bouge.

Louis XIV, par la centralité et la verticalité, poursuit la politique d’abaissement des grands initiée par les Valois. A la cour de Versailles, il fait ce qui n’avait jamais été fait, il élève en domestiquant, il asservit en élevant. Bref, il piège la noblesse en révélant que son ambition n’est que d’installation, que le désir d’un entre soi que rien ne dérange, que de l’intérêt personnel et non pas de l’intérêt général, il la coupe du peuple en concentrant le pouvoir de manière géographique, à Versailles. En coupant la noblesse de ses racines provinciales et chevaleresques, il transforme le seigneur en nanti qui ne manque de rien de ce qui est le plus beau et le plus fastueux ! Mais s’il veut des faveurs, des bienfaits de la part du monarque, il doit vivre à la cour, se plier à l’étiquette, vivre dans une logique matricielle hautement à risque et contre-nature ! La noblesse d’épée perd son prestige et sans doute son pouvoir ancré dans la guerre, c’est l’esprit qui a désormais le primat sur le corps et cela se matérialise par l’ascendant de l’art et de la culture à la cour, une sorte de conscience supérieure sait déjouer l’intérêt personnel après l’avoir perçu, qui conçoit de l’anéantir en le matérialisant au-delà de tout désir, totalement. D’un autre côté, l’Etat croît ! Le peuple n’est plus sous un pouvoir féodal, mais centralisé. Le pouvoir des grands leur a échappé, au profit des ministres et des conseillers d’Etat. Ces grands sont forcés de reconnaître la puissance nouvelle, même si c’est une humiliation d’avoir à supplier des ministres. Une nouvelle noblesse se construit du côté de la croissance de l’Etat, et les grandes familles n’ont pas d’autre choix que de s’allier à l’industrie et à la finance. Dominique de Villepin nous montre que le règne de Louis XIV mène jusqu’au bout la dissociation entre la cour et l’administration royale. La cour, alors, fait figure de parasite, et la bureaucratie devient toute puissante. C’est amusant de rapprocher ces parasites de l’hôte intra-utérin qu’est le fœtus, qui est une sorte spéciale de parasite, un corps antigénique qui ne peut rester là le temps de la gestation que parce que le corps de la mère a mis entre parenthèses ses défenses immunitaires… Mais nous voyons qu’à la cour de Versailles, ces parasites doivent sans cesse envoyer des messages de fidélité au roi s’ils ne veulent pas être rejetés par d’implacables agents immunitaires… C’est une tolérance privilégiée mais contre-nature… peu à peu, les nobles de haute extraction sont délégitimisés par le fait qu’une haute naissance commence à avoir moins de valeur. Que l’intérêt nouveau est d’être du côté de l’administration royale.

Le truc mortel pour les nobles à la cour de Versailles, c’est qu’ils ont l’obligation du rang à tenir, un poison narcissique sans pitié, et que c’est au-dessus de leurs moyens. Ils ne peuvent tenir que si le roi les sauve, et c’est l’humiliation, la cascade de mépris, sous des apparences sauvegardées. Le courtisan n’est bientôt plus au service que de lui-même, que de son image dans le miroir de Versailles, dans cet entre soi qui est hostile et instable, qui dépend de l’humeur du roi et est menacé par les intrigues des rivaux. Il y a un certain arrivisme, qui masque mal un mépris de soi. On n’agit plus que par opportunisme, et juste pour la mise en scène. On ne tient plus que par la dissimulation et l’art de séduire. Les femmes, à la cour, s’en sortent mieux, en matière de séduction. Et la favorite du roi, si le courtisan sait lui plaire, peut faire obtenir des faveurs.

L’absolutisme, poursuit Dominique de Villepin, en cantonnant la noblesse à Versailles, a coupé le peuple du trône, avançant à contretemps de l’histoire, à l’inverse de l’Angleterre qui a sacralisé les libertés individuelles et a opté pour une monarchie modérée. C’est-à-dire que le peuple, lui, continue à croire à un pouvoir fort, et à l’Etat fort qui se construit. Si la haute noblesse à Versailles va peu à peu réussir à désinvestir la cour, et à se déplacer ailleurs, le peuple, lui, comment peut-il évoluer ? Juste en se sentant violemment exclu des privilèges dont jouissent les nobles, cet autre piège, à retardement, que le roi-soleil a tendu aux nobles, qui reviendra leur exploser à la figure à la Révolution française, lorsque le peuple croira pouvoir se faire entendre dans son désir d’avoir sa part… des privilèges ? Car le tapis volant de l’entre soi exceptionnel et contre-nature de la cour de Versailles ne voyagera-t-il pas à travers les siècles comme ce lieu du rien ne manque comme la seule chose que le désir humain viserait, donc du conservatisme par excellence ? Conservatisme qui perdure aujourd’hui…

Peu à peu, la haute noblesse domestiquée désinvestit, logiquement, la cour de Versailles ! Elle prend son indépendance en allant de Versailles à Paris, nouvelle capitale des plaisirs, déplacement qui obéit toujours à la métaphore de l’intérêt personnel, et de l’entre soi réorganisé ailleurs... Les rois aussi vont suivre le mouvement du désinvestissement de cette cour fermée sur elle-même, où les courtisans voient de plus en plus dans le miroir l’image de leur chute, du mépris de soi. Philippe d’Orléans s’établit au Palais Royal, le jeune Louis XV s’installe à Vincennes puis aux Tuileries. Après coup, la cour de Versailles s’avère avoir été un étrange sacrifice, de la part du roi-soleil… Ce lieu fermé sur lui-même où la vie était étouffée par l’étiquette… Louis XV, par réaction, pour se libérer, va désirer avoir une vie privée, mais elle-aussi centrée sur les intérêts personnels. Idem Marie-Antoinette et son Trianon. La cour devient moins assidue, et surtout s’embourgeoise, c’est-à-dire devient indépendante. La distance symbolique entre le roi et ses sujets se réduit dans une familiarité qui laisse trop voir l’homme. Comme si tout le monde avait les mêmes intérêts, personnels bien sûr… Les courtisans voient du même coup leur statut perdre de son sens.

Alors que sous Louis XIV, il n’y avait pas de vie sociale en dehors de Versailles, au XVIIIe siècle, cette vie sociale se développe dans les salons, et les écrivains prennent officiellement de l’ascendant et de l’indépendance. Ces artistes et gens de lettres, Louis XIV dans sa cour de Versailles les avait constitués en graine d’élite face à l’élite courtisane ! Ils ont eu conscience de leur pouvoir de donner du faste culturel à la cour, et aussi du pouvoir en même temps que s’annonce le déclin de Versailles de transférer la cour originaire ailleurs, dans celle qu’ils vont créer avec leurs salons, leurs cercles, inventant la socialité par le fait culturel, par cette dominance-là. On est à des années lumière d’un possible intérêt de la vie sociale du peuple en train de vivre simplement sa vie… Il faut bien voir que le peuple, lui, n’a rien pour donner de la dorure à l’estime de soi… En France, l’élitisme culturel, lettré, artistique, est créé par la cour versaillaise, il est lié à l’esprit de cour ! Mieux, il est un vecteur essentiel pour sa migration hors de Versailles, tandis que là le pouvoir absolu s’affaiblit. Il transfère l’esprit de cour dans la vie sociale, mais bien sûr loin du peuple ! Les réputations se font désormais dans les salons philosophiques, non plus à la cour. Ce sont les artistes et gens de lettres que Versailles avait attirés qui maintenant sont les nouveaux grands, dotés de pouvoir, qui vont attirer dans leur salon nouvelle cour les grands qui veulent faire retour, ceux qui désirent se faire réputation et image. Ces salons pourront être exploités pour confirmer et renforcer l’image unique de la France comme centre du monde en la faisant reconnaître comme le centre intellectuel, culturel, des idées face au monde entier, et une France qui peut ensemencer ! Ainsi, l’intérêt particulier et narcissique des écrivains, des salons, lieu où au gré des réputations se conquièrent et s’entretiennent les intérêts particuliers des grands, va-t-il aussi pouvoir fonctionner comme intérêt général car confirmant au niveau des idées la grandeur de l’image de la France ? Avec les Lumières, les futurs « intellectuels » sont tiraillés entre la défense du peuple que le pouvoir fort fait entrer dans le paysage et la séduction de la cour. Mais bien sûr, ils viennent de l’esprit de cour, ce sont eux qui donnent de la lumière à ceux qui n’en ont pas ! Ils sont habités de cet élitisme-là ! Molière est entre la cour et la ville. Beaumarchais ne sera plus que de la ville. Par ces futurs intellectuels, nous voyons donc pointer le peuple… mais toujours vu d’en haut, défendu d’en haut, cette faiblesse d’en bas permettant toujours aux figures providentielles d’en haut de se faire une belle image… Cependant que la logique de l’humiliation rabat en bas le peuple, à propos duquel le préjugé d’ignorance prévaut encore aujourd’hui… Lorsque Nicolas Sarkozy voudra faire peuple, pour faire croire de manière hypocrite à une proximité, il s’alignera sur une non importance de la culture pour pouvoir s’identifier à monsieur tout le monde supposé sans culture propre…

Louis XV ayant renoncé au mécénat littéraire, la monarchie perd son pouvoir sur les lettres, et alors commence à monter en puissance ce que l’on appellera l’opinion, qui prend naissance dans les salons puis plus tard sera aux mains des médias, de la télévision, du numérique. C’est très intéressant de voir que c’est parce que la vie de cour perd de son sens, celui de la maîtrise de la noblesse qui maintenant s’allie à la nouvelle noblesse et s’échappe, que le roi n’est plus le mécène des gens de lettres qui avant donnaient de l’esprit et de la culture à la cour, que le mouvement des idées va commencer à se centrer sur la question de l’émancipation individuelle ! L’émancipation individuelle est en même temps celle des gens de lettres qui ont pris conscience de leur pouvoir et de leurs ressources, et celle de l’ancienne et de la nouvelle noblesse pour lesquelles les choses ne se passent plus ni à Versailles ni même à la cour royale. Le nouveau pouvoir des salons permet un retour de refoulé du côté de la noblesse, qui peut prendre sa revanche ailleurs, là où l’esprit de cour s’est transféré. C’est là qu’émerge le contre-pouvoir, ainsi qu’une fronde des esprits qui affaiblit la monarchie. Il y a l’appui de parlementaires, de l’aristocratie libérale. D’autre part, la monarchie s’affaisse aussi par la perte de la guerre de 7 ans qui consacre l’ascension de la Prusse. Le pouvoir est donc impuissant contre l’ennemi extérieur ? La France est humiliée, elle perd son empire colonial, il y a une crise financière endémique. La monarchie est accusée de ruiner les finances. On voit se profiler le peuple qui souffre, tandis que les « parasites » que sont les courtisans profitent de privilèges ! La bombe à retardement est presque prête, mais le peuple ne sait pas que le désir que son intérêt personnel soit enfin pris en compte recèle un piège, que c’est un calcul au service d’autres intérêts personnels, au service d’un entre soi qui prend sa revanche ! Le peuple ne sait pas qu’il sera instrumentalisé.

Tapis au cœur même de la cour de Versailles, voici encore des princes hostiles à l’absolutisme, toujours ce refoulé en embuscade, prêt à revenir prendre sa revanche ! Les braises de la menace des nobles sous la cendre de l’asservissement humiliant à Versailles couvent, et le vent de l’émancipation individuelle souffle dessus ! Les Orléans, ou le frère de Louis XV sont parmi les princes hostiles. Le gouffre entre les anciens pouvoirs de la noblesse et ceux des philosophes et des parlementaires s’agrandit. La cour de Versailles se tourne en lieu d’agitation et d’intrigues. Dominique de Villepin nous décrit un processus qui, par cette révolte sourde du contre-pouvoir qui s’agite dès la Régence puis se poursuit en intrigues des coteries, vise à éliminer tous les ministres réformateurs. Les intrigues à Versailles vont être instrumentalisées, comme aujourd’hui souvent certaines affaires, pour faire exploser la colère du peuple, et masquer à ce peuple où sont maintenant les vrais privilèges, où s’est déplacé l’esprit de cour. La logique de l’humiliation, et donc de l’impératif de la revanche dès que c’est possible, est instrumentalisée, la cour de Versailles encore le lieu d’intrigues suffit à la faire fonctionner comme bouc émissaire désigné au peuple qui se fait prendre au piège des insupportables inégalités ? Sous Louis XV, le seul ministre à oser s’attaquer vraiment aux privilégiés, qui s’affronta à la fois à la cour et au Parlement, est limogé à l’avènement de Louis XVI. Une réforme paisible est impossible, seule la violence est possible ! C’est-à-dire que les privilégiés vont le rester, mais vont devenir peu à peu plus invisibles, un désir de revanche ancien et refoulé revenant saisir les statuts privilégiés sous de nouvelles formes, se déplaçant. Ceci d’autant plus que le peuple lui-même n’a jamais fait le deuil d’une certaine idée du pouvoir fort venu d’en haut ! Louis XVI a un Premier ministre qui est un courtisan. Conservatisme des élites qui, écrit Dominique de Villepin, explique notre incapacité à nous réformer autrement que par la violence. Ce sera la Révolution française, lorsque la France s’enfonce dans un absolutisme impuissant. La cour, dit-il, verrouille la France comme aucun autre pays !

C’est ainsi, poursuit Dominique de Villepin, que la noblesse, confondue avec la cour, devient aux yeux du Tiers Etat le bouc émissaire de la crise économique et politique ! Louis XVI avait hérité d’une monarchie ruinée et en butte à l’opposition croissante des Parlements et des Philosophes. Curieusement, alors que la monarchie meurt de faiblesse, au lieu que cette vérité soit dite au peuple français, la vérité de l’affaiblissement du pouvoir absolu et de la diminution des ressources d’un pays fantasmé comme inépuisable, on dirait que c’est l’état privilégié de la noblesse en sa cour qui se met à fonctionner comme la référence pour ce dont veut jouir le peuple. Le peuple est gonflé à bloc pour se soulever à cause des inégalités dont on lui a fait croire que c’est la noblesse qui en est responsable, à cause de la misère ! Les vrais privilégiés restent invisibles au peuple, et même ceux-ci semblent défendre la cause du peuple ! Alors que l’occasion est ratée d’un réformateur qui, en s’attaquant aux privilèges, aurait pu commencer à entendre les demandes et les souffrances du peuple.

Si, à partir de la chute de la royauté, la cour disparaît pendant deux ans, vient ensuite le triomphe de l’Etat et sa tentation d’absolu, qui enfin intègre la société tout entière, mais toujours d’en haut, tandis que la culture élitiste et l’opinion jouent sur le peuple, en donnant l’impression qu’il est pris en compte, que ses intérêts personnels sont parlés. Dominique de Villepin nous explique que, tandis que la vertu est érigée en doctrine, la violence se légitime en son nom. Le pouvoir et la violence légitime calment la colère qui a explosé avec la Révolution française, et désormais l’Etat fort et l’élite asservie vont forcément et vertueusement instrumentaliser l’intérêt personnel de ce peuple pour leurs propres ambitions, sans que l’éducation de ce peuple pour qu’il devienne un citoyen libre et éclairé ne soit encore à l’ordre du jour. C’est, en ce qui concerne ce peuple, encore et toujours son désir d’un pouvoir fort qui est exploité, quelque chose qui vient d’en haut. La cour va renaître avec l’empire, puis se transformer en esprit de cour. La Révolution renforce le pouvoir et la peur, les piliers qui asservissent les élites, au lieu que le pouvoir naissant des citoyens s’ancre dans un processus de sevrage par rapport au pouvoir absolu. Les notables ont détrôné les nobles, la bourgeoisie devient la classe dominante du XIXe siècle. L’esprit de cour est désormais dans l’ombre, où il s’agit de s’assurer la pérennité des avantages acquis et d’assouvir des ambitions. Logiquement, cette bourgeoisie que Louis XIV avait refoulé de sa cour, en privilégiant la haute noblesse, a fait retour, et prend sa revanche en devenant la classe dominante du XIX siècle. Une chose refoulée et humiliée ne le reste jamais toujours, à un moment ou un autre, elle revient, et sa domination est comme une vengeance froide.

Dans l’Ancien Régime, l’Etat était le contrepoids de la cour. La république apparaît comme le seul contrepoids de l’esprit de cour, avec son socle d’égalité, sa confiance dans l’instruction, son appel à la responsabilité citoyenne, écrit Dominique de Villepin.

Alors, cette Révolution, pourquoi n’a-t-elle pas pu s’achever, se demande Dominique de Villepin ? Parce qu’elle s’est faite non pas par un commencement de travail sur soi, par un sevrage par rapport aux intérêts personnels qui seraient un dû, et surtout par rapport à un pouvoir centralisé qui ferait tout d’en haut, mais par une haine de l’aristocratie ! Comme si le peuple pouvait se partager ses privilèges pour que son intérêt personnel puisse se matérialiser ! Donc, toujours l’intérêt personnel comme un dû mis en avant, non pas l’intérêt commun, et alors il ne s’agit plus que d’arracher aux aristocrates ces intérêts personnels qu’on est persuadé qu’ils monopolisent ! C’est ça, la chose perverse ! On prétend régénérer une nation sur l’exclusion des nobles, en leur prenant et en se partageant leurs biens, leurs privilèges, leurs statuts. Sans jamais remettre en question la dominance des intérêts individuels, du chacun pour soi, du conservatisme, qui refuse les changements inévitables. Sans jamais remettre en question le fantasme d’une France inépuisable, qu’il suffirait de se partager, chacun sa part d’une matrice d’exception, et ceux qui refusent, s’accrochent à leurs privilèges, il suffit de les exclure dans la violence… La cour et toute une société d’ordre tombe avec la prise de la Bastille, faisant du spectaculaire avec la violence, le sang qui coule, les plus forts font ainsi impression sur le peuple qui se croit enfin défendu. Les Jacobins sont en nombre et en force. Les Girondins chutent en 1793. Mais la démesure révolutionnaire spectaculaire et à l’effet d’intimidation par la peur est éphémère, et cinq ans après la Révolution est un champs de ruines. Un peu plus tard, logiquement, comme le montre Dominique de Villepin, l’éligibilité sera réservée aux propriétaires aisés, et l’aristocratie de l’argent est consacrée. C’est-à-dire que c’est toujours le caractère installé et conservateur de la vie qui domine comme paradigme, l’argent servant alors à ne manquer de rien dans ce dedans, ce ventre, cet entre soi. Le principe fondateur de la souveraineté du peuple est contourné, tandis que lui est imposée plus que jamais l’image bourgeoise de cette installation comme la seule chose vers laquelle tendre, qui sera celle du consommateur heureux. La bourgeoisie de 1789, celle qui prend sa revanche de l’humiliation infligée par Louis XIV, ne veut pas que le régime démocratique des citoyens puisse exercer un contrôle de l’action de leurs mandataires. Le peuple est introuvable. Evidemment, le citoyen libre n’est pas encore né, le besoin français d’un pouvoir fort persiste, et piège le peuple par ses représentants. Le peuple ne peut parler directement, mais seulement par ses représentants, lesquels pensent surtout à leurs ambitions.

Dominique de Villepin nous montre que le système représentatif à la française est un système aristocratique conçu au profit d’une nouvelle oligarchie de notables. Logique, puisqu’à ses débuts, la Révolution a été conçue et opérée par la bourgeoisie, mettant en acte son retour de refoulé ! Celle-ci avait intérêt de s’émanciper de l’Ancien Régime en le détruisant par la colère du peuple et la Révolution, pour revenir enfin et dominer à son tour. Ensuite, les fameux intérêts personnels empêchent que cette bourgeoisie organise réellement un régime populaire. La bourgeoisie, logiquement, organise sa prédominance en créant un régime électoral et représentatif qui tient à l’écart le peuple, tandis que celui-ci est piégé par son désir d’un pouvoir fort qui perdure. Le Tiers Etat est bourgeois, non pas populaire. La révolution française va permettre à la bourgeoisie, tenue en respect par le faste de la cour sous Louis XIV, d’acheter les propriétés des nobles émigrés. C’est la victoire d’une nouvelle couche de notables, faite de la noblesse favorable à la Révolution et de bourgeois propriétaires. Ces notables vont protéger leurs acquis jusqu’en 1948 par le cens. Le pouvoir reste aux mains de quelques-uns, le pouvoir du peuple est en réalité un pouvoir sur le peuple, qui reste captif ! L’instauration du cens, impôt payé par les propriétaires, est l’arme élitiste pour éliminer le peuple des affaires du pays. Le peuple n’a jamais été souverain !

Même si les biens féodaux ont changé de mains et sont désormais aux bourgeois, l’inégalité reste la même. Les principes républicains, la liberté, l’égalité, la fraternité, qui motivent apparemment les élites, restent vides de sens. Les femmes de la cour sont remplacées par les femmes des nouveaux riches. La Révolution a accouché d’une nouvelle société incapable de fonder un gouvernement. Toujours, curieusement, reste le désir du pouvoir fort… Rien de nouveau sous le soleil, seul l’esprit de cour s’est déplacé… Bonaparte, dans la foulée de ses victoires spectaculaires en Italie, apparaît comme l’homme providentiel dont la France a besoin, d’autant plus que son image de vainqueur est nécessaire pour garantir la sécurité face aux assauts de l’Europe hostile. Encore la peur, pour asseoir un pouvoir ! La chute du Directoire est fomentée de l’intérieur, là-aussi, avec Sieyès à la manœuvre, fossoyeur de la Révolution après l’avoir accouchée… Coup d’Etat du 18 Brumaire.

Bonaparte, souligne Dominique de Villepin, réussit à être à la fois un réformateur incroyable (code civil, banque de France, etc.), et à rétablir la cour, alors qu’il y était étranger ! L’étiquette fait retour pour maîtriser la frivolité et la familiarité de l’époque. Maîtrise de la familiarité ! Pouvoir qui prend de la hauteur, qui n’est pas un entre soi familier ? Mais surtout, le retour de la cour permet à Napoléon de faire l’amalgame entre l’ancienne élite aristocratique et la nouvelle, une sorte de synthèse de l’Ancien Régime et de la Révolution. On dirait qu’il exploite le fait du Prince pour distinguer des personnes qui ne le sont pas de naissance, comme une percée presque populaire, en tout cas celle du mérite, non pas celle qui est due ! C’est déjà énorme, et l’incroyable est que cela exploite le rétablissement même de la cour ! Une sorte de subversion à l’intérieur même d’un système qui semble revenu en arrière ! L’instauration de la Légion d’honneur permet de récompenser le mérite en donnant une dignité qui n’est pas liée à la naissance. Avec la fondation de l’Empire, la restauration de la cour est officialisée. Mais il y a une différence : la nouvelle noblesse, très hétéroclite, nobles ralliés, militaires, hauts fonctionnaires, se distingue par la fonction et non pas la naissance. L’empereur veut la montée en puissance de l’ancienne noblesse car désormais il méprise le personnel politique. Fascination puérile à l’égard de Louis XIV, ou bien veut-il répéter le coup de la cour de Versailles pour maîtriser tout le monde ? Sa cour royale est encore plus que celle de Versailles le lieu de la servitude et de la servilité, avec ce que cela implique de logique de l’humiliation. Fastes, apparat, élévation sociale par le maître, clans, coteries, intrigues. La cour, évidemment, ne cherche plus à conquérir mais à préserver des acquis. Ce qui avait assuré le pouvoir puissant de l’Empereur, ce sont ses succès militaires, qui l’ont présenté comme l’homme fort providentiel que le peuple aussi désirait, il est le chef. Mais lorsque les succès militaires manquent, la cour doute et conspire, c’est normal dans une logique de l’humiliation. Avec la campagne de Russie désastreuse, l’esprit de service des hauts fonctionnaires lâche. Fin 1813, la défaite de Leipzig entraîne la chute de l’Empire. Napoléon fait valoir qu’il est le représentant du peuple, que le trône est dans la nation, qu’on ne peut le séparer d’elle sans lui nuire, que la nation a besoin de lui, le guide et le chef. L’entrée de l’armée des Alliés dans Paris entraîne quatre jours plus tard l’abdication de Napoléon.

Suivons pas à pas Dominique de Villepin. La première Restauration avec Louis XVIII ravive la fracture en deux de la France, les royalistes émigrés veulent la restitution de leurs biens, le drapeau blanc est de retour. Napoléon débarque à Golfe Juan, et doit son succès à la mobilisation de la France rurale et militaire, mais il ne peut séduire les élites. Waterloo. Fouché et La Fayette à la manœuvre. Deuxième Restauration. C’est le sacre des notables. Rien de nouveau… Monarchie de juillet. La cour du dernier des Bourbons manque de prestige, la noblesse ne la fréquente que pour obtenir des charges du roi. Celui-ci protège son trône en instituant la fonction de Président du Conseil, ancêtre du Premier ministre. En 1824, Charles X incarne la Contre-Révolution, se faisant sacrer à reims. Mouvement de balancier qui ramène à avant… La Révolution de 1830 s’attaque à la cour traditionnelle. On revient à après… Louis-Philippe, lui, se dit roi des Français et non de France, et il rétablit le drapeau tricolore. Ce sont les notables qui l’ont couronné. Logique ! Ce roi appartient par sa famille à l’Ancien Régime, et par son histoire à la Révolution. Il fait profil bas pour tenir, il est un roi bourgeois. Voilà… Le passé est marginalisé au profit du renouvellement des élites, mais l’esprit de cour est toujours là. Les deux Restaurations ne sont pas un retour sur scène de l’ancienne noblesse, l’aristocratie jusqu’en 1830 est différente de celle de Louis XIV, c’est un syndicat de propriétaires fonciers, donc des conservateurs bien sûr, et en tant que tels ils soutiennent les Bourbons… La monarchie de juillet apporte plus de bouleversement car elle restreint le droit électoral au seul cens : c’est le pouvoir de l’argent ! Et, toujours, l’installation, le conservatisme, l’entre soi matriciel inépuisable. Le libéralisme politique est logiquement dépassé par le libéralisme économique. Avec les débuts de la révolution industrielle, et le développement du chemin de fer, la Deuxième Restauration repose sur la propriété et sur une conception utilitaire des rapports sociaux. La célébration de la richesse entraîne la généralisation de l’affairisme et la dégradation des mœurs. Le gouvernement, écrit Tocqueville, est sans grandeur et sans vertu… Le pouvoir s’ouvre à une nouvelle élite, tandis que l’aristocratie terrienne se retire. Une poignée d’écrivains, comme Victor Hugo et Guizot, font partie de cette élites, mais surtout des banquiers et des journalistes, d’où le poids croissant de l’opinion. Par l’argent et l’écrit, la presse est le nouvel esprit du temps.

Dans le système de cour du XIX siècle, la bourgeoisie impose sa marque ! Les rapports humains et les rapports de force se mesurent par l’argent et l’utilité. La vie se replie sur la propriété, sur une jouissance intérieure qui ne joue plus sur les apparences. En quelque sorte, cette jouissance intérieure est matérialisée comme jamais, et l’argent semble la rendre éternelle. Pour se protéger, pour ne pas susciter la colère du peuple par l’intolérable inégalité, elle se rend donc invisible par des réseaux, de l’entregent, elle contrôle l’information tout en créant les conditions d’une opinion publique qu’elle peut contrôler. Avec le libéralisme économique, elle contrôle, outre l’information, la banque, l’industrie, bien plus étroitement que l’aristocratie dans le passé. La Monarchie de juillet supprime la censure, et les Français peuvent imprimer leur opinion, mais ont-ils les vraies information ?… Apparaît la presse commerciale, l’exploitation des sentiments et des rumeurs. Le pouvoir sait renverser l’opinion, par les connivences entre les deux milieux.

L’autre pouvoir, continue Dominique de Villepin, est celui de la finance, tandis que les industriels et les banquiers dominent le pouvoir politique par la valeur argent. C’est le terme du long glissement de l’honneur propre à l’esprit de chevalerie et de service à la valeur argent, la propriété étant la marque de la notabilité révolutionnaire et impériale. Avec la révolution industrielle entre 1830 et 1850, l’argent pour la nouvelle élites joue un grand rôle politique. L’aristocratie traditionnelle en jouant le jeu n’est pas exclue.

Comme sous Louis XIV, le régime se ferme sur cet entre soi qui reste sourd à la question sociale. Avec la crise agricole et industrielle de 1847, le mécontentement gronde contre un régime miné par l’affairisme des élites. La Monarchie de juillet tombe facilement en février 1848. La Monarchie constitutionnelle est oubliée, même si, quand même elle a conforté des libertés publiques et assuré la paix en Europe. Mais elle a préféré l’esprit d’absolu. Se rejoue une partition révolutionnaire. La IIe République institue le suffrage universel, et avec lui c’est enfin l’avènement de la démocratie ! Mais voici que se révèle, évidemment, une nouvelle fracture sur la question sociale : entre la gauche et la droite ! Comme le souligne Tocqueville, 1848 est la naissance du socialisme. L’opposition entre socialisme et libéralisme remplace l’ancienne, entre la bourgeoisie et la noblesse. La République imaginaire se déchire. L’élection de Louis Napoléon Bonaparte fin 1848 signe la victoire du conservatisme bourgeois. Logique… Le socialisme est abattu. Sous le Second Empire, la cour est restaurée, on renoue avec la grandeur. La dernière cour de l’histoire est brillante, fastueuse. Elle s’ouvre comme un monde nouveau, celui du « Tout Paris » et de ses fortunes récentes qui se masquent dans les mondanités. Les parvenus ont l’air aristocratiques. La cour se déplace, Fontainebleau, Plombières, Vichy. Le régime a quand même oeuvré en direction du social, par exemple en instaurant le droit de grève en 1864, par le nouveau Paris d’Haussmann, et par l’Exposition Universelle. A la chute de l’Empire en 1870, les centres de pouvoir partent ailleurs que dans une cour.

Comme le dit encore Tocqueville souvent cité dans ce livre par Dominique de Villepin, les Républiques démocratiques mettent l’esprit de cour à la portée du plus grand nombre et dans toutes les classes à la fois. Dominique de Villepin parle d’oxymore à propos de cour démocratique…

La démocratie représentative, idéal libéral, permet à l’esprit de cour des nouvelles élites de s’organiser. Les élection, les partis, les nouvelles décorations vont permettre le renouvellement des mécanismes d’influences. Voilà : les représentants ! Toujours, pour le peuple français, cette persistance du désir d’un pouvoir fort, qui fait les choses pour lui, qui puisse fournir un dû fantasmé… Les représentants fonctionnent pour cela… Et leurs ambitions personnelles peuvent trouver à s’installer, voire à se professionnaliser… D’autant que les échanges sont désormais plus faciles et invisibles entre le monde des affaires et le monde du pouvoir. Comme depuis toujours, les hommes sont fascinés par le pouvoir, et même en République seule une minorité est habitée de l’honneur de servir un intérêt commun. Délégation totale par le peuple qui, curieusement, continue de tout attendre d’en haut, avec lequel il fait le lien par ses représentants… La nature humaine est ainsi faite que la volonté de parvenir, pour soi et son entourage, est ce qui domine… L’élite a tendance à isoler le pouvoir et à le couper de la société.

Dominique de Villepin nous éclaire sur les défauts du régime parlementaire. Le pouvoir y étant précaire, se déploie la logique de séduction en vue de l’élection. Les parlementaires n’ont que très peu de temps pour réellement travailler, alors qu’il faudrait plus de durée. Le pouvoir républicain est bien sûr plus fort en légitimité que la monarchie, mais plus fragile qu’elle. D’autant plus que cette fragilité va de pair avec un Etat qui se renforce, augmentation du nombre des fonctionnaires, du budget, inflation du nombre des ministres, des conseillers. Autant de tentations… Force du pouvoir, fragilité du politique… Cela favorise la courtisanerie… Avec la séduction comme moyen et les intérêts personnels comme fin. Comme l’esprit de cour a gagné à la disparition de la cour, s’écrie Dominque de Villepin ! On ne voit plus les intrigues, pourtant au cœur de Paris il y a plus que jamais ces lieux où l’élite politique, sociale, littéraire fait et défait les réputations. Tout désormais se joue dans l’ombre et en coulisses, sauf… les scandales. Et nous vérifions plus que jamais le pouvoir des discours dominants des élites à la fois politiques, littéraires et sociales, via l’opinion, sur un peuple qui n’aurait pas les moyens intellectuels ni d’esprit critique pour se faire une idée de lui-même, en particulier à propos de la nouvelle cour invisible, des véritables privilégiés, et surtout à propos de ce qu’est l’intérêt commun aujourd’hui, cette urgence autour de laquelle se mobiliser. Tout le monde serait addict aux intérêts personnels, et avide de manière idiote même de miettes jetées pour contenter, toujours aveugle aux risques énormes qui menacent l’avenir de l’humanité qui devraient pourtant nous unir.

L’élection qui incarne la démocratie a son envers de la médaille, continue Dominique de Villepin, la professionnalisation du personnel politique en même temps que sa précarisation. La réélection est l’obsession, cela confisque le pouvoir. La culture de la faveur repousse la méritocratie. Le personnel politique s’accroche à sa rente de situation ! Le peuple voit sous ses yeux que c’est le régime de la faveur qui prévaut, donc l’inégalité. Il faut décrocher une élection, non pas la mériter. Et ainsi de suite pour tout le monde, de haut en bas… En France, le pouvoir est capturé par une minorité au nom d’une légitimité électorale très théorique… La souveraineté du peuple n’est toujours pas effective.

L’apparition des partis politiques, au début du XXe siècle, va créer rapidement des structures oligarchiques où les décisions sont centralisées à Paris, très loin des militants. En même temps, des professionnels de la politique apparaissent, et entourent les puissants. Augmentation de la servilité autour du pouvoir. Le nouveau serviteur du pouvoir est le conseiller du ministre, avec ce que cela sous-entend de flatterie pour y parvenir.

A l’instabilité des ministres fait face la stabilité de l’administration. Cela favorise l’attitude courtisane, par exemple on « protège » le ministre en ne lui donnant que des bonnes nouvelles, donc en l’isolant et non pas en l’éclairant. L’emploi du temps chargé accentue encore cette coupure d’avec la société. Toujours, se lève une hostilité envers une personnalité un peu forte, attachée à restaurer un pouvoir fort au cœur de l’exécutif. Il ne faut surtout pas que les carrières soient dérangées. Derrière les ministres qui valsent, la stabilité du personnel politique gèle les velléités de réforme, c’est le conservatisme d’intérêt qui gagne.

L’augmentation des dangers extérieurs au début du XXe siècle, ainsi que le renouveau des idées par exemple celles du communisme, semblent recentrer la politique sur l’intérêt commun. Mais la crise économique des années 1930, la sensation d’inachevé avec le Front populaire, font revenir le dégoût à l’égard des hommes politiques. C’est la débâcle. Le sentiment républicain ne s’incarne pas dans le parlementarisme, souligne Dominique de Villepin.

C’est Charles de Gaulle qui se rend compte que les puissants se satisfont de l’affaiblissement du pouvoir, afin de mieux le manier et conquérir les fonctions et les influences. La Libération ne met pas fin à l’esprit des intrigues.

Tocqueville, plus que jamais, a raison d’écrire que le peuple ne pénétrera jamais dans le labyrinthe de l’esprit de cour. A moins que…

Alors, logiquement, Dominique de Villepin se demande : qu’est-ce qu’un homme d’Etat, figure providentielle que la France a la chance de voir apparaître de temps en temps, comme le Général de Gaulle, Louis XIV, et qui fait reculer l’esprit de cour au profit d’une vision universaliste ? Tous, dit-il, ont un amour de la France, un besoin de dépassement et un même orgueil qu’ils mettent au service du pouvoir en s’élevant plutôt que se rabaisser dans une proximité illusoire et hypocrite. Donc, l’homme d’Etat a toujours en tête l’intérêt commun, qui se transforme forcément au cours des siècles, car notre pays n’est pas seul au monde, et les autres bougent, les rapports de force se transforment, les révolutions industrielles et technologiques font que les choses ne restent jamais pareilles ! Donc, un homme d’Etat doit être en permanence sur ce front des changements de l’intérêt commun, à l’extérieur et à l’intérieur du pays ! Il doit par conséquent avoir l’expérience de l’épreuve, afin de pouvoir affronter chaque mise à l’épreuve nouvelle apportée par le changement incessant ! Chacun d’eux, poursuit Dominique de Villepin, a un esprit mûri par les épreuves et a été frappé dès l’enfance par un choc fondateur. En découle la conviction que le pouvoir est fragile, que l’intérêt commun n’est pas défendu une fois pour toutes et ensuite le repos ! Ces passeurs sont des insoumis, des indépendants, qui ne se coulent pas dans le système en place tels les courtisans. Ils ont une grande force de caractère et une obstination sans faille, plus le culot et l’audace, et savent exploiter les événements heureux. Plutôt que de se laisser distraire par des jouissances terrestres, ils s’engagent corps et esprit pour l’intérêt général. Bien sûr, le plus souvent, ils sont incompris des hommes, ils essuient leur ingratitude. Ces véritables hommes d’Etat ont évidemment en horreur les courtisans, l’hypocrisie de leurs entourages, la lâcheté des élites en place, le goût de l’argent de certains d’entre eux, et l’intrigue et le complot commun à tous. Comme elles sont brillantes et puissantes, ces paroles de Dominique de Villepin !

Poursuivons le voyage. Pour résoudre le problème de l’Algérie, le Général de Gaulle est rappelé, et on compte se défaire de lui après. Mais il demande une réforme constitutionnelle, afin de mettre fin au régime des partis et au parlementarisme de l’impuissance, donc une riposte aux féodalités. La Ve République est conçue pour rétablir au cœur des institutions le lien direct et privilégié avec le peuple. La présidence est forte, au-dessus des partis, le référendum reprend le plébiscite impérial, et en 1962 l’élection présidentielle au suffrage universel est l’équivalent démocratique du sacre. Il conjugue les légitimités et méprise les entourages. Il est en position de force pour imposer la fin de la colonisation remplacée par la marche en avant industrielle et la construction de l’Europe. Le Général de Gaulle semble renouer avec Louis XIV dans son dessein de maîtriser la cour par l’unité d’impulsion du pouvoir. Il s’appuie comme Napoléon sur l’Etat et sur quelques fidèles apolitiques. En quelque sorte, il modernise la politique de grandeur utilisée par les rois de France pour être à la fois proche de son peuple et distant par son prestige puisqu’il s’agit de travailler à l’intérêt commun, non pas de se familiariser dans la jouissance d’un acquis que plus aucune instabilité ne dérangerait. La distance permet aussi de s’affranchir des corporatismes toujours au services des intérêts particuliers. Monarchie démocratique de de Gaulle. C’est avec le concours du peuple, donc une base d’excellence démocratique, qu’il met en œuvre des institutions faites pour embrasser l’avenir. De Gaulle a réussi à réconcilier l’idée républicaine avec la primauté de l’exécutif sur les oligarchies. La Révolution a trouvé son gouvernement.

Mais le retour en force des partis et le lent déclin du président va faire dégénérer la monarchie républicaine. Inéluctable aversion des intérêts particuliers et organisés à l’égard d’un pouvoir fort, bien perçu par de Gaulle ! Dans ses « Mémoires d’espoir », il évoque ces féodalités battant en brèche la tête que la république avait enfin pu avoir. Il nomme Pompidou à la place de Debré, pour séduire des caciques de la politique, une sorte de politique d’ouverture prenant en considération l’essor des milieux d’affaires. Pompidou est en effet passé par la banque Rothschild. En 1965, c’est le grand retour en force des partis et la consécration de la puissance de la télévision. De Gaulle s’y soumet mais sent qu’elle réduit l’empreinte du sacré. Rupture entre de Gaulle et Pompidou car celui-ci est blessé que de Gaulle se représente. Guerre froide des entourages, féodalisation du parti gaulliste par les « barons ». Ce parti est devenu un instrument politique et partisan comme les autres partis, conclut Dominique de Villepin.

Continuons la lecture. Mai 68 transforme les rapports de force entre le pouvoir et la société. La société hiérarchisée est bousculée : monde universitaire et mandarins, entreprise et patrons de droit divin, secteur public et technocrates et syndicats. Le système de castes craque ! La société semble avoir acquis un peu de sens critique ! Et bouge ! De Gaulle prend le risque du référendum, c’est-à-dire le dialogue direct entre le pouvoir et la société. Mais il y a les élites et, comme toujours, elles choisissent que tout se conserve ! Pompidou est le champion de ce conservatisme. Avec VGE, la coalition des intérêts va faire échouer le projet de de Gaulle. Pompidou mène une politique de conservation qui achève d’éloigner le gaullisme de ses origines en le droitisant. L’unité de pouvoir gaullienne est remplacée par une cohabitation faite de coups bas. La présidence de VGE signe l’entrée de la France en crise, d’où elle n’est jamais sortie. Le pouvoir coûte plus cher. Il répond à la détresse croissante du peuple, mais perd l’essentiel. La présidence de VGE évoque l’Ancien Régime au sens péjoratif, y est sensible la fascination de la grande bourgeoisie pour la noblesse ancienne. Chirac et Dominique de Villepin y sont, eux, étrangers. VGE, par sa diction, son attitude, son langage, est hautain et snob, il n’a pas la hauteur et la prestance d’un vrai homme d’Etat. Il veut faire peuple, mais il a instauré un protocole d’un autre âge… Après le départ du Général de Gaulle, la Ve république perd de sa hauteur et dérive vers la courtisanerie. C’est, écrit Dominique de Villepin, le scrutin majoritaire lui-même qui a légitimé d’énormes machines partisanes et constitué des fiefs électoraux plus ou moins héréditaires, avec occupation des sièges en se préoccupant surtout de la réélection et des affaires des circonscriptions ! Le Parlement devient donc un corps conservateur. D’où un système de réseaux des grands de la république dont on cherche l’appui et rien ne change. Le technocrate s’impose avec VGE, dans une osmose entre l’Etat et le pouvoir. L’énarchie, au moment de l’instauration de la Ve République, avait promu des hauts fonctionnaires dans le cadre d’un gaullisme industriel et donc dans le but d’un service de l’Etat.

Le problème, c’est que ces hauts fonctionnaires sont issus de la grande bourgeoisie ! Rien ne change ! Celle-ci conserve donc les rênes du pouvoir, et ce qui devait être un vecteur de renouvellement est devenu un instrument de conservation au service des élites, d’autant plus que l’ENA imprime l’esprit de corps des grandes écoles. Ensuite, par pantouflage, les hauts fonctionnaires accèdent aussi aux directions des grandes entreprises privées. Nous voici revenus à une situation comparable au monopole aristocratique de la monarchie absolue. L’élitisme républicain est illusoire, puisque c’est la richesse et les réseaux familiaux qui conditionnent l’accès aux grandes écoles.

L’endogamie du paysage élitiste en France n’existe pas dans les autres pays européens, souligne Dominique de Villepin. Les dirigeants politiques, les dirigeants administratifs, les grands patrons viennent à peu près tous du même milieu social et des mêmes écoles. VGE incarne cette élite fermée. S’il veut sincèrement réformer la nation française, cela se heurte forcément aux intérêts privés de cette élite. La crise économique conforte d’abord l’emprise de l’élite technocratique par le discours de la rigueur gestionnaire.

Avec François Mitterrand, c’est la dimension monarchique du pouvoir qui est de retour, avec ses jeux de cour ! Son ascension s’est effectuée dans le cadre du Parlement, puis au parti socialiste qu’il a refondé et mis à son service. C’est contre l’esprit et la pratique de la Ve république qu’il arrive au pouvoir, connaissant parfaitement le poids des entourages, l’importance de la flatterie, des vanités. Une pratique de plus en plus monarchique fait valoir la volonté du Prince, une sorte de cour de Versailles s’impose dans son entourage, il annonce lui-même aux heureux élus leurs nominations, dispensant les faveurs… Il sait diviser, tenir tête à la cour, attiser les rivalités, ses courtisans entrent en compétition. Avec la promotion de célébrités médiatiques, comme Bernard Tapie, le pouvoir se fait cour en séduisant l’opinion. La primauté de l’écran sur l’écrit commence. Célébration de l’argent roi. Discrédit sur la gauche. Le parti socialiste s’abîme dans une dérive de clans et de coteries. La guerre des clans est historique. Fabius le dauphin ressemble beaucoup à VGE, technocrate comme lui. François Mitterrand, lors de la première cohabitation, ressoude le parti socialiste autour de lui, en arbitre suprême. Cela permet d’exposer le gouvernement de Chirac, d’autant plus que celui-ci, en vertu de l’orthodoxie gaulliste, respecte le chef d’Etat. Mais le pouvoir de Mitterrand va s’étouffer sous le poids des affaires, son système est dépourvu de réelle ambition collective. Au congrès de Rennes de 1990, son parti est dévoré par la soif du pouvoir. L’ambition personnelle est masquée par l’idéologie. Ce ne sont que des querelles de partisans qui sont les clientèles de grands féodaux anticipant la succession. Michel Rocard, pionnier de la véritable ouverture, est chassé comme un laquais.

L’élection de 1995, date à laquelle commence l’expérience de Dominique de Villepin au service de l’Etat auprès de Jacques Chirac, sera une date clef pour comprendre comment l’esprit de cour a pu s’insinuer dans les rouages de la Ve République. Deux conceptions de la République se sont affrontées, dit-il, l’une dans la lignée de la pratique gaulliste, fidèle, tendue vers un seul but, avec le pouvoir entouré d’une garde de compagnons, et l’autre avec un pouvoir cerné d’une cour de barons, occupés à accroître leur pouvoir. La rupture initiale oppose Balladur et Chirac. Balladur, Dominique de Villepin l’a vu impatient de passer de l’ombre à la lumière, pour lequel la fonction de Premier ministre n’était pas un don mais un dû. Ayant une haute idée de son destin, il a rallié les caciques du parti autour de lui, et ce fut la désertion des élites. Mais Balladur manquait de fermeté. Sans doute Sarkozy le choisit-il pour cela, et cette épreuve a paradoxalement servi à Chirac, car elle lui a permis de renouer avec le gaullisme social correspondant à ses convictions profondes. Dans sa campagne, Jacques Chirac pointe la responsabilité des élites dans le déclin français. Il annonce le retour du volontarisme. C’est un homme profondément libre, souligne Dominique de Villepin !

Jacques Chirac, c’est l’anti-cour ! Alors que les élites, politiques, économiques, administratives, médiatiques, intellectuelles, avaient toutes choisi Balladur, l’élection de Chirac est un coup de tonnerre. Election qui marque la fin de la dérive de la Ve République. Pour la première fois, voici un président de la République qui est élu contre les avis et pronostics unanimes ! Il a fauché les mauvaises herbes de la courtisanerie !

Une nouvelle cour, invisible depuis deux siècles, est apparue à la lumière, par cette élection, justement en faisant campagne pour son candidat, Balladur ! C’est ce que Dominique de Villepin a constaté ! C’est en se mettant dans la lumière qu’elle a suscité l’hostilité des citoyens ! Ceux-ci, soudain, se sont vus si mal représentés, si abandonnés par des élites déjà en train de les abandonner pour se tourner vers les sirènes de la mondialisation ! Résultat : abstention et montée du populisme ! La décentralisation, la mondialisation, la construction européenne, tout cela affaiblit aussi l’Etat nation ! Rien en effet ne reste conservé, stable, confortable ! Dominique de Villepin nous dit qu’avec Jacques Chirac, ils étaient conscients de cette évolution, d’un côté l’affaiblissement de l’Etat nation, de l’autre une campagne très critique envers les élites au pouvoir ! Ce qui a porté au pouvoir Chirac, le fait que les citoyens l’ont senti infiniment plus proche du peuple que les élites dans leur esprit de cour uniquement occupés de leurs intérêts, est aussi ce qui va faire sa faiblesse une fois au pouvoir. Car le voici isolé, manquant cruellement de soutien pour relayer son action. La majorité de son parti avait soutenu Balladur ! Si peu voulaient réellement réformer la France ! Dominique de Villepin, fidèle à la mystique gaullienne et à l’esprit du service de l’Etat, l’est évidemment à Chirac, et on le prend pour un barde illuminé dépourvu de sens politique. Il est pourtant si politiquement lucide ! Les soutiens de Chirac sont très disparates. Il a voulu récompenser la fidélité plutôt que la compétence. Comme soumis à la peur d’actes déloyaux ! Les élites en effet ne semblent pas croire en Chirac, la plupart des interlocuteurs que rencontre Dominique de Villepin sont étrangement fatalistes. De plus, le pouvoir est tellement encombré, tellement de temps est passé à recevoir, écouter, consoler ! Peu de temps pour l’action ! Donc, la première présidence de Jacques Chirac est victime… de l’absence de cour ! Donc, elle se retrouve otage des notables, alors qu’elle a fait une vraie campagne de terrain, rencontrant le peuple ! Tout sera fait pour diaboliser le grand projet réformateur porté par Juppé, écrit Dominique de Villepin ! La dissolution est l’électrochoc qui est tenté. Tenter de retrouver l’esprit de la démocratie en faisant jouer la souveraineté des urnes ! Et ainsi, essayer d’enrayer l’emballement de l’esprit de cour ! Afin de mener au succès les réformes, dont l’introduction de l’Euro. Mais c’est la défaite ! On veut la tête de Dominique de Villepin, mais Chirac s’y refuse ! Jacques Chirac, par cet échec, change profondément, il perd sa candeur, découvre en lui-même des ressources, de la patience. Et repart au combat. La gauche est revenue au pouvoir, dans un esprit de vengeance contre « l’usurpation » de 1995 ! Le Premier ministre de gauche n’est pas sans sentiment de supériorité face à un président vu comme anéanti… Chirac le rappelle à l’ordre à l’occasion de maladresses… Nicolas Sarkozy séduit Dominique de Villepin par son énergie et son agilité intellectuelle. Mais la fidélité de Dominique de Villepin à Jacques Chirac entretient la rivalité avec Sarkozy ! La cohabitation, paradoxalement, met en relief Jacques Chirac, qui sait la gérer et sa politique étrangère excellente le rend populaire. Légitime qu’il se représente en 2002 ! La montée de Le Pen révèle l’augmentation de la dissociation entre le peuple et les élites, avec la crise politique, économique et morale.

Par-delà la reconnaissance que Dominique de Villepin a pour les qualités de Nicolas Sarkozy, en cohérence avec sa curiosité de toujours pour les humains, il est parfaitement conscient de ce qui les sépare absolument en matière politique. Ils n’ont pas du tout la même idée de la France ! Pour Nicolas Sarkozy, enfant des médias qui croit importable le credo de la réussite individuelle dans ce vieux pays qu’est la France, malade du trop d’Etat et à la conception surannée de la politique, la politique est un moyen. Pour Dominique de Villepin, la politique est un but, elle vise l’intérêt commun, c’est un service ingrat, par essence sacrificiel et tragique. Il nous semble entendre chez Dominique de Villepin que ce à quoi la politique a à s’attaquer d’abord, c’est justement à cet esprit de cour qui est désormais en chacun de nous ! C’est-à-dire nous amener au sevrage, à ce deuil de l’installation, des intérêts personnels avant tout, d’une conception matricielle de la vie ! Et ça, c’est en effet le seul sacrifice qui vaille, puisqu’il permet de naître ! Et c’est ingrat parce que d’abord on n’aimera pas celui qui nous arrache nos enveloppes placentaires, nos petites installations, nos petites affaires, nos petits intérêts privés, nos petits arrangements, pour nous mettre face à l’intérêt commun par tout ce qui le menace à l’extérieur et à l’intérieur, et aussi par toutes les nouvelles opportunités que nous offre l’ouverture et ces changements. Sacrificiel et ingrat, car il doit renoncer à l’espoir d’être aimé, à toute cette cour affective autour de lui comme autour de l’enfant. Chacun de nous doit ainsi renoncer à se voir entouré d’une cour, sur le modèle infantile de la cour familiale autour de l’enfant roi, l’individu roi. Ce sacrifice sur l’autel de la politique exige d’avoir la force et la vertu qui rendent capables de porter la croix du non amour, de ne pas avoir peur des crachats. Dominique de Villepin croit en la capacité de dépassement de la France, alors que Nicolas Sarkozy veut la corriger !

Nicolas Sarkozy fait tout pour se rallier Dominique de Villepin, de la séduction à la menace, en vain. Il ne tolère pas qu’on le repousse, il incarne l’enfant roi qui ne veut pas qu’on le tire hors de sa circonvention placentaire, qui n’accepte pas de ne pas être aimé, de ne pas être vu comme le meilleur dans le miroir curial ! Il voit dans la distance et la non complicité de Dominique de Villepin le non amour, le sacrifice de l’amour et de l’installation que cela symbolise, et l’attaque de son intérêt personnel en matière d’ambition politique, et ce n’est pas supportable ! Sarkozy veut guérir ses blessures narcissiques de l’enfance dans sa victoire politique, tout cela est si affectif. Bien sûr, lorsque Dominique de Villepin se propose comme Premier ministre à Jacques Chirac, pour dans un ultime geste de fidélité ne pas laisser le président dans l’impasse, et pour constituer un gouvernement de mission, tous les exclus appartenant à l’élite de l’esprit de cour l’attaquent ! Sarkozy voit cela comme un complot pour lui barrer la route vers la victoire ! Il va tout faire pour nuire au Premier ministre, discréditant tous ses projets, et par l’instrumentalisation des affaires.

Nicolas Sarkozy président devient alors le premier des courtisans, constate Dominique de Villepin ! Une nouvelle étape est franchie en ravalant le peuple au rang d’opinion, qu’il faut séduire et conquérir, toujours ce miroir dans lequel l’homme narcissique sans fin veut vérifier qu’on l’aime, en tablant que pour le peuple aussi prime l’intérêt personnel et qu’ils sont pareils, une communauté d’intérêts ! L’intérêt personnel fondamentalement affectif prime chez lui ! Il est donc logique que son style soit en totale rupture avec celui de Chirac. Voici le nouveau Bonaparte ! Rapport décomplexé avec l’argent, la célébrité, les médias, comme si tous les Français aussi étaient enfants des médias et des stars qui font rêver, donc rien ne serait choquant ! La France de Sarkozy est vue d’en haut, du point de vue des élites qui veulent refaire la nation à l’image de leurs intérêts personnels. Le président Sarkozy incarne la revanche possible du petit, qui réussit comme les grands, donc qui avalise plus que jamais le caractère installé, parvenu, dans un environnement matriciel d’argent, de célébrité et de dorures, comme ce qu’il est désirable d’obtenir, comme le dénominateur commun de ce que chaque Français désire, même sous forme de miettes ! Il a une vision de la France qui lui ressemble, avide de réussite personnelle et de biens matériels comme visualisation de l’installation, du rien ne manque ! Tout le contraire d’un sevrage, d’une naissance ! Par ailleurs, suivant cette logique il s’agit de protéger cet entre soi matriciel, cet intérêt personnel centré sur lui-même et devenu objet de la politique ! Alors, c’est toujours la même chose, il faut le montrer en danger, il faut instrumentaliser les peurs, ainsi le sauveur peut fanfaronner, c’est lui qui sait protéger tout le monde contre les immigrés, contre l’islam, contre toutes sortes de boucs émissaires. Dominique de Villepin a tout de suite été contre sa création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, mais Sarkozy l’a maintenu car un sondage a dit qu’il perdrait beaucoup de voix s’il y renonçait… La politique de Sarkozy se fait en fonction de ses effets immédiats, elle se saisit de tout ce qui lui est utile, elle est opportuniste. Le pouvoir se fait cour, pour séduire l’opinion, laquelle remplace le peuple. Le président veut être aimé pour ce qu’il est, celui qui sauve les Français apeurés. Son hyperprésidence est en rupture institutionnelle ! Le Premier ministre n’est plus qu’un collaborateur. L’hyperprésidence devient impuissante d’être surchargée, anarchiste. La pratique de cour est galopante, nominations comme faits du Prince, goût de la familiarité en exposant sa vie privée. Nicolas Sarkozy a inventé une cour à son image, avec la peur comme moyen, l’argent comme fin, et le spectacle médiatique mettant en scène son narcissisme, écrit Dominique de Villepin ! Consanguinité entre le privé et le public révélée par exemple par l’affaire Bettencourt, alors que dans la Ve République, le président élu au suffrage universel comme condition de sa légitimité doit rassembler tous les Français, non pas une cour clandestine ! Le président Sarkozy a rompu avec cette exigence, il a été un président minoritaire, ne rendant des comptes qu’à cette cour-là ! Le conservatisme en sort renforcé, et cela va finalement le desservir !

A suivre, donc !

Par ses livres et celui-ci en particulier parce qu’il nous met face à notre infantilisme, Dominique de Villepin nous rend conscients que se profile, à travers même la désillusion suscitée par les élites et les politiques, l’ouverture d’un temps exceptionnel où peut se créer une France des citoyens, pour lesquels enfin les intérêts personnels ne peuvent s’épanouir que si, d’abord, ensemble nous travaillons à l’intérêt commun, dans un monde changeant avec ses risques et ses nouvelles opportunités.

Alice Granger Guitard



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