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La fille de Casablanca, Juliette Jourdan

Edité par Juliette Jourdan, Blog : juliettejourdan.blogspot.fr 2017 Twitter : @lafilledecasa

dimanche 4 juin 2017 par Alice Granger

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De Juliette Jourdan, j’avais déjà lu « Le choix de Juliette », livre publié par les Editions Le Dilettante, en 2009 (voir Note de lecture sur ce site), très intéressant parce qu’il explore la question « Qu’est-ce qu’une fille ? » et que la réponse est incroyablement complexe et énigmatique voire ouvre une boîte de Pandore. Dans ce nouveau livre, « La fille de Casablanca », il s’agit toujours d’une Transsexuelle, mais l’histoire commence avant l’opération. Jenny a alors « l’apparence troublante d’une fille » même lorsqu’elle est encore un garçon, alors que depuis l’âge de quatorze ans elle prend des hormones féminines, du Distilbène, qu’elle peut acheter dans les pharmacies de la ville grâce à une ordonnance de sa mère qu’elle a recopiée. Elle a le « visage lisse et androgyne », de petits seins. Elle vit avec sa mère couturière, mais loin de l’endroit où elle est née. A Casablanca, personne ne l’a vue grandir, personne ne s’interroge sur son changement d’apparence. Nous notons d’emblée que la mère de Jenny semble parfaitement accepter que son fils soit devenu sa fille. Le père, qui était violent, est mort.

Ce livre va raconter ce qui dans sa vie a préparé ce gynécologue, le Dr Georges Burou, à prendre le risque d’inventer l’opération créant un sexe de femme chez un garçon. D’abord il refuse de faire à Jenny un sexe de femme, parce que cette opération n’a encore jamais été faite de manière satisfaisante. Ce sont les expériences antérieures du Dr Burou qui lui font ensuite accepter le risque, en prenant Jenny pour cobaye. C’est pour cela que tout ce qui précède cette opération pionnière est importante pour entendre l’audace du chirurgien.

D’abord, intervient l’épouse du gynécologue, Jeanne Burou. Jenny, habillée en garçon, est en train de peindre une pièce dans l’appartement des Burou. Jeanne est très sensible à ce quelque chose de féminin qu’elle devine chez ce jeune peintre. C’est, nous l’entendons, cette sorte de trouble qui va lui faire accepter de parler à son mari du désir de Jenny d’être opérée afin d’avoir un sexe de fille. Elle lui a confié que depuis son enfance, elle ne pouvait se concentrer sur rien d’autre que sur ce problème, se sentir fille dans un corps de garçon. D’où un parcours scolaire perturbé. Maintenant, habillée en garçon elle est androgyne, habillée en fille elle est très séduisante, mais par exemple dans les boîtes de nuit où elle travaille souvent, elle ne peut accepter de faire des strip tease pourtant très payants…

La clinique du Parc du Dr Burou est située dans le plus beau quartier de Casablanca, dans un immeuble cossu. Il avait dû quitter précipitamment Alger, où il travaillait, paraît-il parce qu’il avait été radié du Conseil de l’Ordre des médecins pour avoir pratiqué des avortements ou autres actes interdits. Au Maroc, c’est moins contrôlé. Il s’agit donc d’un médecin qui ose, et entend les demandes des femmes…

Surtout, c’est un médecin qui a été mobilisé en 1943 dans le camp des Alliés, et il est allé partout en Europe et Afrique du Nord soigner les blessés. Donc, en 1945, à 35 ans, il a une expérience de terrain exceptionnelle, notamment pour réparer le mieux possible des dégâts esthétiques. Nous sentons un médecin attentif à de l’invivable chez une personne, que ce soit par blessure ou pour une raison plus intime. La Deuxième Guerre mondiale lui a fait perdre toute illusion sur la grandeur de l’homme. Dans sa pratique, il n’a donc pas d’état d’âme, en matière d’avortement, de stérilité à traiter en faisant appel par exemple à des donneurs de sperme comme le jardinier, d’enfants lourdement handicapés dont il abrège la vie dès la naissance. C’est, en somme, le chirurgien des problèmes qui figent des vies. Il intervient, il débloque les situations, ensuite les femmes - ce sont souvent bien sûr dans leurs vies qu’il intervient – se débrouillent seules. Le cas de Jenny, on a l’impression que ce sera juste un cas beaucoup plus difficile que les autres, plus risqué. Mais il est un médecin qui ne refuse jamais d’intervenir lorsqu’il entend un cri de détresse, même et surtout s’il s’élance du fond de l’inconscient complexe et ambivalent.

Bien sûr, sa clinique fonctionne extrêmement bien, et une relation haut placée dans l’administration marocaine lui permet de ne pas payer d’impôt. Son épouse et lui même un grand train de vie. La haute bourgeoisie. Mais le Dr sait aussi soigner gratuitement. Il tient compte des moyens des femmes qui s’adressent à lui.

Au Maroc, les émeutes, les bombes, tout cela fait pressentir le travail qui va aboutir à l’indépendance du pays. Faut-il rester ou partir ? Le sultan va-t-il revenir ? La femme du gynécologue sent que bientôt le Maroc ne sera plus du tout comme avant. Le Docteur n’est pas intéressé par le départ. Dans ce livre, en parallèle avec cette opération qui va donner un sexe de fille à Jenny se prépare l’indépendance du Maroc, qui jusque-là semblait improbable. C’est très intéressant, ces deux histoires ensemble !

Le gynécologue, lorsqu’il voit Jenny, lui dit « Pour moi, vous êtes une vraie femme ! » Il ne s’arrête pas à l’apparence anatomique. On imagine que c’est toute son expérience de l’écoute des femmes qui lui fait dire que pour lui Jenny est une vraie femme. Sa parole convoque le grand nombre de femmes qu’il a reçues dans sa clinique ! C’est donc une parole de gynécologue qui insère dans le rang des femmes Jenny ! Mais d’abord, il dit que ce n’est pas possible de créer un vagin chez un homme, et que, d’autre part la fonction sexuelle serait réduite à néant. Jenny pose un problème inextricable à ce médecin qui, d’habitude, ne laisse aucune femme sans trouver une issue.

En partant, Jenny oublie un gant, dont un doigt est resté retourné en dedans. En le voyant, le gynécologue obstétricien commence à avoir des idées… il se voit vaguement en train de retourner la peau du pénis… Il est titillé par le défi qu’une Transsexuelle lui a posé !

Au Maroc, le processus d’accession à l’indépendance est enclenché, le pays est proche de la guerre civile, le Général Boyer de Latour, que le gynécologue avait connu à la guerre, lui explique que cette indépendance, c’est sauver les meubles, et que le contexte marocain étant explosif, il faut rapatrier les capitaux en France. Le sultan, qui avait été exilé par les Français, revient triomphalement. Beaucoup de gens partent définitivement, les plus pauvres avec leurs valises en carton. Un gros banquier s’occupe de l’avenir des comptes de gros colons…

Pendant ce temps, Jenny s’interroge sur ce qu’est le plaisir féminin, et le Dr Burou assiste un collègue qui opère un adénome de la prostate, et manifeste un intérêt curieux pour l’anatomie masculine. Nous sentons que Jenny aussi, comme le Maroc, a des chances de devenir indépendante en tant que fille, de cesser d’être sous tutorat d’un garçon…

L’épouse du Dr part en France déposer à l’abri beaucoup de millions en espèces cachés dans un sac et une valise. Le Dr a une maîtresse qui ressemble physiquement beaucoup à son épouse, une italienne qui lui redonne tellement de dynamisme. Le Dr, en vérité, a peur de la routine, la conjugale autant que la professionnelle. Les femmes n’interviennent-elles pas dans sa vie, avec leurs problèmes et leurs demandes pas toujours dans le droit, comme quelque chose qui dérange cette routine, comme de petites bombes sur le front du quotidien ? Le cas de Jenny est alors particulièrement intéressant ! Il s’intéresse, pour cette opération, au plaisir féminin, et il voudrait que Jenny y est accès. En fait, qu’est-ce que le plaisir féminin ? Le gynécologue essaie de le faire advenir en conservant la prostate, donc en le faisant dériver du plaisir masculin. Il veut absolument, dans cette opération à laquelle il se prépare techniquement, alors qu’il n’a encore rien dit à Jenny, pouvoir offrir du plaisir à la nouvelle femme qu’elle sera.

Lorsqu’il reçoit Jenny en vue de l’opération, après lui avoir dit qu’elle sera son cobaye, que le risque majeur est l’hémorragie, qu’il faudra dilater le nouveau vagin fait à partir de la peau du pénis retournée, que ce sera très long et très douloureux, il lui jette : « Le plaisir, ça ne dépendra que de vous. » C’est donc que, techniquement, il sera possible ! Plus tard, il lui dira, tandis qu’elle se plaint de ne pas avoir encore de sensations, que son cerveau n’est pas encore au courant, qu’il faut lui apprendre à reconnaître ce nouvel organe, et que la volupté ça se travaille et ça s’apprend ! Voilà, on dirait qu’il lui parle depuis chaque femme qu’il rencontre, qui lui parle… La très bonne nouvelle, d’abord, c’est que l’opération est gratuite ! Jenny est cobaye, le chirurgien ne l’oublie pas. Et elle a apporté dans la vie du Dr un défi qui le conduit au front, où il s’agit de littéralement réparer ce que les horreurs de la guerre – ou une autre horreur, en apparence génétique, mais peut-être aussi plus complexe et tapie dans l’inconscient familial – ont saccagé ! Le cas Jenny nous paraît pour le Dr Burou un équivalent de ces blessés de guerre, et d’ailleurs un blessé pour lequel il n’avait rien pu faire le hante encore !

Jenny est hospitalisée dans la chambre « Fougère » de la clinique du Parc. Chaque chambre a un nom de fleur. L’épouse du Dr lui offre un parfum, N°5 de Chanel ! De femme à femme ! Préparation. Description technique de l’opération qui n’a encore jamais été pratiquée nulle part. Tout s’est bien passé ! La suite est éprouvante, il faut rester allongée, boire beaucoup, mettre une bougie, la lenteur est insupportable, la douleur est calmée par la morphine, la routine s’installe avec les soins à donner. Après le retrait, très douloureux, de la sonde, Jenny peut enfin faire pipi comme une femme, et c’est une émotion nouvelle. Et plus rien ne pend ! Deux semaines encore à la clinique. Puis une amie de Jeanne Burou, aussi de la haute bourgeoisie, emmène Jenny à la campagne. On dirait la solidarité féminine en train de prendre en mains la nouvelle fille ! Des fées. Jenny doit poursuivre des dilatations du vagin à la bougie, c’est très douloureux.

Contre toute attente, Jenny a l’impression que son sexe de fille ne fait pas vraiment partie de son corps. Ce n’est pas si simple. Est-ce que ce sexe-là, visible, fait la fille ?

Jenny est prête à s’en aller vers sa vie de fille. Elle se fait faire de faux papiers pour aller en France, où elle veut tenter sa chance au cinéma. Son copain Tony, maintenant qu’elle a un sexe de fille, n’est plus attiré par elle. En fait, dans son apparence de fille avant l’opération, c’était le garçon qui l’attirait… Ils prennent ensemble le bateau pour la France, et se séparent à Marseille. On ne sait plus rien de la nouvelle vie de Jenny. Sa vie a vraiment commencé !

Quant au Dr Burou, il est très content du succès de cette opération qu’il a mise au point techniquement. Son histoire à lui aussi commence ! Car à Cannes, Jenny rencontre Coccinelle, la célèbre vedette d’un cabaret parisien. Avec une amie, elles vont toutes les deux se faire opérer à Casablanca par le Dr Burou ! La terre entière en parle ! La clinique du Parc commence à se reconvertir dans cette opération, mais non officiellement. On dirait que le Dr Burou aime rester au front… Aucun article médical, aucune publicité. Longtemps, ses collègues des autres pays ignorent sa technique, son exploit. Curieusement, le Dr Burou ne cherche pas la célébrité. Tandis que du monde entier, les femmes viennent se faire opérer par lui, comme si les femmes spéciales, transsexuelles, partout, se le disaient de bouche à oreille, sur le continent féminin ! La clinique du Parc connaît une notoriété internationale dans la communauté transsexuelle ! Ce n’est qu’en 1973 que sa technique beaucoup plus simple et plus efficace est reconnue officiellement ! Il innove en créant un clitoris innervé, toujours, on l’imagine, à l’écoute des femmes. Une publication sur Paris Match le révèle ! Mais, tandis que beaucoup d’autres médecins vont alors faire cette opération, le Dr Burou s’en désintéresse, et revient à son activité ancienne, l’obstétrique ! Et est le précurseur du stérilet et du traitement hormonal de la ménopause. Toujours cette fuite de la routine en inventant autre chose, toujours pour apporter un changement dans la vie des femmes ! Il ne prend jamais sa retraite, et meurt en mer dans une tempête !

C’est donc un livre presque plus sur ce qui a poussé à l’audace, au risque et à l’invention ce gynécologue, que sur la question de la transsexualité ! Ce livre, à travers Jenny et son chirurgien, montre aussi l’évolution au cours du temps depuis l’après-guerre des réponses médicales et chirurgicales aux « problèmes » des femmes, y compris celles qui se sentent filles dans un corps de garçon. Non seulement cette opération qui crée un sexe de fille, mais aussi l’avortement, la stérilité, puis plus tard le stérilet et le traitement hormonal de la ménopause. Le Dr Burou de Casablanca a été très actif ! Ce roman de Juliette Jourdan, qui exploite une histoire vraie, est très intéressant. Cela a bougé côté femmes, comme cela a bougé dans un pays, le Maroc !

Alice Granger Guitard



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