Editions Gallimard, 2017
dimanche 18 juin 2017 par Alice GrangerPour imprimer
Une civilisation est mortelle, et, constate Régis Debray, l’Europe a cessé de faire civilisation, elle s’est américanisée. Tout au long de son livre, nous sentons peu à peu la vive résistance anti-américaine de Régis Debray curieusement disparaître devant un état de fait. Et cette étrange mise en veilleuse de la résistance, comme celle des défenses immunitaires en présence d’un corps pourtant étranger, m’a mis la puce à l’oreille et a orienté ma lecture de ce livre. Tout bonnement, cela m’a évoqué cet élément antigénique, étranger, qu’est pour le corps de la mère l’enfant qui commence son embryogenèse dans la matrice qui se forme pour lui en tapissant l’intérieur de l’utérus : les défenses immunitaires de la mère se suspendent pour tout le temps de la gestation et laissent faire. Impression que la civilisation européenne a fait de même (puis d’autres civilisations dans le monde), se laissant tapisser de l’intérieur par la civilisation américaine afin qu’enfants de nous-mêmes nous puissions individuellement vivre corps et imaginaire notre propre gestation, ne manquant de rien comme au temps de la gestation, tout étant produit et conçu tout autour pour notre développement, notre bien-être, notre sécurité, sans que nous devions par exemple nous préoccuper de la terre puisqu’en quelque sorte nous n’y vivons pas encore, nous vivons dans un espace contre-nature, métaphore placentaire, monde marchand et technologique, monde en réseau auquel nous sommes branchés. Cette métaphore de la gestation de nous-mêmes en tant qu’individus européens et planétaires s’est donc imposée à moi en lisant cette œuvre du médiologue qu’est Régis Debray. Une métaphore expliquant l’étrange absence de rejet, de résistance, à cette américanisation qui s’est étendue au monde entier, et ciblant comme jamais auparavant notre bien-être corporel, la facilitation incroyable de notre vie matérielle, de notre circulation, de notre information, tout cela sous l’égide du progrès et du bonheur, avec tout ce que cela implique d’ambiguïté suscitant peu à peu en chacun de nous le désir de décider nous-mêmes de ce qui jusque-là semble totalement décidé ailleurs, et la curiosité et la responsabilité à propos de la terre sur laquelle nous vivons et qui n’a rien à voir avec ce que la métaphore placentaire nous faisait croire qu’elle était. Le fait même que les Etats-Unis se soient imposés comme le gendarme du monde évoque cette paix à assurer à l’individu en gestation partout dans le monde, tout le temps pendant lequel étrangement celui-ci, comme totalement circonvenu et anticipé, ne décide pas de prendre lui-même, en s’organisant avec les autres, les commandes de la vie humaine sur terre, dans le sillage d’une séparation et d’un sevrage, d’une prise de liberté et de responsabilité, en renouant avec une histoire, une culture, bref tout ce qui nous fait différents les uns des autres.
Ce qui me frappe d’emblée, c’est qu’une civilisation, tant qu’elle est vivante, étend son… espace, comme sentant au fur et à mesure de sa conquête et de son extension voire de son entreprise de colonisation une curieuse inflexion de la résistance, du rejet de ce qui est étranger ! Elle ne reste pas localement. Comme si en puissance elle tendait vers ses limites (qui est peut-être un retour et un réveil de ces défenses immunitaires) en exploitant au cours de son expansion et assimilation une étrange mise en veilleuse locale des défenses immunitaires car apportant avec elle cet autre chose qui s’avère après-coup répondre à un désir jamais identifié en tant que tel, qui se vérifie être un tel progrès qu’il prend corps et s’intériorise. L’Europe et la France d’après-guerre, où les habitants ont manqué de tout, voient arriver un bien-être matériel inouï et qui parle à chacun comme cela n’était jamais arrivé ! En ce sens le peuple lui-même ne s’est-il pas enfin senti pris en compte dans l’espace commun lui-même libéré, comme si tous les Français étaient enfin libres, égaux, fraternels par le statut si nouveau du corps « américanisé » alors que jusque-là le bien-être matériel, corporel, spirituel était réservé à l’élite, à la bourgeoisie, la Révolution n’ayant pas réellement changé l’inégalité sociale ? Les Américains libérateurs n’ont-ils pas en quelque sorte apporté un nouveau sens à l’espace libéré, une sorte de matrice protégée et tapissée de l’intérieur par tant de choses venues d’Amérique ? Chaque individu a-t-il pu se sentir compter, et a-t-il vu son confort de vie être incroyablement anticipé par des produits de consommation et des inventions technologiques venus d’Amérique ? En touchant ce que l’on nommera le consommateur plus tard, mais qui d’abord « démocratise » comme jamais le bien-être et l’image de soi, l’Amérique n’a-t-elle pas libéré une sorte de forclusion du peuple, semblant redonner sens à la Révolution de 1789, sans que l’ambiguïté n’apparaisse d’abord ? Soudain, le messianisme américain semble avoir entendu la demande du peuple, de chacun des individus qui le composent, et les nouveautés américaines vont directement à cet individu, le touchent au cœur, aux émotions, à l’imaginaire, au corps ! Les Américains ont peut-être libéré plus qu’un espace occupé par l’ennemi et dans son histoire toujours à défendre contre les ennemis. L’espace dont le peuple n’avait jamais vraiment joui, car toujours en danger, à défendre, et également monopolisé par les élites ! Soudain, voici des nouveautés technologiques, des bonbons, des boissons, des machines, de la musique, des images, qui ne sont plus faites en priorité pour les élites, pour la bourgeoisie, mais donnent le sentiment qu’on a pensé à tout le monde. Aucune raison de résister à cette américanisation, qui prend pour la première fois en compte des populations qui, jusque-là, ne l’étaient pas vraiment sur un plan d’égalité ! L’espace à l’américaine, où l’individu peut faire son bonheur, semble aussi s’être libéré en Europe et en France. En tout cas, il y a cette promesse-là, et l’optimisme est contagieux puisque qu’un progrès matériel se touche vraiment. S’il n’y a pas de résistance, n’est-ce pas que dans le Vieux Monde, il y avait ce désir en rade, celui d’une libération par rapport au danger d’invasion afin de jouir de l’espace en paix, et celui d’une fin des inégalités ? Une autre sorte de calcul sur l’humain s’impose, mais qui passe inaperçu : si on ouvre un espace à l’individu, on pourra lui vendre, lui faire consommer des choses nouvelles produites pour lui, et qu’il va produire puisque ce sont des choses supposées faire son bonheur. En quelque sorte, une fois la peur de l’invasion, des ennemis, circonscrite en Europe après des siècles, voici qu’un espace qui fait écho à l’espace illimité américain s’ouvre en Europe comme un espace qui ne sera plus envahi et dans lequel chacun pourra faire son bonheur, le social et le psychologique depuis le XIXe siècle ayant créé une attente, un désir. Alors seulement peut s’enclencher une nidation, une embryogenèse, une gestation au cours de laquelle la faim de ce que l’américanisation produit semble sans limites et sans critiques. On dirait que cet espace américanisé s’enclave sur la terre européenne et française pour un temps de tolérance contre-nature. Donnant aussi à l’espace américain son sens spécial, qui s’essaime partout sur la planète pour atteindre chaque individu dans son désir d’être matériellement pris en compte. L’Homo Oeconomicus ne serait-il pas en puissance chaque individu de la planète, qui en s’américanisant peut se sentir compter, d’abord sans résistance ?
L’américanisation, si elle a mis fin à la civilisation européenne (ou l’a mise entre parenthèses ?), a aussi, en quelque sorte, « envahi » toute la planète, a peu à peu imposé ses normes de bien-être individuel, par la consommation, la musique, l’image, le cinéma, la technologie, le numérique. Ce que l’on appelle la mondialisation s’est mise en marche avec cette américanisation de la planète, qui s’est adressée directement aux individus, à leurs besoins anticipés et créés, par-delà les résistances mises en sommeil. Peut-être qu’ainsi, la civilisation en acte, c’est-à-dire en train de conquérir l’espace mondial, a atteint ses limites, qui est réveil des résistances et des différences, des indépendances, des autres qui ne sont plus des mêmes, qui veulent décider eux-mêmes, être critiques ? D’où, avec ce réveil, une transformation mondiale des rapports de force où les Etats-Unis rencontrent en face d’autres empires, Chine, Inde, Russie, et des pays émergents ? Cet espace, qui aux Etats-Unis semble infini en se mettant en route vers l’ouest, ne s’avère-t-il pas, en s’étendant par l’américanisation de la planète qui uniformise la consommation et les habitudes de vie surtout avec la révolution numérique, un lieu paradoxalement fermé, fini, où on est tous les mêmes et totalement anticipés ? Est-ce qu’un espace, même s’il semble illimité et aux ressources infinies pour l’optimisme américain, n’est pas toujours une métaphore matricielle ? Alors, le temps ne fait-il pas irruption comme une rupture, une naissance, un désir de liberté et de différence, précipitant sur une terre commune que la métaphore matricielle ne peut en aucun cas surplomber, cette terre s’avérant différente selon sa localisation sur la planète, et ayant une histoire, donc marquant des différences dans les modes de vie ? Alors, d’autres civilisations, plus avancées en ce qui concerne cette terre et ses hauts et bas, ne vont-elles pas revenir et réorganiser les rapports de force ?
En tout cas, le texte de Régis Debray est très intéressant car on y entend un processus à l’œuvre, cette américanisation de l’Europe et puis du monde, contre lequel on ne peut rien, comme si, donc, les défenses immunitaires s’étaient mises curieusement entre parenthèses. Lui-même, on le surprend en train de s’incliner devant cette évidence. Ne pas pouvoir tenir en tant qu’anti-américain de toujours. Avec son livre, on se met à comprendre différemment le sens de l’américanisation !
D’abord, Régis Debray distingue la civilisation de la culture. La culture est une singularité vitale enracinée dans un peuple et un sol, et c’est cela qui soudain se met en veilleuse avec l’américanisation, c’est le fait d’habiter une terre précise, qui a une histoire, qui ne ressemble pas à un autre lieu. La culture, tant que rien d’autre ne suscite une étrange tombée des défenses, « ne veut pas qu’on lui marche sur les espadrilles, mais n’empiète pas sur les autres ». Une culture construit des lieux, elle y est attachée, elle réagit, elle est défensive. On pourrait parler d’altérité, de différence, et d’une attention à la terre, qui n’est pas partout pareille et influe sur les modes de vie et traditions. Il y a une histoire, elle aussi différente. Au départ d’une civilisation, souligne Régis Debray, il y a une culture mais qui se donne des ailes par une ambition, un grand rêve et une force mobile et ainsi elle peut donner naissance à un local hors les murs. La « civilisation décloisonne la culture dont elle provient », mais lorsqu’elle décline, se crispe, se retire, elle redevient une culture. Mais peut-être que les autres cultures qui ont été « civilisées », une fois qu’elles ont intériorisé et intégré le progrès que constitue cette autre civilisation, dans un désir d’indépendance, de liberté, de différence, sont-elle capables de prendre de la distance, en retrouvant en quelque sorte leurs défenses immunitaires, leurs capacités critiques, leur histoire, leurs points forts, leur singularité ? En tout cas, la civilisation vivante qui étend ses conquêtes évolue aussi en fonction des autres cultures qu’elle civilise, et elle « se transforme au fur et à mesure de ce qu’elle absorbe et stimule chez les autres. » Elle ne se constitue pas en ligne droite, et par exemple la civilisation chrétienne a eu trois phases, une judaïque, puis l’intégration de cette dissidence judaïque dans l’hellénisme, puis l’incorporation de cette théologie dans la langue et le droit romain, et ainsi elle a pu succéder à la civilisation romaine. Une civilisation se constitue en s’opposant à une autre, comme lui apportant un « progrès » que celle-ci ne comprend pas forcément tout de suite. Elle suppose et requiert une politique extérieure. Une civilisation agit, elle est offensive, elle civilise là où il y a de la barbarie, mais qu’est cette barbarie ? Est-ce par exemple ce fameux risque d’invasion ? Est-ce le risque de la guerre ? La civilisation apporte-t-elle à chaque fois une organisation de la vie commune supérieure à celle d’avant ?
Si le noyau dure d’une civilisation est la force militaire, celle-ci n’est pas suffisante, souligne Régis Debray. Quelque chose d’autre la fait se nider en suspendant la résistance… Bien sûr, la civilisation a des mares de sang dans son histoire et nous pensons au génocide des Précolombiens, des Amérindiens, à la colonisation, etc. Mais c’est un imaginaire qui a enflammé les cœurs, l’Amérique a apporté des produits de consommation nouveaux qui ont conquis les estomacs, et ainsi on a fait un ensemble à partir de morceaux ! La civilisation américaine, qui a deux milles implantations militaires sur les cinq continents, doit plus pour son expansion planétaire, écrit Régis Debray, à tous ses McDo, à sa langue idéale pour les traductions automatiques, à son rasoir Gillette, à sa musique, à son cinéma ! La musique afro-américaine a emmené vers l’eldorado les filles et les garçons, et la joie des corps indique qu’en jouant directement sur les émotions l’américanisation a réussi ce que les lettrés n’avaient pu faire, poursuit-il. D’ailleurs, au Quartier Latin à Paris, ce n’est pas par hasard que presque toutes les librairies ont disparu, remplacées par les McDonald’s, Quick, Gap, Nike, etc. Mais on y trouve des magasins de produits régionaux… La civilisation américaine a satellisé plusieurs cultures, sur les cinq continents, mais en y gardant toujours de la couleur locale peut-être comme indice d’une altérité momentanément en veilleuse, d’une résistance au clonage à minima. Par contre, l’Union soviétique n’a pas produit de civilisation ! Régis Debray poursuit en disant qu’une civilisation a gagné quand « elle peut se retirer sur ses terres sans cesser d’irradier… Une civilisation a gagné quand tout ce qu’elle façonne est devenu naturel ». Quand il y a eu intériorisation, intégration, incorporation…
En 1919, la France se sent encore forte, elle a gagné la guerre, son armée est la meilleure du monde, elle a des colonies, une culture dominante, une industrie, une agriculture. Pourtant, les Etats-Unis sont pour la première fois intervenus en Europe, et Paul Valéry sent déjà la mondialisation en marche ! Il prévoit, en parlant de sociétés de distribution de réalité sensible à domicile, l’arrivée de la télévision, l’accroissement inimaginable des moyens de communication, l’égalisation technique croissante des peuples, presque la bombe atomique, la bascule vers le Pacifique, l’instabilité de l’équilibre mondial, et il ajoute que « l’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine ». C’est-à-dire que, littéralement, il anticipe le progrès du bien-être et de la vie matérielle des peuples, depuis leur imaginaire jusqu’à leur produit de consommation. Il anticipe que tout cela soit fourni aux peuples comme de tout autour, et ils n’ont qu’à se brancher. Il y a une sorte de tissu nébuleux qui est venu les circonvenir, et qui produit tellement de choses nouvelles qui anticipent des désirs que personne ne pensait avoir. Le pays est tiraillé, écrit Régis Debray, entre « une nostalgie honteuse et un besoin de jouvence. » Un ancien professeur de philosophie disait que le « trouble en général naît de ce qu’un corps étranger en envahit un autre. » (François Dagognet). On peut utiliser la même métaphore pour un début de grossesse, et là, cela se joue dans le temps d’une nouvelle civilisation, qui va se mondialiser… Mais, à propos de l’américanisation, s’agit-il d’invasion, se demande Régis Debray, alors que le présent de l’Amérique est notre avenir, et que cela se passe sans la moindre impression de contrainte ou de lavage de cerveau ? Est-ce que le fœtus envahit le corps de la mère, et la vie de ceux qui l’attendent ? Est-ce que nous Français et Européens sommes devenus nos propres fœtus circonvenus par les produits du marché, les images, les réseaux, le numérique ?
Bref, une « civilisation en marche transforme les milieux environnants à son image, et, quand elle vient à être transformée par des manières, des passions, des rituels qui ne sont pas de son invention, elle se replie en culture. » Gestation terminée ? Repli lorsqu’il y a heurt avec la résistance, rencontre de l’altérité qui ne se soumet pas, temps de sevrage et de séparation ? D’abord, l’américanisation ne rencontre pas de résistance, tellement les individus ne peuvent qu’adhérer à ce qui leur facilite la vie, à ces douceurs sucrées, à la musique, au cinéma, c’est le bonheur revenu comme jamais on ne l’a connu ! Puis on n’y perd pas son âme, à force d’être anticipés, on a le désir d’autre chose, est-ce un repli sur notre culture ou bien une naissance sur notre terre singulière retrouvée après un sevrage et une coupure du cordon ombilical ?
Evoquant Paul Valéry, Régis Debray dit que la civilisation européenne est le « plus haut degré de complexité jusqu’ici atteint par le bipède humain croissant en âge et en sagesse. » Une civilisation européenne en laquelle gronde un désir d’égalité, où le peuple aussi veut être pris en compte, où Marx parle de matérialisme… ? Alors, voici que l’Amérique est l’enfant d’une civilisation grosse d’une attente, « une nation déduite et comme développée de l’Europe ». Si l’Amérique simplifie la civilisation européenne, Régis Debray nous rappelle que la civilisation romaine avait délesté les subtilités grecques de leurs fioritures et nuances, et que l’Ancien Testament est plus riche en personnages, péripéties que le Nouveau. Mais ne pourrait-on pas dire que l’Amérique est l’enfant conçu par l’Europe, et qui a trouvé enfin son espace idéal, celui qui ne peut être envahi, pour se nider, pour sa gestation, pour que le corps s’y épanouisse, pour que les sens éclosent, pour que le cerveau développe ses capacités d’invention en faveur d’un mieux-être ? Alors, l’optimisme américain ne se conjugue-t-il pas avec la logique embryonnaire et fœtale, et rien ne s’attaque de manière immunitaire à ce développement comme illimité d’un nouvel individu, de même qu’à cette phase originaire de la vie les cellules semblent se multiplier et se spécialiser à l’infini pour faire un nouvel individu. Pour la première fois, tout est peu à peu mondialement focalisé sur ce développement humain dans un espace comme métaphore matricielle, où tout est produit pour cet hôte parfaitement circonvenu. Cette aventure au cœur de l’humain et pour la première fois matérialisée à ciel ouvert dans une civilisation dominante mondialement n’a-t-elle pas été parlante pour chaque humain sur la planète qui l’aurait reçue à titre individuel ? C’est quand même incroyable, cette civilisation américaine qui est l’enfant de la civilisation européenne ! Et l’égalité de traitement, de chance, pour tout le monde, semble pouvoir s’appliquer dans ce Nouveau Monde messianique, où chacun peut faire son bonheur et avant tout consommer, où il y a de l’espace et pas d’ennemis qui le menacent. Désir d’enfant qui jouirait de tout ce que l’Ancien Monde ne peut réaliser, qui ne manquerait plus de rien. Et la civilisation américaine est alors contagieuse, elle revient vers l’Ancien Monde, et sur toute la planète, remettre en gestation par sa matrice mondialisée chacun des habitants. Ainsi, l’Europe, puis la planète, deviennent une gigantesque matrice en laquelle les fœtus sont en train d’achever leur développement, non sans dommage pour la terre qui, dans cette métaphore placentaire, est pensée et traitée comme ayant des ressources inépuisables et comme se nettoyant et se régénérant toute seule, alors qu’elle est empoisonnée par ses déchets, par les modes de vie consuméristes de ses habitants.
Il s’est produit une permutation des dépendances mutuelles : en 1900 un Américain de bon ton était un Européen exilé, et en 2000 un Européen dans le vent est un Américain frustré. Désormais, ce sont les Etats-Unis qui fixent les règles du jeu, notamment aux peuples émergents, qui s’américanisent alors qu’avant ils s’européanisaient. Comme si les habitants du monde entier ne pouvaient faire autrement que repasser matériellement par la case gestation, là où rien ne manque, où l’on est branché, où c’est produit tout autour, où les images et les sensations imbibent les humains, où les informations circulent.
Donc, insiste Régis Debray, la France s’est faite culture ! Comme s’il disait, elle a mis en sourdine ses défenses immunitaires mais reste dans sa différence et son altérité, afin d’accueillir en son sein ce « colon » spécial, ce fœtus américanisé que semble être devenu le Français, cet être aux besoins totalement anticipés qu’il n’avait jamais pu être dans sa population entière, qui ne sait plus ce qui lui manque dans cette pléthore proposée tout autour ! Alors le français, ajoute Debray, n’habite plus la France, parce que Homo Oeconomicus y règne et qu’il habite l’anglais. Il est dans le ventre de l’anglais, on pourrait dire. Une vieille civilisation s’est repliée sur son « identité nationale », dans une logique de survie et un narcissisme des petites différences, dit-il ! Est-ce seulement cela ? Sait-on ce qui va naître de ça ? Et comment va vivre sur terre l’être humain sevré et responsable ?
L’ère nouvelle, martèle Régis Debray, est donc à l’économie et l’Homo politicus a été destitué par Homo oeconomicus ! Fin des idéologies, d’accord, mais voici le triomphe de l’idéologie la plus inclusive de toute, l’économisme, car rien ne peut échapper à son emprise ! L’entreprise étant maintenant le cœur battant de la société, il est logique que nos politiques aient en charge l’entreprise France… !
Au niveau de la langue aussi, l’américanisation est spectaculaire ! On dit manager pour directeur, maintenance pour entretien, sponsor pour mécène, etc. Les cours de Sciences Po sont enseignés à 60% en anglais… A la Sorbonne, les mandarins ont disparu, et les jeunes générations de chercheurs sont tous spécialistes de quelque chose ! Cette spécialisation marque chaque domaine. Les historiens et les anthropologues ont surpassé les littéraires et la philosophie. Ce sont les économistes qui sont désormais choyés !
Quelle est la logique du renversement en faveur des économistes, se demande Régis Debray ? C’est que notre société est devenue entièrement marchande ! Et oui, et si ce que nous nommons désormais, dans le sillage de cette américanisation et de cette mondialisation le consommateur indiquait une logique fœtale, car en effet c’est seulement dans ce temps-là si spécial que l’être humain « consomme » les yeux fermés ce qu’on produit pour lui tout autour ? Donc, voici des spécialistes du marché, et des juristes, dans une société contentieuse. Désormais, c’est la presse qui a le pouvoir sur les visibilités de chacun, dans un espace circonvenant... En vérité, l’état catastrophique de la terre, donc ce nouveau et immense danger, ne va-t-il pas unir les humains en les sevrant de leur mode de vie consumériste c’est-à-dire de leur américanisation en quelque sorte contre-nature comme l’est la gestation, chacun étant alors capable de prendre soin de son corps et de sa vie personnelle dans la réalité de la terre dont collectivement il faut prendre soin ? Est-ce que l’attachement à la culture, au local, à la terre proche, ne sera pas une garantie, en même temps qu’une éducation à ce qui est si fragile et pourtant si vital ?
Le vocabulaire politique, chez les responsables, lui aussi a muté ! On ne parle plus de bourgeoisie, nation, Etat, classe et lutte des classes, front uni, salariat, capitalisme. On parle de démocratie, société civile, entreprises citoyennes, minorités visibles, identités. On dit supporter pour militant, fan pour sympathisant, leadership pour direction, coach pour conseiller. En politique, émerge l’idée de s’appuyer « sur les communautés locales, religieuses et ethniques, pour faire émerger la base des vraies gens… de jeunes leaders d’avenir. Ce management d’initiation citoyenne a donné d’excellents résultats à Chicago… » Nous voyons que, dans la logique de l’américanisation qui se mondialise, c’est l’ensemble des peuples qui est concerné, et donc la lutte des classes est comme suspendue, les « vraies gens » sont directement les destinataires de ce qui est produit pour eux, pour leur bien-être et pour leur bonheur, et sont invités à en être aussi les producteurs.
Suivons plus précisément le développement de Régis Debray ! Nous le sentons quand même captivé, en vrai et remarquable médiologue, par le processus d’américanisation de la planète ! D’ailleurs, chaque nouveau médium ( que ce soit l’invention de la roue, de l’imprimerie, du numérique, etc.) ne fonctionne-t-il pas comme une sorte de contenant, de ventre, voire de matrice, qui emmène en son sein en civilisant c’est-à-dire en les concevant autrement et en révolutionnant leur vie les habitants d’une précédente civilisation ? Il s’agit d’une évolution des mentalités sur plusieurs décennies, donc un processus lent, et comme pour la romanisation de l’Europe, c’est souvent au crépuscule que l’on peut le mieux distinguer les étapes. Si l’Empire romain a laissé des colonnes et des temples, l’Amérique laisse des flux d’ondes émotives et fascinantes. L’hégémonie artistique est passée de Paris à New York. Quand cela a-t-il commencé ? Le traité de Versailles, en 1919, est aussi rédigé en anglais, sur la demande du président Wilson ! Duchamp s’installe à New York en 1920, Hollywood détrône Paris en 1925, le premier film parlant en 1927 est américain et la première langue qu’on entend au cinéma est l’anglais, en 1943 Roosevelt « signe un projet d’administration de la France libérée donnant au commandement suprême toute autorité sur l’ensemble du territoire et prévoyant une monnaie imprimée aux Etats-Unis et distribuée par l’administration américaine à la population. » Mais De Gaulle a déjoué ce plan en 1944. En contrepartie de l’effacement d’une partie de sa dette, en 1946, la France accepte l’exigence des Etats-Unis d’abandonner le quota pour les productions américaines et une « sévère réduction des exclusivités pour les films français ». Et ainsi de suite, en particulier en 1948, lorsque est votée par l’Assemblée générale des Nations Unies à Paris la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui est une avancée considérable sur la Déclaration de 1789, car c’est l’individu en tant que tel qui « devient sujet de droits imprescriptibles et les principes énoncés, quoique dépourvus de caractère obligatoire, s’imposent à tous les pays. » L’individu, justement ! Le citoyen a disparu, alors que dans l’esprit des Lumières il référait les droits civils à l’existence d’une citoyenneté se donnant à elle-même ses lois, alors qu’aux Etats-Unis « l’homme tient ses droits de Dieu ». Les droits de l’homme deviennent les droits humains. Par exemple en 1962, c’est « l’émergence en gloire d’une nouvelle classe d’âge, l’adolescence », et c’est le début du « marchandising, des fan-clubs, et du show-biz industriel ». Paris n’est plus en 1964 la ville centrale de l’art, et la référence est Pollack, De Kooning, etc. et s’il veut faire une carrière internationale un artiste français doit aller vivre et exposer à New York ! En 1974, la campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing est faite par le conseiller électoral de Kennedy ! Donc, un long glissement ! Mais rien de grave, souligne Régis Debray, c’est toujours comme cela, une civilisation dure à peu près cinq siècles « avant qu’un second rôle ne monte en tête d’affiche », et il estime que l’Europe occidentale a rempli son contrat. A l’intérieur de cette civilisation, la France est redevenue une culture mais elle a joué sa partie de grande puissance pendant trois siècles ! D’ailleurs, elle ne quitte pas sa place, mais change de fonction.
Bref, dit l’auteur, il s’agit d’un renouvellement périodique de nos façons d’organiser et rêver nos vies. Oui, et tout cela a une logique ! Le droit de chaque être humain à vivre de manière libre, égale et fraternelle est dans l’air depuis pas mal de temps… Cela insiste sûrement ! C’est prêt à sauter dans sa matérialisation spatiale ! C’était même déjà là avec l’orientation humaniste contenue dans les Evangiles… Tout bonnement, le « jeu de vivre a changé ses règles », estime Régis Debray. Et à ce propos, les Etats-Unis ont trois fétiches écrit-il, l’espace, l’image et le bonheur. Déjà, à partir de la station debout, qui a libéré la main, l’homme n’a-t-il pas été capable de fabriquer des outils, et qui a aussi libéré la bouche jusque là occupée à prélever de quoi manger, d’où la parole articulée et le développement du cerveau ? Chaque civilisation, écrit Régis Debray, invente sa combinaison. Et si, en Europe et ailleurs, nous faisons si bon accueil à l’américanité, c’est parce que nous avons de sérieuses prédispositions, écrit-il. Oui… La « greffe » ne s’est pas faite sans désir tapi là depuis très longtemps… « Les natifs d’Europe ont un avantage parce qu’ils ont dans leur bagage génétique ou plutôt généalogique des pièces prêtes à servir. » L’américanité, qui est dit-il une idéologie sans le dire, « a aussi pour vertu d’assumer la primauté de l’espace sur le temps, de l’image sur l’écrit et du bonheur sur le drame de vivre. Ou encore, du sens externe sur le sens interne, du vu sur le lu et de l’amour des réponses sur l’amour des questions. » Cela a déplacé « les cales intimes de notre être au monde. L’élément de l’économie psychique est désormais l’espace, son régime est l’image, et son étoile fixe est le bonheur. »
Donc, d’abord l’espace. Alors que l’Europe a partie liée avec le temps, l’Amérique a partie liée avec l’espace. L’Europe est une terre d’exiguïté, « où le voisin fut longtemps un danger, il y a peu d’espace et beaucoup de temps. L’Amérique a beaucoup d’espace et peu de temps, c’est une terre d’immensité et non pas d’angoisse, on peut toujours aller plus loin, « il y a de la terre en abondance pour les migrants venus d’Europe ». On y sera d’autant plus civilisé que l’on aura fait reculer la frontière, les mots colon et rentier ne sont pas une injure. C’est aussi une question de dynamique. « L’espace américain n’est pas séjour ou demeure, il est mouvement. La route est son blason. » Frontière toujours à repousser, « et qui la franchit s’affranchit, vient l’idéal de mobilité, dans le pays, la carrière et les rêves. Mettre sa maison sur roues et partir. Avoir plusieurs vies. » Alors que l’espérance européenne est dans l’attente, l’espace américain est espérance. D’où une distinction entre nomade et sédentaire. Alors qu’en Amérique, l’attention va aux espaces du dehors, en Europe elle va aux espaces du dedans. La ville labyrinthique est centripète chez nous, avec ses petites places, ses ruelles, et là-bas elle est centrifuge, rectiligne, avec des chaussées sans trottoirs, son flux automobile prioritaire. Aux Etats-Unis, les noms de villes se répliquent d’Etat en Etat, si c’est plus rentable ailleurs on déménage. Chez nous, les hauts lieux n’ont pas cette souplesse, ils « s’estiment irremplaçables, indélocalisables et tiennent à leur pedigree… La suprême pensée d’un lieu, c’est de se transmettre… » Communiquer, c’est transporter une information à travers l’espace, tandis que transmettre, c’est transporter une information à travers le temps. D’où le fait que la plus communicative des civilisations a porté au plus haut point l’art et les techniques de communication. Notre rêveuse civilisation s’est soumise « au chronométrage de l’homme pressé. » Aujourd’hui, le moindre détail nous devient insupportable, et nous nous mondialisons aussi vite que nous nous déshistorisons. Explosion des mobilités, implosion des continuités. Nous sommes en marche ! Nous sautons d’un pays à l’autre, d’un sujet à l’autre. « La nation américaine s’est construite en se remettant sans cesse à neuf pour oublier et alléger le fardeau du passé. L’Europe a fait le contraire. » Tandis que l’Europe a une histoire en partage, l’Amérique a une planète en partage. « … sa foi en l’espace a valu à l’Amérique ses plus belles victoires. » Mais, prévient Régis Debray, gare à l’effet pervers, car une « espèce qui confierait son sort à la seule étendue tournerait assez vite au parc zoologique, avec licence pour les riches de venir photographier les pauvres dans leurs réserves. » Il se produit une brutalisation des rapports humains, court-circuitant des protocoles et des procédures qui se sont élaborés pendant des millénaires. En vérité, dans cette américanisation mondialisée, ne sommes-nous pas tous des mêmes, circonvenus par cette métaphore fœtale, avec la loi du plus fort comme de celui qui s’est branché à l’endroit de l’espace matriciel le plus riche en ressources ? Alors, bien sûr, se produit l’effet pervers de la négation de l’historicité de la condition humaine : mise en place d’une géopolitique conjoncturelle et médiatique, où une « population » désigne l’ensemble des personnes habitant un espace, alors qu’un « peuple » est l’ensemble des héritiers d’une même histoire, donc une population façonnée par le temps, avec la fierté que cela implique. Evidemment, une population définie seulement par son espace est beaucoup plus maniable que celle d’un peuple. Alors, même une super puissance de feu ne peut rien contre la longue patience d’un peuple. Les Américains, écrit Régis Debray, aiment l’espace, non pas la terre. Et oui… L’espace matriciel, tapissé par tout ce que le progrès produit, qui sépare totalement d’une terre qui est, elle, différente en chaque endroit de la planète, et dont les équilibres sont fragiles aussi bien dans la nature qu’entre humains qui ont dû s’organiser au cours de leur histoire. Car avec la terre, c’est là que les choses se compliquent, que le temps et l’histoire reprennent le dessus. Même si les décideurs, par exemple en Libye, Afghanistan, Irak, considèrent à chaque fois un espace sans le temps.
C’est par l’image que l’Amérique est entrée dans l’histoire et les cœurs des Européens, pas par l’écrit. La mise à l’écart de l’Europe (suspension de sa résistance et de sa capacité critique) s’est faite par la mise à l’écart de l’écrit par le visuel. Cinéma américain comme moyen d’influence. Trump, après Reagan, est le shérif du film. C’est toujours une conquête technique, rappelle Régis Debray, qui a établit le primat de la trace sur le symbole, de l’empreinte sur l’idée. Ainsi, la graphosphère et l’imprimerie ont coïncidé avec la formation des Etats-nations européens, et la vidéosphère et les caméras ont assuré l’essor de l’empire américain. L’Europe, avec ses Lumières, a eu une portée limitée, celle des lecteurs donc l’élite, tandis qu’avec l’image, les Etats-Unis ont pu aller aux quatre coins du monde et ont touché chaque humain ! C’est économique, cela s’imprime sur toutes les rétines, même celles des illettrés ! Le visuel peut raconter une histoire au monde entier sans avoir besoin de traducteurs. La nation américaine a pu réécrire son histoire en faisant du génocide amérindien avec John Ford et John Wayne une aventure exaltante.
Mais en remontant dans le passé, Régis Debray nous montre que c’est aussi par l’écriture que l’Amérique pré-hispanique est passée au stade de terre conquise, au XVIe siècle : le passage de la pictographie à l’écriture alphabétique chez un peuple sans alphabet qui fonctionnait à l’image a permis l’annexion des Amériques par l’empire espagnol. Ironie du sort, c’est désormais par l’image que se fait la colonisation de notre imaginaire ! Le passage au numérique verrouille ce processus, toujours une affaire technologique ! Jusqu’en 1492, le Mexique préhispanique était peuplé par des civilisations très évoluées, mais cet empire fut décapité en quelque mois, et la ruée vers l’or des conquistadors a accompli un transfert de civilisation en un siècle, l’Europe par les Espagnols ayant gagné par leur écrasante supériorité médiologique ! Les Précolombiens ignoraient la roue, les animaux de trait, la métallurgie, mais surtout l’écriture alphabétique, ne représentant le cours des choses qu’avec des pictogrammes. Les Européens ont modifié leur conception du temps, et l’évangélisation devenait possible .
Bernanos, nous rappelle Régis Debray, disait que nous ne comprenons rien à la civilisation moderne si on n’admet pas qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure, l’effet mécanique d’un support photosensible étant capable de réinventer une âme, mettant en valeur l’extérieur, le look. Peut-être aussi donnant enfin l’impression à chaque individu d’être regardé, d’être vu, d’être relooké ! Enfin, c’est une poche illimitée qui a été créée, un extérieur en fin de compte très intérieur, très circonvenu, mais capable de toucher et conquérir toute la planète ! Chaque humain peut filer à l’extérieur de sa vie intérieure compliquée pour aller se nider et se brancher dans l’espace le plus circonvenu, finalement, du monde, donc l’intérieur par excellence, la matrice où les besoins sont anticipés, où l’on a entendu tous nos besoins, où nous sommes captifs ! Ainsi, la France, la plus littéraire des nations, s’est mise à l’heure de la plus photogénique des nations. Enfants de la télé, de la Toile… Rôle capital de la photographie dans l’agir public, car nul ne peut se faire aimer sans se faire voir. La société française s’est mise en mode image, avec narcissisme promotionnel qui prolifère. Choc des images. On parle de livre choc. Primat de l’expression orale. Ni les mots ni les lettres ne font plus traces. Il y a les visibles et les invisibles. Facilité des échanges entre tous les humains par les jeux d’image et Internet, mais savons-nous quelles zones de la personnalité humaine s’atrophient par cette hypertrophie du nerf optique ? Devant toujours positiver, avec ce que cela implique de soumission à ce qui est et au fait accompli, nous avons oublié l’ancien travail du négatif. Tout-à-l’égo et la couverture à soi. Nez sur l’immédiat, le maintenant. Alors que notre champ visuel s’est hypertrophié, notre champ symbolique a considérablement rétréci. Pour le moment…
Photographie de gens souriant, montrant le bonheur. Evidemment, dans un pays où tout est possible et tout est plus grand, l’optimisme est la règle, ainsi que la bonne humeur, avoir de l’espace protège du tragique, le passé ne pèse pas. Tocqueville disait déjà : « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le séjour de ses contemporains, elle le ramène sans cesse à lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans son propre cœur. » Individualisme que le protestantisme américain revendique encore. Tocqueville écoutant les prédicateurs américains soupçonnait que le but était de procurer le bien-être dans ce monde, et voyait une ploutocratie bénie par le Ciel : une théodémocratie ! Une religion qui n’est pas doloriste, mais qui rime avec prospérité, épanouissement individuel. Tout le monde a droit à une deuxième chance, une deuxième naissance. Bonheur qui délivre de la tâche d’être soi. La résilience est un concept anglo-saxon. Prométhée qui montre de l’optimisme.
L’enfance est l’âge du bonheur et de l’âge d’or. Jouets, parcs d’attraction, où les adultes aussi peuvent redevenir des enfants. Ennui banni. Chaque professeur est aussi un animateur. Nous Européens, ne sachant nous défaire de notre propre histoire, en avons été déchargés par des peuples heureux qui n’ont presque pas d’histoire. Le civilisé, plutôt le colonisé, met les bouchées doubles pour atteindre la félicité ! Optimisme consommateur ! Nouvelle formation politique : le parti du bonheur ! Une vie réussie ? Un bon niveau de revenus, être visible, en mouvement, bien dans sa peau, dynamique, branché, en forme !
Il n’est pas de bon ton d’être anti-américain, soupire l’auteur, qui en sait quelque chose… C’est l’ingratitude de l’enfant gâté deux fois sauvé par les Etats-Unis… Régis Debray avoue sa sympathie irrépressible pour Homo americanus, et son allergie au Français individuel étriqué, pantouflard, vaniteux, coincé, arrogant. En vérité, il faut s’arracher à son écosystème pour avoir une vue exacte par rapport à l’Amérique. Nous qui avons hérité du dramatisme chrétien l’habitude de surévaluer l’événement, nous sommes insensibles « aux transformations silencieuses chères à la civilisation chinoise, intellectuellement mieux armée que nous pour saisir des flux qui travaillent en sous-main ». Nous célébrons le changement, mais notre dépendance aux événements nous interdit d’en prendre conscience. Intensivement bombardés par les nouvelles, nous ignorons leur direction et leur provenance. « Nous savons beaucoup de choses, mais elles ne font pas sens. » On ne voit pas que la « common law » favorable aux affaires l’emporte un peu partout sur le droit civil romain. « L’oncle Sam a rempli la case vide du paradis sur terre. » La case vide de la gestation de chaque individu…
Régis Debray avoue qu’il s’est longtemps couché de bonne heure, en fermant les yeux sur l’incessante transition des choses ! Pour ne pas constater un simple fait de civilisation s’appliquant à tous.
Comment, s’étonne-t-il, l’islamisme radical a-t-il pu devenir l’unique danger menaçant de mort notre civilisation, alors même que le terroriste est l’enfant naturel de nos sociétés postmodernes, en appliquant à la lettre son fonctionnement, d’abord de manière économique, par un investissement minimum pour une rentabilité maximale en cadavres, bruit, forçant les défenses du fort à l’investissement maximal, par l’information car comme machine à produire de l’événement sa capacité virale est inouïe car elle se duplique instantanément en millions de flashs. Le djihadisme rend un nous à l’ensemble des moi-je désunis, confirmant cette thèse qu’une civilisation se constitue comme une réponse face à un défi majeur. Donc, cette mini-guérilla sporadique et démultipliée par la vidéosphère est indispensable à l’éclosion et au renforcement d’une civilisation, qui a toujours besoin de Barbares, quitte à les fabriquer. Le djihadiste est le Barbare idéal ! Mais l’islamisme ne peut constituer un ordre de rechange, ni mettre en pièce une civilisation, il « peut grignoter ou mordiller le nôtre, mais non le subvertir, faute de pouvoir se globaliser. »
L’Européen new look est devenu pragmatique, sous l’aura du rêve européen du XIXe siècle, « il a construit l’Europe du banquier ». L’expansion du principe d’Amérique a été confiée par le miracle de l’hégémonie aux Etats-Unis d’Europe. « La jeune Amérique a su se faire aimer au lendemain de la guerre… ce que n’a su faire sa rivale d’alors, l’Union soviétique. Et qui aime imite. » L’Europe fédérale du futur a souhaité se construire en étendant au Vieux Continent les dogmes et manières du Nouveau, en effaçant sa personnalité. Gestation oblige…
Au lendemain de la guerre, on a voulu prévenir tout retour de flamme en faisant prévaloir l’intérêt commun sur le particulier, cet intérêt commun étant celui d’un espace en paix. Un espace, donc ! Ensuite, ce sont les socialistes eux-mêmes qui ont démantelé les protections sociales, déconstruit l’Etat, démonté les services publics et intronisé le profit en loi suprême. L’effet pervers… On a mis sur pied la plus « grossièrement matérialiste des agrégations humaines où le lobby est roi, le réfugié un ennemi et reine la calculette. Les meilleurs élèves de la classe européenne ont ainsi étendu au Vieux Monde la culture du Nouveau… » L’Europe a accéléré le mouvement dit de mondialisation en le faisant aboutir. Et c’est ainsi que la limite est atteinte… Que les résistance et les défenses immunitaires peuvent se réveiller, se remettre à fonctionner ! Il est alors temps de naître sur notre terre, de se séparer de l’espace américanisé matriciel, de retrouver notre histoire, notre spécificité, nos qualités propres, notre estime de soi ! Mais, déplore Régis Debray, l’union européenne n’est pas entrée dans l’histoire, car une source d’énergie historique ne peut émerger juste de la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Il y avait maldonne dès le départ, un banquier franco-américain, Jean Monnet, a voulu appliquer les méthodes de l’Amérique en oubliant que ce qui lui avait permis de coaguler était sa religion biblico-patriotique. La violence, guerre de l’Indépendance et guerre de Sécession, avait été deux fois accoucheuse des Etats-Unis. Comment l’Europe pourrait-elle être une exception, avoir une naissance immaculée, être une victoire sans bataille ? Narration commune impossible, monnaie unique offerte par la banque avec l’idée derrière la tête de repousser toujours plus loin la frontière. Comment un texte de Constitution peut-il faire ancrage, sans langue commune, ni mémoire, ni légende partagée ? Seul un esprit de commerce, sans commerce de l’esprit, est commun. Alors que désormais l’anglais est en Europe la langue des fonctionnaires de Bruxelles et des agences centralisées de l’Europe, du temps de Charles-Quint on parlait espagnol, italien, français… Seul un économisme fou, s’écrie Régis Debray, pouvait plaquer sur un patchwork multiséculaire des géométries élémentaires. Oui, comme est fou le temps de la gestation… Mais qui est juste un temps suspendu, que la naissance va arrêter ! Ce qui peut unir les Européens, ne serait-ce pas de se séparer de leur matrice américaine, de s’en sevrer, de prendre leur indépendance, leur liberté ? « L’idée que d’un mécanisme institutionnel puisse naître un peuple en chair et en os a donc vécu. Reste une entreprise sans passion motrice. » Et on « n’écarte pas l’idée… qu’un jour l’Union européenne apparaisse à nos successeurs comme la deuxième phase d’autodestruction de l’Europe, après la guerre 1939-1945. La première s’est attaquée au corps, la seconde à l’esprit. » Le stratège Thomas Barnett a dit qu’il « ne s’agit plus désormais… que l’Amérique dirige le monde, mais que le monde devienne l’Amérique. » L’histoire n’est pas terminée…
Bref, poursuit Régis Debray, « l’imprimante américaine a renouvelé l’ancestrale tradition hégémonique par la préemption technologique. La maîtrise en amont des normes et des formes permet d’ajouter à un système d’emprise économique un système d’empreintes sociales et culturelles au point de pouvoir substituer le second au premier. C’est une originalité de l’américanisation, et aussi la difficulté de s’y soustraire. » L’empire américain est une Rome au carré. Filiation revendiquée dès le début ! Capitole édifié dans la capitale, Sénat. Un demi vers de Virgile sur chaque dollar. Le seul précédent qui convienne à une nation qui cumule cinq suprématies, technologique, financière, juridique, militaire, culturelle, est le romain. C’est un empire qui ne dit pas son nom, puisque les Etats-Unis n’annexent plus de territoires et n’en occupent plus durablement. Ce n’est pas un projet mais un engrenage, il n’y a pas de plan global. Malraux a dit : « Les Etats-Unis sont la première nation qui soit devenue première sans l’avoir cherché. » Régis Debray rectifie : après Rome ! Il souligne que c’est la puissance, non pas un programme officiel qui est à l’œuvre. Quelle puissance, quelle logique ? Celle de chaque individu qui, désormais, veut compter, et ça commence par l’impression que le bonheur est possible pour chacun par un bien-être matériel, corporel, un confort des vies individuelles semble pensé, préparé et produit depuis tout autour et chacun peut s’y bancher ? D’où l’économie dominante, la consommation, les loisirs, les images qui distraient, émeuvent et dictent… Il y a d’abord une mainmise économique, qui précède la domination politique. « Une guerre fait s’envoler la production (et met fin au chômage) et un trop-plein de produits au-dedans exige des déversoirs au-dehors… » Aucune autre puissance n’arrête cela. Est-ce la faute de Rome si presque tous les Barbares ont voulu devenir romains et si sont nombreux ceux qui ont voulu devenir Américains ? Et la mission de l’Amérique « d’assurer le bonheur de l’humanité lui est confiée par Dieu, comme la mission de Rome lui était confiée par Jupiter. Lincoln disait en 1863 : « Etre le suprême et le meilleur espoir de l’humanité ». Et Wilson en 1917 poursuivait : « Les principes américains sont les principes de l’humanité et ils doivent l’emporter. » D’où des phases d’interventionnisme messianique et de repli isolationniste.
Régis Debray se demande : à quoi tient le « plus » américain ? D’abord, à une situation géographique favorable, entre Pacifique et Atlantique, ce qui est plus propice à la maîtrise des mers. Meilleure protection contre les invasions étrangères. Invention d’un espace parfaitement protégé : comme un ventre fonctionnel, invitant à la gestation d’humains… On peut à partir de cet espace frapper sans être frappé, afin de garantir la paix à ceux qui s’y sont nidés et se développent jusqu’à leur naissance, jusqu’à ce qu’ils puissent couper le cordon ombilical. Le « plus » américain tient aussi au fait que les procédures d’inculcation n’ont pas besoin d’une soumission par les armes. Le protectorat est souvent demandé, comme l’Europe occidentale d’après-guerre.
En quoi le nouvel empire d’Occident a-t-il plus d’originalité ? Bien sûr, le Français d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est si le Romain, le Franc, le Saxon n’étaient venus apprendre à ses ancêtres à mieux vivre, fabriquer, manger, calculer. Donc, à chaque fois un progrès ! L’hégémonie actuelle apporte des avancées d’une autre nature. « Ni l’Italien de la Renaissance, ni l’Anglais des Communes, ni Léonard de Vinci, ni Locke n’ont transformé nos manières de table et de faire des plans sur la comète. » L’américanisation, colonisation sans colons, enveloppe par le haut et par le bas ! C’est exceptionnel ! C’est-à-dire à la fois par Harvard et par Hollywood ! Cap Canaveral et Disneyland. Un pied dans le XIXe siècle des Etats-nations où l’individu tire sa gloire de sa participation volontaire à un ensemble (Michelet), et dans le XXIe siècle, où un ensemble tire sa gloire de la liberté laissée à chacun de ses membres ! A la fois un hypersouverainisme et un hyperindividualisme.
Servitude volontaire à l’égard de cet empire ? Ou cette servitude spéciale à la gestation de nous-mêmes ? En fait, cette docilité (par exemple par rapport à l’espionnage et à l’écoute des « alliés », au refus des Etats-Unis de faire partie de la Cour pénale internationale, etc.), est le passage de la domination à l’hégémonie, où la domination est intériorisée, vécue par le dominé comme une promotion. Oui, promotion comme passage comme jamais par la case contre-nature de la gestation de chacun des membres de l’humanité, donc un humanisme qui est en germe depuis les Evangiles, puis la Révolution française, mais qui n’avait jamais pu prendre en compte tout le monde, l’esprit de 1789 ne s’étant pas vraiment réalisé ! Cela s’est fait par la force des choses ! On a été libérés, on a vu arriver tout ce qui rendait la vie moins pénible, la machine à laver, le mixer, Internet, le GPS, etc. Jazz, grandes surfaces, blue-jean, confort des habitations. On se rend compte que la vie avec son aspect matériel et corporel dans un espace où cela est pour la première organisé compte plus que la pensée, que ce que les gens ont dans la main influence ce qu’ils ont dans la tête ! Pour la première fois, ce ne sont pas des idées, de belles paroles, de l’élitisme oubliant les conditions de vie du peuple qui dominent, ce sont les conditions matérielles de vie dans chacun de ses aspects qui semblent à chaque humain pour la première fois sans exception, sans laissés-pour compte, sans oubliés, anticipées, organisées, inventées, produites, sans cesse améliorées par le progrès ! Ce n’était jamais arrivé ! Les Lumières faisaient primer les idées, l’écrit, la question de l’espace de vie allant de soi pour l’élite, et celui du peuple au travail n’étant jamais vraiment à l’ordre du jour, malgré l’idéal de fraternité des Evangiles, du catholicisme et de la Révolution française ! Régis Debray insiste : « Faut-il rappeler que c’est notre rapport non aux idées, mais à nos conditions matérielles d’existence qui détermine le cours et des choses et des idées… » On peut monter en grade par l’acquisition de choses exclusives que consomment et détiennent des gens en vue, en se ruant dans les magasins… En ce sens nous sommes tous snobs… La volonté de ne pas rester provincial débouche sur une provincialisation sans faute… La provincialisation par excellence n’est-elle pas métaphore de gestation ?
Nous sommes des utilisateurs, et nos appareils sont nos maîtres à penser ! On nous dresse et redresse juste par le mode d’emploi ! Normalisation par des systèmes techniques. C’est indolore, cela met de l’ordre dans le disparate, et l’écart devient une faute. Bien sûr, du moment qu’on respecte la matrice, on peut faire des séries télévisées avec des histoires locales, et le rap peut se scander en français… Skype, Tweeter, Internet…
A la manière d’Hérode, qui échappe à la destruction en devenant un mime de la civilisation vivante à laquelle il s’assimile, nous sommes-nous dit que les jeux sont faits et qu’il est inutile de « dire non à la course en avant du progrès, dont la transformation numérique est la pointe avancée », orchestrée depuis la Silicon Valley ? Devons-nous nous souvenir que la romanisation de la Gaule fut globalement positive, par exemple par les aises et la vie quotidienne de l’occupé coopté ? Mais, se demande Régis Debray, ne faudrait-il pas aux intelligences hérodiennes un caractère de zélote, c’est-à-dire une résistance à l’américanisation comme autrefois les Zélotes résistaient à la romanisation ? L’Europe bruxelloise a sans doute choisi la voie hérodienne… Ne faut-il pas voir cela sur la durée ? Le retour des défenses immunitaires, donc des zélotes, est-il impossible, ou au contraire logique comme un sevrage, comme une fin de dépendance, comme une coupure du cordon ombilical après avoir intériorisé par l’américanisation un sens du corps, de la vie individuelle, après avoir intégré le fait de compter, d’être du nombre des humains, ensuite prêt à prendre ses responsabilités sur une terre à la fois fragile et généreuse, en prenant conscience que la réussite individuelle est dépendante d’une œuvre collective, d’un bien commun ? Le sevrage, résistance à l’américanisation après avoir intégré en soi le droit de chacun à avoir une qualité et un bien-être de vie, ne conduit-il pas, au contraire de sacrifier les progrès matériels qui ont permis à chaque individu de se sentir pris en compte, de s’apercevoir que cette exigence ne peut vraiment être réalisée que sur terre, la terre commune, en ayant la liberté d’organiser et de choisir un mode de vie de qualité qui ne met pas danger l’avenir de l’humanité et d’une planète habitable ? Naître, abandonner l’espace matriciel, couper le cordon ombilical, si on y réfléchit, c’est toujours pour que le corps trouve dehors des conditions matérielles infiniment plus durables et plus riches de surprises ?
Logiquement, en conclusion, Régis Debray en arrive alors à se demander si « nous savons malgré tout qu’une part de nous-mêmes est immortelle » ? Et que mourir, c’est en fait muter ? Il écrit : « La vraie question est de savoir ce qui peut et va survivre de ce qui nous entoure et nous sustente. » Tout empire périt et germe. New York fait déjà un peu province à côté de Shanghai… Mais cet empire se marie un jour avec un autre, « sous des formes inattendues, sans glisser au néant ». Transmission. Le droit romain n’a pas rendu l’âme avec le sac de Rome, ni la philosophie grecque, et nous sommes restés des chrétiens sans le savoir, la civilisation chrétienne sous-tendant notre recherche en lui donnant un arrière fond d’inquiétude inconnu au bouddhisme ou à un épicurien, nous avons un amour des catastrophes, un pathos de l’ultime. « Le propre d’une civilisation est de porter en son sein un gène récupérable et susceptible d’hybridation. Elle ne meurt pas sans enfants, naturels ou légitimes.. » Ne sommes-nous pas sur le point d’être les enfants nés de l’américanisation mondiale, avec tout en mains pour prendre notre indépendance, notre liberté, et retrouver notre estime de soi avec notre spécificité ?
Alice Granger Guitard
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