Editions Cerf, 2017 (avec la Revue Médium)
mardi 10 octobre 2017 par Alice GrangerPour imprimer
Régis Debray est médiologue (dont le parti-pris est celui du support et de l’ustensile), il sait donc mieux qu’un autre que le monde ne reste pas immobile, au contraire il change par exemple avec l’apparition d’un nouveau médium, comme avec l’invention de l’imprimerie. « … c’est partout le court-circuit des temps nouveaux », écrit-il, tandis que les élections présidentielles en France ont porté Emmanuel Macron au pouvoir. Notons dès maintenant que ce président qui semble mettre en acte le court-circuit des temps nouveaux se reconnaît quand même… un père spirituel en Ricœur ! Ce n’est pas anodin !
Régis Debray souligne que « Nos valeurs changent avec nos outils ». Non sans rappeler ce que disait Valéry : « La vie moderne tend à nous épargner l’effort intellectuel comme elle fait de l’effort physique… Elle nous offre toutes les facilités, et tous les ‘moyens courts’ d’arriver au but sans avoir à faire le chemin. » Bon, la réalité violente des tremblements de notre monde pourrait au contraire nous demander beaucoup d’efforts, et même une véritable révolution intérieure, un changement radical de mode de vie… A l’ère de la vidéosphère, du numérique, d’Internet, « Nos trentenaires… sont les enfants du smartphone… C’est le novice qui inspire confiance… Le dernier venu de nos guérisseurs d’écrouelles a trente-neuf ans… porté… par le vent d’Amérique… le jeunisme en France est une affaire qui marche… » ! Il nous semble entendre le regret du père en constatant que le fils n’a plus besoin de lui pour s’ouvrir le monde, puisque, avec l’avènement du numérique, il est déjà ouvert et en réseau ! La fin du livre montrera comme le regret de ne pas pouvoir faire entendre que seule la sacralité peut être un fédérateur général ! Les jeunes sont-ils vraiment insouciants faces aux dangers qui jaillissent sur notre planète ?
Régis Debray se demande donc : est-ce seulement la guerre des âges qui vient remplacer la guerre des races et la guerre de classe ? Réponse, non. Car la variable principale est celle de « l’émergence d’un nouvel axe de civilisation. » Au triomphe de l’économisme s’y adjoint « la victoire de l’image sur l’écrit ». Et aussi, comme dans l’ombre, la montée des menaces, qui perce régulièrement ces images…
L’événement Macron « signale un basculement dans la balance de l’autorité où la disruption numérique vient redistribuer les rôles. » Maintenant, il faut « entreprendre d’abord pour gouverner ensuite », comme le font le fondateur d’entreprise, le jeune patron, le coach en vue, etc. La société civile, écrit-il, a pour cœur le business, le milieu des affaires. « La garde montante actuelle entend se libérer des lourdeurs syndicales, mémoires collectives et loyautés d’appartenance… le ‘contrat’ entend faire pièce à la ‘loi’… objectif d’ ‘une République plus contractuelle et plus européenne’ ». Mais à la différence des Etats-Unis qui sont nés neufs, dans la vieille Europe il y a des attaches, et le changement n’est pas facile… Mais, s’écrie Régis Debray, il ne faut pas voir « dans ces messies du ‘high tech’ que des marchands du temple… Ces philanthropes dorés sur tranche ne font rien moins qu’assumer le salut futur de l’humanité, conçu aux normes du présent. »
L’inconvénient, lorsque le personnel public vient en masse du privé, c’est que le conflit d’intérêt pointe son nez… Cela profite au journalisme d’investigation et au juge d’instruction… De courageux enquêteurs mettent à jour les dissimulations et les mensonges des puissants… « …la transparence optique tend à supplanter l’idéal de publicité », « Et chaque présumé coupable de se récrier : ‘tout ce que j’ai fait dans ma vie professionnelle est légal, public et transparent. » Le numérique permet un profilage de plus en plus serré des individus, on ne peut plus ne pas laisser de traces, et n’importe quel gouvernement doit regagner sans cesse de la crédibilité. Un chef politique d’envergure avait jusque-là une stratégie, il usait de stratagèmes, en insultant forcément la morale, écrit Régis Debray. Mais, avec la transparence, il se passe comme une prudente retraite flattant une démission collective, en oubliant Florence (Machiavel) pour remonter vers Stockholm (néo-protestantisme), « pour un air enfin pur et diaphane où la méchanceté n’est plus de mise ». « Pour devenir un type bien sous tous rapports, le principe de précaution stipule qu’il faut d’abord sortir de l’histoire ». Mais les Gaulois doivent-ils tous devenir Scandinaves, se demande Régis Debray ? Peut-être que cette méchanceté qui n’est plus de mise laisse-t-elle apparaître peu à peu un danger autrement plus inquiétant pour l’humanité ?
Pourquoi, semble-t-il se lamenter, « cette quête de transparence à terme suicidaire » ? Alors que nous savons que le prestige d’un chef ne peut aller sans mystère… Le médiologue regarde les choses de haut ! En France, nous étions catho-laïques. Pouvons-nous demain devenir néo-protestants ? Et ceux-ci ne mettent pas de rideaux aux fenêtres… C’est l’analyse de Régis Debray : avec Macron, nous entrons dans le néo-protestantisme. L’absence de rideau, la transparence donc, vient du tout début de l’ère chrétienne, rappelle-t-il. Comme au commencement il y avait le péché originel, cela donnait un fort sentiment de culpabilité, l’angoisse du salut, l’incertitude d’y parvenir. St Augustin s’opposa aux Manichéens en posant la responsabilité du sujet, capable de remonter le courant et de gagner la partie. L’Esprit de Dieu permet au pécheur de discerner le Bien. A la suite de St Augustin Luther et Calvin, exigeant bien sûr d’un pécheur-né candidat à l’élection un nettoyage d’âme quotidien, il s’agit alors de se surveiller de près, de réduire au maximum notre part innée de filouterie. « un bon protestant n’a rien à cacher… Rien ne doit être soustrait au regard de son prochain… Rousseau, et dans la foulée, Gide et Sartre, descendants de Pasteurs, lui doivent une fière chandelle » (à Calvin). Ces justiciers ont commencé par eux-mêmes. Rousseau fut transparent à la vérité… Il faut « se retirer d’un carnaval incivique où tout n’est que fausseté pour aller se promener, en solitaire, au bord d’un lac aux clapotis rêveurs ». Par ce rappel protestant, Régis Debray nous montre que la transparence « n’est pas dû qu’aux récents appareils de capture et contrôle, non plus qu’aux énergies infiniment renouvelables des sentiments vils… La question touche au plus profond : un pays de souche catholique… peut-il non seulement effacer la triste Révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV mais encore emboîter le pas à des parpaillots refaits à neuf. » Il répond oui ! Il se réjouit presque de ce que « l’auréole d’un néo-protestantisme ‘made in USA’ grandit d’année en année dans nos mœurs et banlieues. Et qui sait si ce n’est pas pour notre bien à tous ? » Cette modernisation de la foi, se demande-t-il, régénérera-t-elle nos cœurs bien abîmés ? Je suggère que ce péché originel cher aux protestants est maintenant remplacé par la conscience du risque de plus en plus évident que notre humanité court, et que c’est de notre disparition à plus ou moins brève échéance que nous devons nous sauver ! Aucun chef, aucune transcendance, aucun père tout puissant ou du peuple ne peut nous occulter cela, nous devons tous nous y mettre, prendre chacun notre part de responsabilité, pour éviter cette disparition !
Il s’explique. Un usage du monde inventé au XVIe siècle est reformaté par le Nouveau monde, où le « do it yourself’ est autorisé « par une société de l’accès où chacun peut s’instruire sans professeurs, écouter de la musique sans aller au concert, devenir artiste sans produire une œuvre d’art… trouve sa justification… Ce plain-pied généralisé… cette Pentecôte mondialisée… peut se passer de culte dominical. Elle infuse et diffuse naïvement, sans appellation contrôlée. » Chacun peut devenir conscient de la réalité, du monde qui tremble, et prendre sa part de responsabilité !
Alors, la question du marché ? Calvin avait déjà sanctifié l’échange marchand, souligne Régis Debray. Weber a fait de l’argent le signe de l’élection, « la maîtrise rationnelle de l’environnement social. » Au marché, le capitalisme du nord de l’Europe doit son essor, « bien au-delà de la banque toscane et des afflux de métal précieux venus de l’empire espagnol ». Lien entre la piété personnelle protestante et l’enrichissement.
L’esprit d’ouverture, le pluralisme ? Régis Debray, rappelant que le pasteur est issu de la diversité, dit que le protestantisme et le multiculturalisme ne font qu’un. Aux Etats-Unis, les églises invitent « à récolter la manne avec ses propres moyens, dans une libre concurrence… Contre l’emprise étouffante des Princes et des Autorités, cette émancipation du croire et du faire-croire a mis fin au monopole de la foi… Plus antitotalitaire on ne peut. »
Puis Régis Debray souligne que pour une jeunesse déculturée, à l’analphabétisme montant, en panne de transmission, les cultes sans clergé, n’exigeant pas de culture spécialisée, c’est bien. Cela s’accord avec le présentisme ambiant, avec l’immédiateté physique, avec la primauté du son .
De plus, chez les protestants la parité est en avance, il n’y a pas de monopole masculin pour la prédiction, et les pasteurs étant mariés il y a peu de pédophilie.
La « désintermédiation numérique, le court-circuit des intermédiaires et entre-deux institutionnels » : cela profite à la spontanéité de mise chez les néo-protestants où il n’y a pas de régulation ecclésiale, de code canon, de hiérarchies, de prescriptions venues d’en haut ! D’où le fait que l’ère numérique convient parfaitement au néo-protestantisme !
La crise migratoire ? En vérité, les néo-protestants sont des voyageurs sans bagages, qui peuvent traverser les océans et franchir les montagnes ! Le monde entier se met à présent en route, écrit Régis Debray ! Entendre : En marche ? Cela s’éloigne de la pierre, de l’investissement dans l’immobilier plutôt qu’à la bourse, du « Tu es Pierre et sur cette pierre je construirai mon église ». Dans le monde ancien, le corps était immobile, désormais riche comme pauvre ont une constante mobilité.
Régis Debray rappelle que Barack Obama fut l’invité d’honneur d’Angela Merkel, fille de Pasteur ! « En venant à Berlin, le pèlerin de Washington remonte aux sources de sa foi dans la valeur travail, son ouverture à l’immigrant, ainsi que dans sa croyance manichéenne en l’existence du Malin ». Régis Debray note que la langue des Etats-Unis aurait pu être l’allemand, car 22% de la population « se déclare d’ascendance germanique, allemande ou autrichienne, devant l’Irlande et l’Italie ». L’esprit nouveau, écrit-il, a battu protestant tout au long du siècle dernier, lorsqu’il n’était pas d’origine juive.
Enfin, pour zoomer sur Macron, Debray s’arrête sur la génération Ricœur. Notre nouveau président reconnaît en effet Ricœur comme père spirituel, éducateur philosophique et politique. Celui-ci disait : « Mon appartenance à la confession protestante est un hasard transformé en destin, par un travail continu. » Ce philosophe, rappelle Régis Debray, a fait converger l’héritage idéaliste allemand et les philosophes américains du « linguistic turn », il a fait dialoguer « par les sommets les versants Est et Ouest de la Raison euro-atlantique ». Il se demande : qu’est-ce qui a donné à penser à Ricœur ? Réponse : le symbole. Non pas dans son sens premier, grec, mais le symbolique immergé dans le langage, le croyant protestant devant déchiffrer toute sa vie la Bible. Le philosophe ne s’attarde pas sur les images, la peinture, la sculpture, la passion comme les catholiques, ni sur les rituels. C’est l’arc temporel qui est retenu, à savoir « la dernière minute du parcours de l’espèce ». Le Pathos du groupe et l’Eros de l’image étant mis de côté, « c’est au tandem Ethos/Logos de prendre le mammifère humain en charge. Telle est la logique d’une pré-conception du monde qui en fait un domaine de réalité, à lire dans sa tête. Debray rappelle que Ricœur « s’est d’abord voué à l’exploration méticuleuse des vécus de conscience… dans la voie ouverte par Husserl », lequel disait à ceux qui voulaient devenir philosophes de d’abord, une fois dans sa vie au moins, se replier sur soi-même et au dedans de soi. Sans faire du cogito cartésien le fondement absolu de l’humanisme si sûr de lui. Macron, son disciple, dit Debray, « fait sienne… la nécessité d’une idéologie, assumée dans sa fonction dynamique, comme l’indispensable ouverture d’un horizon d’attente, comme écart positif au réel immédiat (l’Europe tenant lieu d’utopie). » Ricœur, lui, « avait renoncé à une morale de confort pour une éthique plus exigeante, où la construction dynamique d’un moi capable et responsable suppose, exige un double effort de mémoire et d’anticipation… Soucieux de dépasser l’opposition des mémoires partisanes dans une histoire équitable et plurielle, rendant « en même temps » son dû à chacun des camps, Ricœur s’en tient à la discipline des faits attestés… Il a mêlé avec doigté éthique de conviction et éthique de responsabilité, en reconnaissant l’étroitesse de chaque point de vue sur l’histoire… » Il a privilégié, continue debray, « la dialectique du je/tu sur celle du eux/nous… champion de l’amitié et non de la fraternité, de la gratitude et non de l’affrontement, de l’altérité et non du conflit, du donner et du rendre et non du craindre et du prendre. Alors que, selon Machiavel, un prince ne doit pas avoir d’autre pensée que la guerre, la science de la guerre, ce penseur de la paix non armée profite du fait qu’une période de concorde et de paix « fait entrer en grâce l’homme de dialogue et de mesure », Mais en cas de discorde, il serait dépassé ! Ricœur, étant un grand réconciliateur des traditions de droite et de gauche, se situe, dans les trois catégories d’appréhension du monde (confrontation pour la gauche, négociation pour le centre et exclusion pour la droite) au milieu. « La quête du moindre mal fait rêver comme le dit Emmanuel Macron d’une ‘action qui ne soit pas verticale mais qui échappe en même temps aux allers-retours du débat’ ». Art du compromis, le marché oui mais pas trop sauvage, un chef d’entreprise mais pas un patron-voyou, etc. Et à propos du fameux contrat : « Le relativisme du contrat part du principe qu’aucune partie du corps social ne peut ni ne doit se prendre pour le tout… Ce principe de précaution est on ne peut plus contemporain en ce qu’il fait humblement son deuil et de l’idée de totalité et de toute transcendance ». Cependant, note Debray, Ricœur était conscient que la « négociation n’est pas dans l’esprit français ».
Régis Debray conclut en notant que « l’ère numérique rend encore plus difficile les exercices de composition nationale ou sociale, tant il est vrai que ‘seul ce qui nous dépasse peut nous unir’. Le chacun sa bulle, chacun sa niche, - tout internaute pouvant s’offrir sa petite communauté en ligne -, n’est guère propre à réussir un puzzle… sans un point de mire en commun. Ce catalyseur fédéral… peut et doit s’intituler une sacralité – mot que Ricœur détestait… » Tandis que Régis Debray évoque cette sacralité (et sans doute est-ce pour cela qu’il met en aplomb de la profonde mutation culturelle liée à l’ère numérique ce néo-protestantisme, comme un besoin de nommer cela par une référence encore religieuse), ne pourrait-on pas dire que la réalité de plus en plus inéluctable des risques que court notre humanité, qui peuvent aller jusqu’à provoquer notre extinction, que ce soit des risques climatiques induits par nos modes de vie ou bien liés à la folie des hommes se déchaînant dans une guerre nucléaire, peut elle-aussi dégager un intérêt général planétaire capable enfin de mettre d’accord les humains sur une organisation d’un vivre-ensemble en paix ? Faut-il absolument une référence religieuse encore présente dans le néo-platonisme ? A un moment donné, l’humanité n’aura plus le choix, elle sera face à la réalité follement inquiétante, et y aura-t-il besoin de sacralité ou de transcendance pour se mettre d’accord pour une révolution intérieure et du vivre-ensemble, s’il est encore temps ?
Régis Debray, lui, continue à écrire : « La centrifugeuse numérique accroît les risques de volatilité, dépression et désynchronisation… Eclate alors l’horloge centrale, brisure plus sensible en France qu’aux Etats-Unis… » Debray adresse une critique à Ricœur, juste pour remettre sur le tapis la sacralité chère à son cœur. Ricœur, dit-il, pose que la question centrale est celle de la distribution du pouvoir au plus grand nombre de gens possible, mais il ne se demande pas, en même temps, « comment des populations peuvent faire peuple et réussir le pari mystérieux de ‘e pluribus’ » et alors « on risque d’abonder l’illusion de l’époque : ‘un vivre ensemble sans rien qui dépasse’ ». Nous avons envie de dire : mais si ! Jaillissent les risques effrayants que court notre humanité ! Cette réalité-là pourrait faire surgir un intérêt général fédérateur, l’urgence d’une sorte de gouvernance mondiale nous permettant de sauver l’espèce humaine ! Car la question de notre disparition, et non pas bien sûr celle de notre planète qui en a vu d’autres, est bien réelle ! Alors, se demande-t-il, sommes-nous entrés dans une ère post-politique ? Ou bien dans une courte parenthèse pré-politique, et ensuite nous nous retrouverons dans un tragique ordinaire qui ne vieillit jamais ? Il rappelle Héraclite : « tout advient par discorde et nécessité ». Et bien, pourquoi pas le sursaut très politique d’un intérêt général mondial sans lequel nos intérêts particuliers se briseraient sur notre anéantissement ? Ricœur, qui a connu la captivité dans les camps nazis, après avoir perdu tôt ses parents, n’était-il pas marqué par la tragédie de la violence et de la condition humaine, et donc habité du désir de paix et d’un vivre-ensemble possible, en n’étant pas en confrontation avec l’autre, et donc peut-être dans le pressentiment d’une possible extinction de l’humanité saisissait-il la nécessité de se sevrer de passions humaines pour s’accorder en négociant sur l’intérêt commun ?
Alice Granger Guitard
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