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Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa

Christian Bourgois Editeur, Troisième Edition 1999

lundi 12 février 2018 par Alice Granger

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Fernando Pessoa, dont le nom signifie "personne" ou "masque", signe « Le livre de l’intranquillité » du nom Bernardo Soares, qui est, dit-il, son semi-hétéronyme. Il a écrit aussi sous d’autres pseudonymes. Ce double intérieur écrit une vie imaginaire, une « autobiographie sans événements », son « histoire sans vie », suite d’ « impressions décousues », des « Confessions » dans lesquelles il ne dit rien car il n’a rien à dire. Immédiatement, en lisant, je me sens absolument au diapason avec Fernando Pessoa, je sais tellement, comme lui, ce qui, dans la réalité extérieure, est si invivable, si contraire à la vie, que par défense immunitaire la vie intérieure se déploie comme la vraie vie et permet de ne jamais perdre son âme !

Ce livre, d’une singularité radicale, un des plus grands chef-d’œuvres de la littérature mondiale, a été publié pour la première fois en 1982, très longtemps après la mort en 1935 de Fernando Pessoa. C’est un livre des sensations, mais la sensation étant devenue pour Pessoa une science. Il nous entraîne au cœur d’une vie intérieure très riche et se suffisant étrangement à elle-même, à la mélancolie pas facile à saisir qui requiert d’essayer de lire en se plaçant dans cette universalité intellectuelle que le personnage dit qu’il espère. On se dit que pour avoir une si riche, voire désespérée, vie intérieure, à rêver, imaginer des histoires, penser, tout cela à partir des sensations vécues, il faut vraiment que dans la réalité extérieure il y sente quelque chose qui le force à s’écarter, à déjouer la circonvention, à déployer en lui-même un travail harassant de refoulement, faisant penser à la coupure du cordon ombilical. Cette vie à ne pas se mélanger à la vie extérieure, à s’en écarter par l’imagination, ne laisse-t-elle pas entendre que là, dans le présent de la vie des humains, s’est produit une sorte de tremblement de terre géant, comme celui qui détruisit Lisbonne en 1755, une catastrophe inscrite dans la manière de vivre des humains, enfermée dans du présent, cernée de conforts et d’objets du besoin, sans plus rien orienté vers l’ailleurs, comme avant la religion, la philosophie, l’idéologie, enfin tout cela qui permettait, d’une manière ou d’une autre, à l’insatisfaction de se dire, et aux rêves de se déployer. Le tremblement de terre, ne serait-ce pas ce présent où tout est produit et pensé et promis pour la satisfaction sans reste, dans une familiarité intolérable et comme si nous étions tous des animaux en batterie ? La vie des animaux est souvent évoquée dans ce livre ! Pessoa l’évoque comme une catastrophe qui a commencé à peu près au moment du tremblement de terre de Lisbonne, et là nous imaginons qu’avec la colonisation, l’industrialisation, l’ère de l’individu, avec cette idée que l’être humain enfin pourrait dans le présent ne plus manquer de rien, c’est-à-dire exactement comme dans une matrice matérielle, s’est effondrée une activité de la pensée, une construction mentale, une réalité intellectuelle, tournée vers l’ailleurs, c’est-à-dire un objet du désir insituable permettant le battement pulsionnel de la vie. Catastrophe de la pensée, du rêve, de la création, bref du désir qui reste désir ? « Ne prenant rien au sérieux, et considérant que nous ne pouvions tenir pour assurée d’autre réalité que celle de nos sensations, nous y avons cherché refuge en les explorant, telles de vastes terres inconnues ». Comme motif pour avoir une âme, Fernando Pessoa se rendit compte qu’il ne lui restait que « la contemplation esthétique de la vie ». Car « je souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie et sans repos, dans le flux et le reflux de ma conscience où se mêlent – telles deux marées au sein de la nuit noire – ma nostalgie et ma désolation. » Nous soupçonnons donc d’emblée que dans le lit de la vie quelque chose le force au travail harassant de refoulement originaire, d’où l’insomnie car cela n’est jamais vraiment accompli, d’où la nostalgie pour un but non atteint, et la désolation à cause de cette impossibilité qui empêche de vivre, de sortir de la nuit noire !

Qu’est cette âme, qu’il évoque si souvent dans « Le livre de l’intranquillité » ? L’inconscient, qui résiste absolument à la négation d’un événement fondateur de la condition humaine, alors que le monde dans lequel vit Pessoa semble l’ignorer ? Imagine-t-il encore et encore cet événement originaire, lui courant après dans les sensations et les histoires qu’il ne cesse d’imaginer, comme s’il ne pouvait être terminé de n’être pas inscrit de manière universelle dans la vie des humains ? Pessoa, qui est mort des conséquences de son alcoolisme, écrit par l’intermédiaire de son double intérieur : « Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d’alcool dans le fait d’exister. Ivre de me sentir, j’erre et marche bien droit… Et derrière tout cela, il y a mon ciel, où je me constelle en cachette et où je possède mon infini. »

Bernardo Soares est un simple employé de commerce dans un bureau de Lisbonne, son patron Vasquès lui offre une vie monotone, neutre, sans surplus, sans désir de posséder puisqu’il vit dans une chambre de location, une monotonie qu’il sent comme nécessaire à son activité intérieure qui est sa vraie activité. Il est sans ambition, sans vie sociale ou amoureuse, il ne s’attache pas, il n’est jamais circonvenu par des sentiments, il reste à distance tout en étant très sociable, sans jamais se mélanger. Il ne se satisfait en rien de ce que le monde présent lui offre, il ne reste pas à en jouir. « Tout en moi tend à être aussitôt autre chose ; une impatience de l’âme contre elle-même, une intranquillité toujours plus grande et toujours semblable. Tout m’intéresse, rien ne me retient ». « Le livre de l’intranquillité » raconte l’acuité horrible de ces sensations, et « la conscience profonde du fait même que je vis ces sensations ». On dirait que sa vie est organisée pour lui laisser un temps infini pour cette activité principale imaginaire, sa vraie vie, son écriture immunitaire pour ne pas se laisser être circonvenu, remis dedans, pour refouler la vie installée, le confort organisé. Il s’adonne au rêve, et est différent des autres parce qu’il sait écrire, parce qu’il est conscient de la nature crépusculaire des sensations. Il sent, il est même hypersensible, mais c’est pour s’écarter, s’éloigner par son imaginaire, ses histoires crépusculaires, en sentant la douleur d’une autre vie, née, impossible, mais en étant ivre de se sentir, désespérément, être lui-même, cet objet absolu.

Il y a cette impression profonde que « nous ignorons ce que nous sommes réellement ». L’histoire intérieure de Bernardo Soares essaie de dire le plus précisément possible ce qu’il est réellement, lui, Pessoa. Et l’histoire qu’il imagine comporte un détail très important ! Son personnage, et auteur fictif, est orphelin presque de naissance. Il perd sa mère à un an, et son père à trois ans. Alors que Pessoa avait trente-sept ans à la mort de sa mère, et cinq ans à celle de son père, et ensuite il eut un beau-père. Imaginer ce statut d’orphelin ne serait-il pas un choix intellectuel afin, pour bien savoir ce qu’on est réellement, d’inscrire la coupure du cordon ombilical, la séparation définitive, la perte irrémédiable ? S’il l’imagine morte lorsqu’il avait un an, Pessoa n’aurait-il pas passé sa vie d’écrivain à repousser sa mère matricielle trop réelle en la sentant tenter de le circonvenir dans son amphore restée fonctionnelle, ceci prolongé dans le monde extérieur effondré sur son matérialisme sans transcendance ? Envers et contre tout, Pessoa n’imaginera-t-il pas encore et encore vivre à travers ses sensations ce crépuscule impossible, ce coucher de soleil, cette pluie, dans une sorte d’insomnie tellement cet événement insiste pour se dire et n’est jamais encore entendu nulle part et par personne sinon il pourrait dormir ?

Le personnage-clef de ce livre de l’intranquillité, et le point de départ de l’intranquillité, ne serait-il pas cette mère matricielle ne le laissant pas tranquille, restant là dans chacune des sensations comme trace d’une vie intra-utérine fantasmatique le poursuivant, et aussi présente au cœur du monde extérieur commençant à son époque à s’organiser autour du confort et de la satisfaction des besoins, un monde familier, qui se saisit des corps ? Les sensations ne disent-elles pas que ça ne le laisse pas tranquille, et que son désir à lui est la coupure, la séparation, l’écartement ? Le regret du personnage de n’avoir pas été un enfant aimé vient-il vraiment de la perte de sa mère, pourtant fictive dans la vie de Pessoa, ou bien plutôt de n’avoir pas été aimé en tant qu’enfant vraiment né, séparé réellement de parents matriciels ?

Alors, si par ses sensations il ne cesse de sentir ce qu’il n’a pas encore totalement perdu, ce qui est en crépuscule, mais aussi ce lui-même absolument singulier qu’il réussit à garder en vie par son activité intérieure immunitaire, si c’est ça son réel intime, ne serait-ce pas parce que, aussi, il a l’intelligence très aiguisée de la réalité circonvenante du monde, dont il souligne le romantisme et le sentimentalisme ? Ses sensations sont très spéciales ! Elles sentent quelque chose qui est encore là, mais que lui imagine, pense, en crépuscule, et il le traque dans la douleur comme en espérant arriver à l’ultime sensation, preuve qu’il serait enfin séparé, né, et pourrait dormir, tranquille, non en danger.

Le double de Pessoa a la nostalgie de cet autre qu’il aurait pu être, et qui n’a jamais pu naître. « …Je parviens à toucher, grâce à la sensation de mon corps, une connaissance métaphysique du mystère des choses. » En effet, ne réussit-il pas à avoir une connaissance, par ses rêves et sensations qu’il transforme en paysages et en histoires inventées, d’une vie en deçà, encore reliée mais en crépuscule, et aussi une intuition d’une vie autre, née ? Par ses sensations que suscite le monde du dehors, il revient dans un autre monde, de manière métaphysique, il y est refoulé, mais il résiste en y mettant toujours une touche crépusculaire, par son activité imaginaire immunitaire, travail du refoulement originaire, de la séparation d’avec le ventre. Peut-être tout le monde vit-il encore dans cet autre monde fantasmatique par le confort matériel universalisé qui familiarise les vies humaines, mais Pessoa alias Bernardo Soares est très différent, car lui il en a conscience, il sait qu’il est orphelin, qu’il est séparé de tout ça, et il l’écrit. Elle lui manque, l’universalité intellectuelle qui en aurait conscience aussi, car alors ses sensations ne seraient peut-être plus capturées dans le crépuscule d’un ancien monde. Ce serait le temps du désir, plus celui du besoin.

Mais il fait ce constat : « Je me vois au cœur d’un désert immense. » D’un côté, il est orphelin, de l’autre il n’est pas vraiment aimé par les gens qu’il côtoie, qui sont sans doute infiniment plus sentimentaux que lui. Il est bizarre, pas comme eux, ne suscite pas de vraie sympathie.

Un chromo, vu dans une vitrine, celui d’une jeune fille qui serre le printemps contre son sein, ouvre sur quelque chose d’irrémédiable. Celui de la perte. Le personnage a besoin de se répéter l’histoire, celle de la perte, encore et encore, comme une jeune fille doit laisser se perdre en elle l’identité de mère qui la fusionne encore à sa mère. Bernardo Soares n’a pas de relation amoureuse, comme si dans sa vie réelle il devait éloigner des femmes qui se présentent trop fusionnées à la mère, à leur mère, suscitant donc, lorsque la sensation jaillit, l’activité de refoulement originaire, l’écartement radical. Alors, il imagine une jeune fille telle une mère jeune en train de le perdre. Bernardo Soares ne voit qu’elle, et « ses yeux me fixent toujours avec une peine profonde ». Telle une matrice incarnée qui lui signifie qu’elle s’en va ? « Ses yeux sont réellement tristes : ils me fixent, du fond de leur réalité de chromo, avec une sorte de vérité. Elle est venue avec le printemps. Elle a de grands yeux tristes, mais ce n’est pas cela qui me frappe. » Qu’est-ce qui le frappe ? Le fait qu’il soit forcé de s’arracher, qu’il n’y puisse rien ? « Je quitte cette vitrine en faisant une grande violence à mes pieds. Je me retourne avec une révolte impuissante. Elle tient toujours son printemps de la vie, et ses yeux ont la tristesse de tout ce que je ne possède pas dans la vie… Il y a dans les yeux humains… une chose terrible : l’annonce inévitable de la conscience, le cri clandestin qui témoigne qu’il y a là une âme. » Le cri clandestin ! La conscience ! Lui, à la différence des autres, il a cette conscience ! Il secoue alors « des traînées humides de ténèbres de brume ». La tragédie, c’est peut-être sa conscience que n’existe pas, dans le monde extérieur, de femme ayant fait le deuil de leur mère, et se présentant dans leur singularité d’être humain, non pas éternellement en fusion avec le personnage originaire de la mère. Ne serait-ce pas aussi le statut des femmes, non séparé de la fonction mère, qui fait la tragédie de Pessoa, qui doit éternellement produire de manière imaginaire son activité intérieure immunitaire ? Dans le monde, si les femmes étaient vraiment nées, autre chose que la mère en sa fonction, ne serait-ce pas absolument différent ? La révolte de Pessoa reste impuissante ! Il s’éloigne de la jeune fille au regard triste du chromo, mais ne retrouve aucune femme dans le monde de la vie, dont il saurait qu’elle est vraiment née, qu’elle n’est pas un fantasme de mère le ramenant dedans ! Alors, il n’a pas d’histoire d’amour ! Il n’en a pas, parce que nulle part il ne trouve de femme différente, qui s’imaginerait elle aussi orpheline, séparée !

En imaginant cette histoire, Fernando Pessoa remet au commencement d’une vie humaine cette séparation, cette perte, et ce journal des sensations redonne son sens à ce qui est perdu en n’en finissant pas de le retrouver, mais le faisant être crépusculaire, dans les sensations de la vie de tous les jours, spécialement dans ses détails les plus petits, les plus insignifiants. On dirait que ce livre d’impressions décousues ne cessent d’écrire que là est l’événement par excellence. Le tragique vient on le soupçonne de ce que Fernando Pessoa semble être le seul à s’en apercevoir, donc est forcé de refouler encore et encore une présence trop réelle qui devrait avoir disparue, dans une activité intérieure immunitaire. D’où cette impression d’un désert. Cette insistance de chaque jour à perfectionner cette conscience des sensations est celle de devoir le dire encore et encore car nulle part dans le monde cet événement n’est mis à sa place comme le fondement de l’humanité. Il lui importe encore et encore de sentir dans la vie même de chaque jour ce qu’il réussit à perdre et ce lui-même qu’il est, réellement sauvé juste le temps des histoires. Mais la perte matricielle reste dans ce monde extérieur fermé comme un présent impossible, ça revient dans les paysages, comme des traînées humides de ténèbres de brume. « Tout se transforme à mes yeux en un absolu renfermant sa propre mort, en une stagnation de détails. Et mes sens eux-mêmes, grâce auxquels je transpose ma réflexion pour l’oublier, sont une sorte de sommeil, quelque chose de lointain et de passif… je créerais, si je le pouvais, toute une esthétique de la désolation, une rythmique intime de berceuse pour enfants, modulés, par les tendresses de la nuit, en regret d’autres foyers, infiniment éloignés ». « Des révolutions ? Des changements ? Tout ce que je voudrais, au fond le plus intime de mon âme, c’est que s’effacent les nuages atones qui enduisent le ciel d’un gris savonneux ; ce que je voudrais, c’est voir l’azur resurgir parmi eux, vérité claire et sûre, parce qu’il n’est rien, et ne veut rien ». Ce qui est perdu, peut-il se retrouver autrement, par le désir ? Encore faut-il le sentir perdu, par les sensations ! Mais pour cela, comme une universalité objective s’est faite, il faudrait faire une universalité intellectuelle !

Le connais-toi toi-même d’Héraclite trouve avec l’écriture de Pessoa son expression la plus profonde. Dans la citation suivante, l’allusion au siècle et demi fait remonter les chose aux environs du tremblement de terre de Lisbonne, qui a été important au niveau de la pensée, comme pour Voltaire et la question de l’optimisme. « Le monde où nous sommes nés souffre d’un siècle et demi de renoncement et de violence – renoncement des êtres supérieurs et violences des êtres inférieurs qui y trouvent leur victoire. / Aucune qualité supérieure ne peut s’affirmer à l’époque moderne que ce soit par l’action ou par la pensée, dans la sphère politique ou dans la sphère spéculative. / Le déclin de l’influence aristocratique a créé une atmosphère de brutalité et d’indifférence envers les arts, où une sensibilité raffinée ne peut trouver refuge. Le contact de l’âme avec la vie fait souffrir de plus en plus… Lorsque l’art cessa d’être considéré comme une création, pour devenir l’expression des sentiments, alors chacun put devenir artiste, puisque tout le monde a des sentiments… Le seul art véritable est celui de la ‘construction’. Mais le ‘milieu’ moderne empêche absolument l’apparition des qualités de construction dans notre esprit. C’est pourquoi la science s’est développée. Le seul objet présentant aujourd’hui des qualités de construction, c’est une machine ; le seul raisonnement où l’on trouve un enchaînement logique, c’est une démonstration mathématique. » « Je trouvai peu à peu au fond de moi le chagrin de ne rien trouver au-dehors ». « J’ai vieilli à force de sensations… Je me suis usé à force d’engendrer des pensées… Ma vie tout entière est devenue une fièvre métaphysique, découvrant sans cesse un sens occulte aux choses… Je me suis abandonné, sans savoir à quoi… Mon opium, je le trouve dans mon âme… Je fais tellement passer le rêve avant la vie que je parviens, dans mes recherches verbales… à rêver encore, et à persister, à travers les opinions et les sentiments d’autrui, dans la ligne fluide d’une individualité vivante et indéfinie ». Pessoa tient à cette intelligence créatrice, dont la négation est l’une « de ces imbécillités qui affectent sur un point l’intelligence des hommes ». Il déplore que « nous ne parvenons jamais à la nudité, car la nudité est un phénomène de l’âme, et non pas un simple déshabillage » ! Comment dire mieux cette nudité du nouveau-né, déshabillé de sa matrice placentaire ? Pessoa a porté à un niveau intellectuel cet événement là ! Les organisateurs du spectacle « sont seuls à savoir que nous sommes prisonniers de cette illusion, créée à notre intention. » Cette illusion peut être la religion, la philosophie, une explication du monde, pour ne pas voir le monde tout nu.

Pessoa, à travers son personnage orphelin, s’évoque jeune, et donc les paysages qu’il n’a jamais vus, et qu’il imagine. De manière si étrange, il imagine un homme presque d’emblée orphelin en train, au rythme des sensations, de s’inventer des paysages d’enfance qu’il n’a pas eus ! Il se ressouvient de celui qu’il ne fut jamais ! Il fait vivre par l’imagination et l’écriture son désir d’être orphelin, c’est-à-dire d’être vraiment sorti de la mère ! Il donne vie à ce désir, il le réalise par l’écriture. C’est par l’ennui qu’il peut sentir la vacuité, celle de l’âme qui ressent le vide. « L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. » Cependant, ce dont Pessoa semble être douloureusement conscient, c’est de l’impossibilité réelle de se séparer, bien qu’intellectuellement il le soit juste à sentir ce chaos ! Alors il écrit : « Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie. » Cellule matricielle infinie comme les sensations pensées. Ces « murs d’une cellule infinie ne peuvent nous ensevelir, parce qu’ils n’existent pas ; et nos chaînes ne peuvent pas même nous faire revivre par la douleur, puisque personne ne nous a enchaînés ». Pessoa a une intelligence extrêmement vive, et entraînée, de cette exigence intellectuelle de séparation, sans doute sur la base de la relation à sa mère, et alors n’a-t-il pas eu une conscience douloureuse du retard du monde, romantique et sentimental, sur son éveil à lui, d’où cette impression d’une cellule infinie, et que les chaînes ne sont pas du fait de son aliénation mentale profonde. Son livre des sensations s’écrit au contact du monde extérieur, il y trouve les détails infinis qui sont les points de départ pour ses créations secrètes. « Voilà ce que j’éprouve devant la beauté paisible de ce soir qui meurt, impérissablement. » Mourir de manière impérissable ! Sa vérité à lui est celle d’un sevrage, d’un ennui infini, mais qui s’articule avec un dehors source des sensations qui recréent ce qui est mort, ce qui s’est fait chaos. Sa réalité intérieure, si elle est absolument différente de la réalité extérieure, est emprisonnée dans la réalité extérieure. Pessoa, à travers son personnage, est absolument insensible aux ambitions, passions, sentiments, théories des hommes, mais il vit de manière double dans ce monde extérieur, qui ne le comprend pas. Peut-être ce monde extérieur est-il encore plein de ce dont lui, il se sépare, il se libère, jusqu’à cette sensation d’ennui ? « Qu’y a-t-il d’autre dans le ciel qu’une teinte qui ne lui appartient pas ?… qu’y a-t-il de plus que les reflets lumineux, matériellement incidents, d’un soleil déjà déclinant ? Dans tout cela, qu’y a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui, c’est cela. C’est que dans tout ce qui existe – ciel, terre, univers -, dans tout cela, il n’y ait que moi ! » Solitude douloureuse, tragique, d’un être humain à l’intelligence supérieure, qui est en avance sur tous ! Nous imaginons que sa conscience aiguë de l’impératif de se séparer ombilicalement de sa mère, du désir de voir le père tel un soleil couchant et la mère comme une pluie triste en train de couler comme le liquide amniotique par la déchirure de l’enveloppe placentaire, a surgie de sa relation à sa mère, de son histoire. Ensuite, il a su en faire quelque chose d’intellectuel, tenant envers et contre tout à cet objet absolu que son activité intérieure incessante garde. Et voilà : « J’en suis arrivé au point où l’ennui est devenu une personne réelle ».

Il imagine. « … le paysage tout entier était parcouru d’un trouble vague, fait de somnolence et d’atténuation. C’était comme si le silence de ce mauvais soleil avait pris forme dans un corps inachevé. » Il parle de brume froide pour les yeux et chaude au toucher, dans le ciel, de quelque chose de non défini pas même l’indéfini, c’était « comme le début de commencer à voir quelque chose, mais identique de toutes parts… Et quel sentiment éprouvait-on ? Et bien, l’impossibilité même d’en éprouver, le cœur éparpillé dans la tête, tous sentiments confondus ; un engourdissement de l’existence éveillée, une perception aiguisée d’un sens animique, telle que l’ouïe, pour une révélation définitive et vaine, toujours sur le point d’apparaître, comme la vérité, et demeurant toujours, comme la vérité, la sœur jumelle du non-apparaître… Et, dans cette abdication incolore de l’être entier, seuls les bruits extérieurs, au loin, sont le monde impossible qui existe encore ». Le monde impossible qui existe encore, dont on entend les bruits, à l’extérieur ! On entend la douleur de Pessoa, face à l’inexistence d’une nouvelle humanité, intellectuelle au sens où elle ferait de la séparation originaire le fondement de l’humaine condition de ceux qui se sentent vraiment nés ! Pessoa évoque ces pas, « part étrangère de nous-mêmes », au début de l’automne, symbolisant le crépuscule, la perte, et ils entendent la chute, le vent chassant les feuilles dans la forêt, cheminant dans « peut-être la fin de tous les jours, dans un automne de tous les automnes », et quels « foyers, quels devoirs, quelles amours avions-nous quittés – nous-mêmes n’aurions su le dire. Nous n’étions, en cette heure, que des voyageurs cheminant entre ce que nous avions oublié et ce que nous ignorions, chevaliers pédestres de l’idéal abandonné… nous ne savions pas si nous partions ou si nous arrivions ». C’est comme l’histoire d’une communauté d’éveillés en marche vers une humanité nouvelle, vraiment née.

« Le livre de l’intranquillité » pose la question de la mère, et des femmes. Bernardo Soares n’a pas d’histoire amoureuse, il n’a ni ambition, ni sentiment, on dirait que sa seule réalité, celle que lui renseignent ses sensations elles-mêmes qui naissent dans le monde extérieur, est celle du désir d’inscrire la séparation originaire qui ne l’est jamais, donc il ne voit toujours que la brume matricielle, il est conscient de cela à partir du statut fictif de l’orphelin que Pessoa a choisi de mettre au fondement de l’humaine condition. Il est orphelin sans réussir jamais à l’être. Alors, elles sont très intéressantes, ces pages des « grands textes » ajoutés en fin de l’ouvrage, qui parlent de la « Madone des eaux dormantes », de « Notre-Dame des silences ». On dirait que rien n’est possible avec les femmes si elles-mêmes ne se séparent pas de cette mère matricielle. Qu’il faut que chacune d’elles laisse s’éloigner cette mère matricielle dans la forme de cette madone. Sinon, elle se retrouve avec les sensations partout, dans le sentimentalisme, dans le romantisme. « Je me pèse à moi-même », écrit Pessoa. « Dans une torpeur lucide, lourdement incorporelle, je stagne, entre sommeil et rêve, dans un rêve qui n’est qu’une ombre de rêve. Mon attention flotte entre deux mondes, voit aveuglément la profondeur d’un océan et la profondeur d’un ciel… Un vent plein d’ombres souffle la cendre de projets morts sur ce qui est éveillé en moi ». Et oui, sur ce qui est éveillé en moi ! Mais quelque chose empêche les projets ! « D’un firmament inconnu tombe une tiède rosée d’ennui. Une angoisse immense et inerte manipule mon âme de l’intérieur… Je m’apaise avec une vague lenteur… et voici que surgit une autre réalité, et moi au beau milieu – réalité surgie de je ne sais quel ailleurs… elle surgit de cette étrange forêt… Et qui est donc cette femme qui, en même temps que moi, vêt de son regard cette forêt lointaine ? » Comme il est important, ce « en même temps que moi » ! « La chambre vague est une vitre obscure à travers laquelle, conscient de son existence, je vois ce paysage… et ce paysage, je le connais depuis bien longtemps ; voici bien longtemps qu’avec cette femme inconnue j’erre en parcourant, réalité autre, son irréalité à lui… paysage lointain de cet autre monde… Je rêve et je me perds, double d’être moi-même et cette femme aussi. Une lassitude immense est le feu sombre qui me consume… Un désir immense et passif est la fausse vie qui m’oppresse ». Il n’existe pas, et c’est une femme qui n’existe pas. C’est dans l’écriture que cela se passe. « Nous marchions parfois en nous donnant le bras, sous les cèdres et les arbres de Judée, et aucun de nous deux ne songeait à vivre ». Résistance de chacun d’eux à la vie normale. « Notre chair était un vague parfum, et notre vie l’écho murmurant d’une source. Nous nous donnions la main, et nos regards s’interrogeaient : que serait-ce donc qu’être sensuels, et vouloir réaliser, charnellement, l’illusion de l’amour… » On dirait qu’ils se disent, dans ce si beau texte d’amour, qu’il faut autre chose, pour qu’il y ait de l’amour, du désir, et que c’est cette perte originaire marquant l’humaine condition de chacun d’eux. « Dans notre parc, il y avait des fleurs aux beautés les plus variées – des roses… des lys… des coquelicots… des violettes… des myosotis… Et tels des yeux étonnés au-dessus des hautes herbes, les tournesols solitaires nous fixaient, béants »… Et oui, ils sont deux, dans les fleurs… Mais ce n’est qu’un rêve de vivre, d’amour… « Notre rêve de vivre marchait devant nous, ailé, et nous avions pour lui un sourire semblable et distant, né dans nos deux âmes sans que nous ne nous soyons regardés, sans qu’aucun de nous sache rien de l’autre, hormis la présence d’un bras s’appuyant sur l’abandon attentif et sensible d’un autre bras. » C’est important, que chacune de ces deux âmes soit indépendante. « Notre vie n’avait pas de dedans ». Voilà, ils ne sont pas ensemble dans une vie dedans, c’est autre chose, ils se rencontrent autrement. Peut-être dans une même activité intérieure immunitaire au contact de l’extérieur. « Nous étions au-dehors, et nous étions autres. Nous ne nous connaissions pas, comme si nous étions apparus à nos âmes au terme d’un voyage à travers les songes ». Bref, au terme d’un voyage intérieur chacun de son côté. Pessoa évoque « ô mon amour lointain ». Et que rien ne vaut la peine. Ils ont vécu là-bas un temps qui ne savait pas s’écouler, « Combien d’heures, ô mon inutile compagne d’ennui, combien d’heures d’intranquillité heureuse nous ont là-bas offert leur simulacre… » Eux, ils savourent juste la certitude que ces « siècles intérieurs d’un paysage extérieur » ne servent à rien, « Les bords de mers inconnues, à l’horizon sonore de notre écoute, touchaient à des plages que nous ne pourrions jamais voir ». Il y a juste la joie d’écouter la création, et alors l’air, poétiquement, est rempli de chants d’oiseaux, de parfum ancien imprégnant un satin, tout cela donnait « à notre vie languide cette auréole de nous être inconnue… Nous avons vécu là-bas des heures qu’emplissait seule la présence de l’autre, vivant ces mêmes heures ». Ces mêmes heures sont celles de la création, de l’imaginaire, de l’écriture, « heures tombées dans ce monde depuis un autre monde ». « Et cela nous faisait mal de jouir de tout cela, cela nous faisait mal… Car, malgré sa saveur de calme exil, tout ce paysage nous rappelait que nous appartenions au monde réel, il était tout imprégné de ce faste humide d’un ennui vague et triste, un ennui démesuré et pervers comme la décadence de quelque empire ignoré… » Quelque chose, dans le monde réel, rend-il impossible cet amour ? « Détachons-nous, mon amour, de la vie et de ses règles. Fuyons jusqu’à l’envie d’être nous-mêmes… » Pour une femme, l’envie d’être soi-même, c’est se séparer de quelle autre qui retient en sa matrice et fait croire que ce sera aussi soi-même ? Alors, « voici qu’au moment de songer à parler d’elle, surgit à nos yeux, une nouvelle fois, la forêt nombreuse, mais plus troublée maintenant de notre trouble, et plus triste de notre tristesse » ; cette forêt, cette matrice, cette mère qu’une femme ne devrait qu’être… Mais pourtant, « Les fleurs, les fleurs que là-bas j’ai vécues… Folie rêveuse dans ce silence de songe… Notre amour était le parfum de l’amour… Nous vivions des heures impossibles, pleines de notre seule existence… C’est ainsi que nous mourûmes notre vie, si absorbés à la mourir séparément que nous ne vîmes pas que nous étions un seul être, que chacun de nous était l’illusion de l’autre »…

C’est alors que sa vie « est d’une telle tristesse » qu’il rêve de la « Madone des eaux dormantes et des algues mortes, Déesse Tutélaire des vastes déserts , des paysages noirs aux rochers stériles », à qui il demande de le délivrer de sa jeunesse ! Il la nomme Eau Courante des Tristesses vécues, Messes Violettes des Lassitudes. Il l’imagine ne se présentant pas comme bien-aimée, ni dressée comme une sainte. Il présente la mère madone comme impossible à aimer, comme une matrice à oublier, altérée, à laquelle il est impossible de s’attacher comme de s’y identifier, et « Que tes actes soient la statue du renoncement, tes gestes le piédestal de l’indifférence, tes mots le vitrail du refus ». C’est la vierge elle-même qui renonce, qui s’altère, qui se refuse, qui devient « inféconde de tous les mondes, stériles de toutes les âmes », puisque son sein est vide de tous les nés ! « Qu’au comble de l’angoisse on découvre enfin le jour ». Il s’agit qu’en soi cette figure s’altère, se désinvestisse, se stérilise. Il lui dit : « Tu es du sexe des formes rêvées, du sexe nul des formes ». C’est ainsi, lorsque la femme est dans la forme rêvée d’une mère… « Aucune fascination du sexe ne sous-tend mon rêve de toi, sous ta large tunique de madone des silences intérieurs. Tes seins ne sont pas de ceux que l’on peut penser à baiser… Tu es la femme antérieure à la Chute… Mon horreur des femmes réelles, pourvue d’un sexe, est le chemin par lequel je suis allé jusqu’à toi… Les faux idéalistes de la vie réelle font des vers à l’Epouse, ils s’agenouillent à l’idée de Mère… Leur idéalisme est une tunique faite pour dissimuler, ce n’est pas un rêve capable de créer. Toi seule est pure, Dame des Rêves… parce que tu es irréelle… Qui sait si, en te rêvant, je ne te crée pas, dans une autre réalité… Qui sait même si tu n’existais pas déjà et si, loin de te créer, je ne t’ai pas simplement vue, d’une autre vision, intérieure et pure, dans un monde différent et parfait ? » Dans la vie réelle, Epouse et Mère fusionnent, et l’événement du commencement que la fiction de l’orphelin a intellectuellement inscrit est annulé. Pessoa n’a pas inventé cette fiction de l’orphelin pour voir cela annulé par l’arrivée de l’Epouse Mère ! Donc, il imagine cette madone du Silence. « Je veux te penser vierge, et mère aussi, car tu n’es pas de ce monde ». Dans ce monde-ci, elle n’est pas, les humains sont nés, elle a terminé sa fonction, elle se referme dans sa virginité, et elle est mère en tant qu’elle a accepté d’abandonner à la vie les humains qui ont vécu leur gestation en elle. Cette virginité est importante, elle signifie qu’elle n’est pas mère à vie, qu’elle ne court pas de sa fonction éternelle après ses petits, qu’elle les lâche pour toujours une fois nés ! « … mon amour ne te possède pas ». « Sois l’Invisible Crépuscule, et que mes désirs, mes inapaisements soient les couleurs de ton indécision, les ombres de ton incertitudes ». Bref, le non apaisement du personnage vient de l’indécision de cette madone à se faire invisible, à retourner à sa virginité, à son silence ! Cette Vierge-Mère de tous les silences peut le bercer, l’endormir, lui qui traverse des nuits d’insomnie, d’intranquillité. Et alors, la femme peut se distinguer d’elle, la Vierge-Mère silencieuse. « Non, tu n’es pas femme. Même au fond de moi, tu n’évoques absolument rien que je puisse ressentir de féminine. » C’est l’homme, par ses mots, qui peut la voir femme. « Mais toi, dans ta vague essence, tu n’es rien. Tu n’as pas de réalité. » Evidemment, si la matrice a disparue. « Tu es toujours le paysage que j’ai été sur le point d’entrevoir, le bord de la tunique que j’ai failli voir, perdue dans un Maintenant éternel, au-delà de la courbe du chemin. Ton profil est de n’être rien, et le contour de ton corps idéal défait… Tu es déjà passée, tu as déjà été, je t’ai déjà aimée – te sentir présente, c’est sentir tout cela… » Bien sûr, Pessoa a du mal à s’éloigner. « Je me penche sur ton visage blanc, au fond des eaux nocturnes de mon intranquillité, et je ne saurai jamais si tu es lune à mon ciel pour la susciter, ou bien une étrange lune sous-marine pour, je ne sais comment, les stimuler ». Reste une ambiguïté de toujours. Qui est au fond de lui, ou peut-être aussi du côté féminin, jouant avec cette figure romantique de madone. « Je voudrais toucher ton manteau et mes expressions se fatiguent sous le geste ébauché de leurs mains tendues… la matière de mes phrases ne sait pas rendre la substance du son de tes pas… » Evidemment, il reste dans la fiction de l’orphelin ! Et non pas tourné vers des retrouvailles autrement. Il est conscient de parler à un être distant, né de son rêve de solitaire, donc qui ne pourra jamais être « le refuge d’un amoureux ». Il en reste, dans cette écriture, à l’accomplissement par cette madone du « mystère d’inutile amphore ». Il tente, dans son intranquillité, d’arriver à la tranquillité en la créant inutile amphore. « Tu n’es aujourd’hui que le profil de ce livre ». Et oui ! Par son écriture si différente, il développe une immunité très forte afin d’inscrire ce refoulement originaire symbolisé par cette amphore inutile, cette matrice vide, telle une rivière tarie. Cette écriture du refoulement originaire nous fait sentir, à travers ces sensations qui surgissent du contact avec le monde extérieur, combien dans ce monde extérieur subsistent cette familiarité, cette sentimentalité, qui seraient naturelles, comme une négation permanente de la coupure du cordon ombilical, et alors Bernardo Soares se dérobe par son activité intérieure si riche, dans laquelle il joue encore et encore ce refoulement, ce crépuscule. Et, surtout, il refoule au plus loin cette amphore, cet utérus qui fut fonctionnel, cet amour perdu. « Tu es ce qui manque à tout. Tu es ce qui manque à toute chose pour que nous puissions l’aimer toujours… Île lointaine que la brume empêche de voir… » Dans le monde extérieur, où rien ne manque, Pessoa le sent toujours avec une acuité douloureuse, les sensations d’emblée doivent se présenter comme quelque chose qui le circonvient comme la satisfaction des besoins, comme une amphore qui le reprend, que ce soit par les relations sociales où la promiscuité est intolérable, la familiarité insupportable car faisant croire que les humains sont tous dans la même matrice où rien ne manque, que ce soit par les relations amoureuses où règne la confusion entre femme et mère, que ce soit par l’ambition où la réussite est balisée de partout, que ce soit par l’action faisant croire qu’on peut faire quelque chose de parfait. Pessoa invente cette écriture immunitaire, et trouve cette activité intérieure imaginaire incessante et luxuriante, pour s’écarter de la proximité humaine, pour sauvegarder une vérité intérieure, un objet absolu. Il doit être sûr d’être séparé de l’utérus, de ce dedans qui semble dans le monde du dehors circonvenir de partout avec cet idéal vulgaire de ne faire manquer de rien, cette obsession du confort et de l’accord comme si partout c’était une matrice matérialisée par les objets produits et que dedans les humains étaient pareillement satisfaits ou le désiraient.

Pessoa, à travers son double intérieur Bernardo Soares, n’a de cesse par son activité d’écriture et d’imagination d’histoires qui le coupe de la socialisation tout en semblant très adapté dans le monde monotone centré sur le bureau où il travaille tranquillement, d’aller à la recherche de la vérité à propos de cette amphore originaire, de cette matrice quittée mais qu’un monde faux ne cesse de faire croire encore fonctionnel. « En ces heures où le paysage est une auréole de Vie, et où rêver n’est que se rêver soi-même, j’ai élevé, mon amour, dans le silence de mon intranquillité, ce livre étrange où semblent s’ouvrir , tout au bout d’une allée d’arbres, les portes d’une maison abandonnée. / J’ai cueilli pour l’écrire l’âme de toutes les fleurs et, des instants éphémères de tous les chants de tous les oiseaux, j’ai tissé un réseau d’éternité et de stagnation… j’ai tissé des linceuls pour y ensevelir mon ennui, et de chastes toiles de lin pour les autels de mon silence. » La mélancolie de Pessoa ne vient-elle pas de l’impossibilité, dans le monde actuel où l’universalité objective est réalisée, de vivre vraiment né ? L’écriture immunitaire, ce travail harassant du refoulement originaire absolument vital à chaque sensation, est comme l’indice d’une maladie incurable qui sévit parmi les humains, qui, la plupart, ignorent qu’ils ne se sont pas séparés de la matrice originaire, qui vivent le confort objectivé, matérialisé, du monde extérieur comme une matrice éternelle. Ils sont totalement circonvenus, anticipés, vécus, mais n’y résistent pas. Fernando Pessoa, lui, y résiste envers et contre tout, tout en sachant qu’il n’a aucune chance, se raccrochant à sa vérité intérieure, son alcool à lui. A la madone des silences, il offre ce livre, où il a mis toute son âme. « Et c’est parce que ce livre est absurde que je l’aime… que ce livre soit la barque partie à la dérive sur tes eaux, pour n’aboutir à aucune mer, même imaginaire… »

Faute d’une universalité intellectuelle, se créant à partir de l’inscription du refoulement originaire, de la perte, de l’admission intérieure que l’amphore est vide, que cette maison matricielle est abandonnée, admission aussi par chaque femme qui, alors, ne peut plus fantasmer être ça de manière romantique ou idéale, Fernando Pessoa reste mélancolique, mais d’une mélancolie très spéciale, qui court non pas après une amphore pleine, fonctionnelle, nostalgique, mais vide, maison abandonnée. Envers et contre tout, il court, par son activité intérieure, rêvant, imaginant, écrivant, pensant, à partir des sensations elles-mêmes donc au contact du monde extérieur, après l’impossible vérité d’une matrice vide de lui. Le cauchemar, l’intranquillité qui lui vaut l’insomnie, l’ennui, la grande fatigue, n’est pas à l’intérieur de lui, mais à l’extérieur, dans une sorte de catastrophe, de tremblement de terre, qui a vulgarisé la terre des hommes autrefois aristocratique. Cette vie au présent ne lui va pas. « … nous sourions à notre vie intérieure, et nous désintéressons, dans une hautaine somnolence, de la réalité quantitative des choses. » Jouir de la vie ne l’intéresse pas. « Nous n’aimons pas les spectacles ». Pour lui, la sensation est une science. Face au monde d’objets, il note : « Il faut remarquer que mon objectivité est absolue, c’est la plus absolue de toutes. Je parviens à créer l’objet absolu, doté des qualités de l’absolu malgré son caractère concret… j’ai seulement changé de vie, et j’ai trouvé dans mes rêves la même objectivité que dans la vie. » Le seul objectif, en s’écartant par son activité intérieure, en n’étant jamais familier avec les autres, en ne s’installant jamais dans la vie, que ce soit en amour, en ambition, en action, est d’inscrire une autre réalité, celle de la coupure originaire, celle qui, seule, donne la certitude d’être né, et d’être vu comme né. Des autres, il s’en écarte invariablement parce que, en sentant la familiarité circonvenante au quart de tour, il s’aperçoit qu’ils ne sont pas vraiment nés, ils sont reliés de partout, il n’y a pas en eux ce quelque chose d’intellectuel qui ferait qu’ils s’incarneraient en tant que s’objectivant séparés, et singulier, en recherchant par la création et le désir ce qui est perdu. Il y a quelque chose de désespéré chez Fernando Pessoa, et pourtant son écriture si différente témoigne qu’il n’a jamais perdu son âme, sa mort alors qu’il est encore jeune semblant encore vouloir faire entendre sa vérité, que dans le monde du dehors il n’est pas possible de vivre vraiment. L’univers entier est une erreur, écrit-il. Mais sous son impulsion, « sera découvert le Monde Intellectuel ». « Si je considère attentivement la vie que vivent les hommes, je n’y trouve rien qui la différencie de la vie que vivent les animaux. Les uns comme les autres sont lancés, inconsciemment, au beau milieu des choses et du monde ; les uns comme les autres se distraient avec des entractes ; les uns comme les autres accomplissent journellement le même parcours organique ; les uns comme les autres ne pensent rien au-delà de ce qu’ils pensent. Le chat se roule au soleil, et s’endort là. L’homme se roule à la vie, avec toutes ses complexités, et s’endort là. Ni l’un ni l’autre n’échappe à la fatalité d’être ce qu’il est. Aucun des deux ne tente de soulever le poids d’être. » Pessoa nous a averti, en présentant Bernardo Soares : il n’a jamais fait partie du troupeau. L’écriture de Pessoa devient plus mélancolique au fil des années. Impuissant à trouver l’issue, dans le labyrinthe des sensations. Sa vie n’étant, en fin de compte, qu’une longue insomnie. Il se voit tel « Narcisse aveugle, qui a savouré la fraîcheur des bords de l’eau, qui a senti son corps penché sur l’onde, par une vision antérieure et nocturne, murmurée aux émotions abstraites et vécue au plus secret de l’imaginaire, avec le souci maternel de se préférer à tout. » Bien sûr, il y a dans cette vie intérieure une grande ambiguïté, voire une addiction qui mène à la mort. Migraine. Angoisse. « Ce qui se produit en moi, me semble-t-il, ce sentiment perpétuel et profond de discordance avec les autres, c’est que la plupart des gens pensent avec leur sensibilité, et que moi je sens avec ma pensée. » Et alors, penser, c’est vivre. Et encore : « Tout le mal du romantisme provient de la confusion entre ce qui nous est nécessaire et ce que nous désirons. »

La lecture de Fernando Pessoa peut se poursuivre à l’infini ! Voici juste des premiers pas.

Alice Granger Guitard



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