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Les Berceuses, Federico Garcίa Lorca

Editions Allia, 2018

dimanche 25 février 2018 par Alice Granger

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Cette conférence du poète espagnol Federico Garcίa Lorca a été prononcée le 13 décembre 1928 à la Résidence des Etudiants de Madrid, puis en janvier 1930 à New York, et en mars 1930 à la Havane. Un texte très extraordinaire, où il annonce étrangement, dès les premières lignes, avoir l’intention de « Blesser des oiseaux ensommeillés », en descendant « jusqu’aux joncs de la rive », « là où le tigre mange les enfants ». Dans ce texte concernant les berceuses chantées par les femmes du peuple pour endormir leurs enfants, nous sommes frappés par cette cruauté, et nous imaginons la terreur de ces enfants devant le fait inéluctable d’être jetés au monde. Le chant mélodieux de la berceuse endort l’enfant qui ne veut pas dormir, mais en même temps elle dit que la femme qui chante abandonne à la vie inquiétante cet enfant qui, pour l’instant, dort encore contre elle.

Lorca est extrêmement intéressé par ce moment spécial, à la fois immensément tendre, mélodieux, et extrêmement cruel. « J’ai fui tous mes amis pour suivre ce garçon qui mange des fruits verts et qui regarde les fourmis dévorer un oiseau écrasé par une auto. » Angoisse de mort devant l’auto qui peut écraser quand on est abandonné seul. On se rappelle les fourmis dans les tableaux de Buñuel, le danger de castration, la culpabilité et les interdits en matière de sexualité dans l’Espagne catholique. Voilà à quel monde cruel abandonne la femme qui chante la berceuse.

Le poète Lorca ne s’intéresse pas aux cathédrales et à toutes ces choses enracinées dans leur époque. Il préfère chercher des « éléments vivants… qui vivent un présent vibrant ». Et celui-là l’est en effet ! Il s’agit des chansons et des confiseries. « … une chanson surgit tout à coup de ce passé jusqu’à notre présent, vivante et palpitante… apportant la lumière vive des heures anciennes, grâce au souffle de la mélodie ».

Lorca est sûr, les voyageurs qui recherchent les cathédrales ou autre patrimoine à visiter « font fausse route ». Car c’est mort. Seule la berceuse, seule la confiserie « transmettent toute vivante la vie des époques mortes, contrairement aux pierres, aux cloches, aux gens qui ont du caractère et même au langage ». Question de mélodie, de poésie. L’érudition ne l’intéresse pas, mais seulement l’émotion. Et celle lié à la berceuse, celle qu’il entendit chanter aux environs de Grenade par une femme du peuple « pendant qu’elle faisait dormir son enfant », est en effet inoubliable, par cette cruauté inattendue qui l’a frappé !

Qu’est-ce qu’il avait remarqué depuis toujours, qui faisait que l’abandon à cette vie du dehors si terrifiante semblait pourtant inévitable, il ne pouvait rien contre ça ? « J’avais remarqué depuis toujours l’extrême tristesse des berceuses de notre pays » ! L’Andalouse qui chantait cette berceuse était gaie, mais une tradition vibrait en elle, par laquelle Lorca sentit que « L’Espagne emploie ses mélodies les plus intensément tragiques pour imprégner les premiers instants du sommeil de ses enfants… toutes les régions accentuent leur caractère poétique et leur fonds de tristesse dans ce type de chants ». C’est incroyable ! Comme si les mères d’Espagne, à travers ces nourrices pauvres qui s’occupent des enfants de riches comme de leurs propres enfants, leurs disaient, oui vous pouvez encore vous endormir dans nos bras emportés par la mélodie et le bercement, mais n’ayez aucun espoir, vous ne reviendrez jamais dans notre matrice, dans notre ventre, soyez assurés que nous vous abandonnons au monde cruel, comme il l’est dans cette Espagne catholique pleine d’interdits. « L’Espagne est le pays des contours. On n’y trouvera pas de démarcation floue par où l’on pourrait s’échapper vers l’autre monde. » Voilà. Le cordon ombilical est bien coupé. La berceuse le dit ! En Espagne beaucoup plus qu’ailleurs ! « … la beauté de l’Espagne n’est pas sereine, douce, apaisée, mais ardente, à vif, excessive ».

Le poète Lorca se demande : pourquoi l’Espagne a-t-elle réservé « pour susciter le sommeil des enfants, ce qu’il y a de plus sanglant, de moins indiqué pour leur délicate sensibilité » ? Il donne un début d’explication. Ce sont les femmes pauvres qui s’occupent des enfants. Pour elles, un enfant est un fardeau « une lourde croix, que souvent elles ne peuvent porter ». Comme si, une fois né, l’enfant pesait, ne pouvait plus être gardé dedans de la même manière que pendant la gestation, comme s’il lui fallait se préparer à aller vivre dans le monde, même s’il est cruel ! Alors, ces femmes, pauvres au sens où elles n’ont plus ce placenta pour les nourrir, ce que symbolise la pauvreté, « ne peuvent s’empêcher de lui chanter, tout en lui disant leur amour, leur mal de vivre ». C’est extraordinaire ! Une femme berceuse, en Andalousie, en Espagne, qui se débrouille, par le chant fait pour bercer et endormir, pour signifier à l’enfant que le temps de la gestation est fini, que la naissance a précipité dans un autre temps, que le réel du dehors est dur, cruel parce que très répressif, plein d’interdits !

Une berceuse dit : « Dieu me l’a donné, qu’il m’emmène donc / pour ne plus avoir Victor au giron ». « ce sont les pauvres femmes qui nourrissent leurs enfants de cette mélancolie et ce sont elles aussi qui l’apportent dans les maisons riches. » Donnant la première leçon d’histoire de l’Espagne « et marquer notre chair du sceau rude de cette devise ibérique : « Tu es seul et seul tu vivras ».

Pourtant, le poète Lorca est sûr, dans la chambre d’un jeune enfant, il y a une fée. L’enfant sait de qui il est séparé. La fée. Juste un centième de seconde, l’enfant la perçoit, et les sirènes « venaient de disparaître dans l’eau ». La poésie seule peut inventer les fées ! Et les deux rythmes du berceau et de la chaise et celui de la mélodie. La mère module ces deux rythmes pour obtenir « le ton juste qui ravit l’enfant ». Mais la mère n’est pas une charmeuse de serpent ! Car elle n’est pas là juste pour le sommeil, elle est là aussi « pour faire entrer de plain-pied dans la cruelle réalité et lui insinuer la puissance dramatique du monde ». Nous sentons à quel point le poète Lorca s’est depuis toujours aperçu que contre la naissance il ne pouvait rien, puisque c’était la mère elle-même, la berceuse elle-même, qui abandonnait à la vie. Même si le dehors, comme dans l’Espagne qui punit les péchés, qui coupe les mains qui commettent des péchés, qui les font dévorer par des fourmis, est cruel, sanguinaire, ce n’est pas possible de ne pas y aller ! La mère berce, chante, endort, mais elle est inflexible, elle n’a plus en elle de quoi refaire une matrice riche, fonctionnelle, elle est pauvre, l’enfant est un fardeau.

Lorca note qu’on ne chante pas une berceuse à un nourrisson, mais à un enfant plus grand. Qui comprend, donc ! C’est déjà un « fin critique de sa voix ». L’Espagne, pour faire peur à l’enfant, n’utilise pas le Croquemitaine, mais des êtres réels, le taureau, la louve, ou la Gitane !

Les mélodies de l’Andalousie sont toujours « d’une teneur dramatique incompréhensible pour l’usage que l’on en fait », c’est-à-dire endormir l’enfant. C’est qu’autre chose est très important ! Signifier la naissance, l’abandon au monde du dehors, au moment-même où, en s’endormant au rythme de la mélodie, il est en situation de croire qu’il peut revenir dans le refuge maternel. C’est très dense, très cruellement vivant : la mère donne à l’enfant ce qu’elle est en train de lui dire qu’il perd définitivement ! Quelle intelligence du poète Lorca ! « Un épervier s’est perdu / dans une rue loin d’ici, / on dit qu’il veut enlever / la colombe de son nid ». Le poète le répète : « La mère entraîne l’enfant hors d’elle-même » et si elle le fait revenir dans son giron, c’est très provisoire, pour qu’il se repose, pour mieux repartir. Et, ajoute-t-il, « C’est une petite incitation à l’aventure poétique ». L’enfant, dit-il, comprend beaucoup plus qu’on ne croit, et construit alors un monde difficile, « il comprend… la clef ineffable de la substance poétique ».

Les chansons les plus répandues en Espagne obligent l’enfant à être le seul acteur de sa berceuse, il est poussé à l’intérieur de la chanson « et on le met dans des rôles ou des situations toujours désagréables ». L’enfant est maltraité, de la façon la plus tendre. « Va-t-en d’ici ; tu n’es pas mon enfant ; ta mère est une Gitane ».

Il y a des berceuses, dans le nord ou le centre de l’Espagne, dans lesquelles « la femme adultère… tout en chantant pour son enfant, envoie un message à son amant ». Berceuse dans laquelle l’enfant n’a pas d’importance. Car un homme mystérieux est à la porte, dont le visage est caché par un chapeau, qui n’entre pas, mais est l’homme « dont rêve toute femme véritable et libérée ». Lorca va jusqu’à cette femme qui ose dire à l’enfant, jusque dans une berceuse, qu’elle va vers la sexualité, l’amour, qu’elle n’est pas du tout immobilisée dans une fonction mère éternelle. C’est l’autre raison qui fait qu’elle ne peut pas le garder dans son giron et donc il faut que l’enfant sache qu’il est abandonné au monde, même s’il est cruel, culpabilisant, répressif. La première raison, c’est qu’elle est pauvre, c’est-à-dire qu’elle n’a plus de placenta pour le nourrir.

Quelle intelligence fulgurante chez ce poète espagnol ! En parlant de femmes chantant des berceuses qui signifient aux enfants qu’il y a une chose contre laquelle ils ne peuvent rien : la naissance ! Pas de solution pour l’éviter, même si dehors c’est si terrifiant, comme dans l’Espagne très catholique, et plus tard (mais Lorca sera déjà mort assassiné) dans l’Espagne franquiste !

Alice Granger Guitard



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