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L’oeil au beurre noir - Pierre Molaine
vendredi 3 février 2012 par penvins

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Pierre Molaine a commencé son purgatoire littéraire bien avant sa mort. Il a publié un roman en 1975, sous le pseudonyme de Jean-Luc Faber, [officiellement parce qu’il avait confié la partie historique à un collègue et qu’il ne voulait pas s’approprier ce travail] mais c’est en 1967 que Le Sang le dernier roman sous le nom de plume de Pierre Molaine a été publié. Et pourtant il a continué d’écrire ainsi que le rappelle sa biographie sur Wikipedia et le nombre impressionnant d’ouvrages posthumes qui sont aujourd’hui en cours de publication.On peut penser qu’il a jugé ou que les éditeurs ont jugé pour lui, qu’il faisait partie d’une autre époque et que les thèmes qu’il développait n’intéressaient plus personne. Evidemment ces arguments ne sont que des arguments commerciaux, l’intérêt d’un roman ne réside pas dans son actualité, tout véritable écrivain est inscrit dans son époque, qui n’est pas forcément celle de ses lecteurs ! La société d’après 68, n’a plus rien à voir avec celle qui préexistait et qui avait bon gré mal gré survécu à la guerre et au désastre de 40. Pierre Molaine a préféré laisser à la postérité le soin de faire le tri.

Son roman La Garrigue brûle montrait déjà combien il était allergique aux prétentions utopistes de 68 et à ce qu’il nommait les barricadettes. Mais avec ce roman de protestation, il avait sans doute compris que seul le temps lui permettrait de se faire entendre, il témoigne pour plus tard, 1968 c’est déjà l’annonce du départ de de Gaulle dont il fut un des lieutenants, une page de l’histoire se tourne, une époque se meurt et c’est aussi ce que comprend le jeune professeur héros de L’œil au beurre noir lorsqu’il regarde en arrière. Sa mère est en train de mourir, le jeune professeur l’assiste : Dans l’ascension où j’ai à la soutenir, je me retourne souvent, je regarde et même reviens en arrière, comme on s’y résout en montagne pour prévenir les défaillances d’un compagnon épuisé. Ô cordée de l’amour ! Je commence à saisir que je suis né d’une autre époque. Le roman est écrit sous la forme d’un journal, une Note de l’éditeur conclura que le héros désormais se prétend d’un autre monde, [et] d’un autre temps.

On ne peut pas mieux dire, constater avec plus de lucidité, que l’on appartient à un monde révolu, aller jusqu’à s’y reclure :Il cherche, dans les alentours de son village, un curé rosiériste, féru de latin et sachant jouer au bésigue. Le héros a enfin trouvé la paix intérieure. La mort de sa mère scelle cet enfermement dans le passé.

Cette conclusion / réclusion peut prêter à sourire, elle est bien sûr caricaturale, on peut penser que l’auteur se moque de lui-même mais que sa propre situation n’est pas du tout celle-là, on peut aussi penser que Pierre Molaine qui avait été Prix Renaudot en 1950 avec Les Orgues de l’enfer se sent exclu de cette ébauche de civilisation nouvelle. Il sait que Toute civilisation nouvelle porte la mort en son lendemainet il continue d’écrire sans souci de publication.

Ce roman peut donc être lu comme le travail de rédemption d’un jeune professeur tenté par le changement d’époque qui survient autour des années 60/70. Je ne m’arrêterais pas à l’idée d’une rédemption si je n’en ressentais pas le besoin. Il fallait, pour ce miracle, la maladie, les souffrances, la tragique agonie de ma mère.

Travail de rédemption, certes pour le héros, mais évidemment aussi pour l’auteur. L’âge du héros n’est pas anodin, la trentaine en 1974/1975 cela veut dire qu’il est né en 44/45 il aurait pu être de la génération 68, il l’est par certains côtés mais l’accompagnement de sa mère mourante - mourante du dépérissement de son utérus ravagé par le cancer – la matrice se meurt ! - le sauve pour ainsi dire de basculer dans la génération d’après guerre, il reste à l’image de son créateur un homme attaché aux valeurs de cette civilisation qui disparaît. Le passé est mort, mais rien n’est consommé pour un homme tant qu’il est capable d’honorer sa mère, ou la mémoire de sa mère. Et c’est précisément ce que Pierre Molaine fait.

C’est un peu comme s’il avait voulu résister à la tentation de l’air du siècle, ce Je suis né d’une autre époque, plus qu’un constat est une profession de foi, il faut y lire la volonté de s’enraciner dans le temps et si le héros apparaît un peu farfelu, s’il provoque l’assistant qui doit valider son Mémoire, il entend bien s’inscrire dans une tradition tout à la fois lyonnaise et humaniste. Lyonnaise avec cet Essai de démonstration sémantique sur le thème d’un los* au cochon. Quant à l’humanisme, il n’est pas naturel puisque l’incipit annonce : Les hommes ? Je m’en fous. L’avenir, le devenir des hommes ? Je m’en fous. La condition humaine, ses principes, fondement et finalité, Je m’en fous mais, et c’est sans doute l’objet même du roman, il est réapproprié et ce à l’encontre de Bibi dont l’ambition était de s’évader de sa famille comme d’un univers carcéral, de l’humanité comme d’un univers concentrationnaire en privilégiant l’émotionnel plutôt que l’intellectuel mais à l’image d’Ahmadou qui Travaille la pâte de la vie, à pleins bras, en geindre, jusqu’à exprimer d’elle le poison de l’absurdité originelle.

Ainsi donc, avec la mort de la mère, se transmet ce qui menaçait de se perdre, Par un prodigieux phénomène les forces qu’elle perd me sont transmises comme un sang se transfuse. Alors, loin des brasseurs de néant et de leur rhétorique à falbalas, le héros, qui a vécu, se réfugie hors du monde : Ta mère n’est plus, tu as donc vécu. Il ne sera pas de cette civilisation nouvelle dont il avait, un temps, emprunté les réflexes d’hostilité à la famille, il préférera se maintenir à l’écart comme le précise la Note de l’éditeur. De la civilisation qui est devenue la nôtre, celle qui a transformé sa ville sous l’impulsion de Pradel le bétonneur, il dira : Toute civilisation nouvelle porte la mort en son lendemain. Bâtira-t-on jamais sur des terres jectisses ? Toute de béton totalitaire, Mégapolis est bâtie sur pilotis branlants,. Cette annonce que la fin de la civilisation naissante viendra, il faut bien sûr l’entendre aussi comme un constat que désormais on a changé d’époque et qu’il est temps de se retirer.

En lisant ce roman, j’ai songé que l’auteur avait été un militaire sensible à la mère-patrie. La mère-patrie est morte, je n’ai plus d’autre utilité en ce monde que d’en témoigner : tel semble être ce qui se dit dans ce roman où Pierre Molaine tente de ressusciter une langue qui elle aussi se meurt : C’est que je tiens à ma langue, moi, celle de mes ancêtres, de ma terre et de ses gloires. J’en suis jaloux comme Harpagon de ses trésors.

Telle sera notre conclusion, tant il est vrai que la plus grande qualité de ce livre tient dans sa langue, une langue infiniment riche que l’auteur a su rendre vivante avec ce héros un peu déjanté.

* Vieux mot qui signifie louange (Littré)



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