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Les prénoms épicènes - Amélie Nothomb
mercredi 19 septembre 2018 par Alice Granger

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Par le choix du titre de son nouveau roman, Amélie Nothomb nous plonge tout de suite dans le vif du sujet. Les prénoms épicènes, comme Dominique et Claude, peuvent être donnés indifféremment à un garçon ou une fille. D’emblée, en lisant, nous entendons l’histoire d’une disparition du sexe, ou mieux de son impossibilité pour cause de fixation infantile. Et c’est ce qui arrive dès les premières pages. Reine et Claude (premier prénom épicène du roman) font l’amour depuis cinq ans, cette dernière fois le plaisir a atteint un sommet, mais Reine a décidé la rupture, elle va se marier avec Jean-Louis, l’homme qui va l’emmener vers la grande vie, à Paris. Reine jette la vérité au visage de Claude : « Nous sommes ensemble depuis cinq ans. A part l’amour, tu n’as rien fait » ! Ce que veut par-dessus tout Reine, c’est d’être à la lettre transportée à Paris, c’est de « quitter ce patelin », et cette vérité-là vaut le sacrifice du sexe, ou met en lumière qu’il est quelque chose d’asocial tandis qu’elle s’apprête à construire sa vie sociale, qui est d’abord entièrement envisagée sous la coupe de l’homme fort tel le père de l’enfance. Pour ne pas sombrer dans le désespoir, Claude décide de se venger, en réussissant avec toute l’énergie de sa colère à être à la hauteur de Jean-Louis, l’homme réussi. Il imagine qu’alors Reine, face à cette réussite matérielle et parisienne, souffrira d’avoir sacrifié l’amour fou et le sexe ! Amélie Nothomb, avec une grande maîtrise de style et une logique millimétrée pour faire avancer l’histoire jusqu’à la vérité de sa tragédie, met en scène un homme, Claude, qui prend au mot ce désir de femme d’installation matérielle dans la « grande vie » par un homme qui a ce pouvoir. Claude est un prénom épicène car le personnage joue un rôle arrimé à celui du père fort de l’enfance subjuguant la petite fille ! Cette femme semble laisser en elle la petite fille prendre la main, qui désire être emmenée par un père fort dans l’autre monde, en fait pour revenir dans une matrice fantasmée comme un milieu privilégié ! En fait, la vengeance est en acte, car cette femme dont le désir infantile est réalisé est immobilisée dans le statut de mineure devant à l’homme réussi son assignation à résidence dans une sorte de matrice privilégiée ! Claude se condamne à n’être que la tierce personne qui joue le jeu du fantasme de petite fille habitant la femme, réalisant qu’il est, lui, dans cette affaire, le tiers exclu qui étouffe, perd son souffle, est aussi retenu dans un monde à la logique infantile, voire incestueuse. La mort de Claude vaudra sevrage.

Au début du roman, Claude est amoureux fou de Reine parce qu’il la croit installée de toute éternité, la confondant avec cette reine de l’enfance, la mère, qu’il imagine dans le huis-clos familial installée par le père sans qu’il s’en préoccupe, d’où son prénom épicène Claude. Cet amour fou entre lui et Reine, qui dure cinq ans, semble beaucoup emprunter à cet amour fusionnel fantasmatique entre mère et garçon, dans une même jouissance d’un état où tout baigne par le pouvoir du père qui assure un huis-clos matriciel idyllique prenant l’aspect d’une entente charnelle exceptionnelle. Mais soudain, cette Reine-là signifia à Claude qu’elle n’était pas comme la Reine mère, qu’elle, elle restait encore à devoir être installée, d’où Jean-Louis désigné en position de père installateur dans la grande vie ! Grande est ainsi à entendre au sens de grandir, de quitter le huis clos incestueux ! La question de ces prénoms épicènes aborde ainsi l’impératif de se sevrer de l’amour infantile pour pouvoir vraiment apercevoir, ne serait-ce que de loin, ce que c’est que le sexe. Qui ne va pas sans la section, la coupure !

Dominique, porteuse de prénom également épicène, née dans une famille modeste où le père est marin-pêcheur et la mère est sans profession, sait la valeur inestimable de l’indépendance qu’elle acquiert en travaillant comme secrétaire dans une société d’import-export ! Son célibat, donc son écart d’avec la question du sexe parce que cela la rabattrait sur le domestique inhérent à la maternité, elle l’apprécie. Elle ne fantasme pas du tout d’être casée ! On pourrait dire, en lien avec ce prénom épicène qui fait entendre qu’elle est encore reliée au désir que ses parents ont mis en elle et qu’elle veut satisfaire, qu’elle exauce à la fois le désir de sa mère d’être indépendante financièrement et donc de ne pas avoir à se caser par un mariage décevant, et le désir de son père d’avoir une femme qui n’attende pas tout d’un homme pour sa vie matérielle sur terre tandis qu’elle bornerait toute vie au domestique et à la maternité. Dans l’histoire familiale de Dominique, n’y a-t-il pas une faille, le fait que ce père ne soit que marin-pêcheur ? Si Dominique est devenue une secrétaire modèle de cette société d’import-export, n’est-ce pas pour pallier l’impuissance du père ? Dominique est un prénom épicène parce qu’il dit une sorte de gel familial dans la blessure à cicatriser d’un exil par rapport à la « grande vie » fantasmée ? Ce prénom laisse entendre l’impératif de dominer une sensation d’échec. Amélie Nothomb met dans ce personnage féminin de Dominique tout l’espoir de réussir à guérir de cette blessure d’être mal installée par une sorte de défaut de pouvoir du père. Car ce qui est très significatif, c’est que dans cette histoire, ce n’est finalement pas elle qui va réussir à s’assurer son indépendance matérielle, mais elle va permettre à un homme, justement Claude, d’être en position de pouvoir assurer la grande vie à sa famille. Ayant un pied dans l’entreprise d’import-export dont le siège est à Paris, elle est logiquement remarquée par Claude : c’est elle qui a le pouvoir de l’introduire dans cette société. La secrétaire modèle ne peut que présenter un homme de valeur à cette société, elle est sa meilleure garante, elle va permettre aux ambitions de Claude de se réaliser ! Des ambitions qui se sont érigées par l’énergie du désespoir suscité par Reine ! Le tuteur de Claude en ambitions est l’homme réussi Jean-Louis !

Comme toujours, Amélie Nothomb scelle la rencontre entre Claude et Dominique par un grand champagne, du Deutz ! Il se présente avec ses ambitions : créer une société à Paris ! Dominique, à laquelle Claude dit qu’elle est ravissante (paroles qu’elle entend pour la première fois dans la bouche d’un homme), ne se rend pas compte que cet homme ambitieux est son père réparé ! Alors, à celui qui vient de lui dire qu’il monte à Paris créer une entreprise, elle dit qu’elle-même n’est pas créatrice d’entreprise ! Incroyable, le talent d’Amélie Nothomb ! Par un détail qui semble jeté de manière anodine, elle plonge très loin dans l’inconscient féminin gelé en infantilisme. Dominique, femme qui jusque-là se croyait indépendante, soudain devient petite face à cet homme ambitieux. Mais elle sent en elle une honte, un complexe énorme, tandis qu’il lui dit qu’elle est ravissante. Jusque-là, en vérité elle imaginait qu’elle était en défaut d’intéresser un homme, donc aucun d’eux ne lui avait dit qu’elle était ravissante ! Elle frôle cette vérité : une fille n’est belle aux yeux d’un homme que si elle est pourvue de quelque chose, et elle qui peut-être a honte de son milieu c’est-à-dire d’être fille d’un homme sans pouvoir d’installer sa famille a l’intuition, finement soulignée par Amélie Nothomb, que Claude a vu quelque chose en elle, mais elle ignore quoi ! Dans cette sorte de miroir masculin, elle voit obscurément qu’elle est pourvue de quelque chose qui fait qu’elle intéresse enfin un homme, elle est séduite par cette folle image d’elle qu’il lui lance comme de la fumée par le mot ravissante ! Puis par un « Vous êtes très élégante » ! Elle n’a aucune arme pour se douter du calcul qu’il fait sur elle parce qu’elle est la secrétaire modèle de la société d’import-export, et tombe dans le piège lorsqu’il lui dit qu’il va créer à Paris la filiale de la société dans laquelle elle travaille ! Ce qui fuse, finalement, et qui la rive au même désir que celui de Reine et que fantasment les hommes à propos du désir des femmes, c’est qu’elle aussi voudrait aller vivre à Paris, car il « y a une telle énergie là-bas » ! Il lui propose le mariage, et elle « éprouva la joie du gibier victorieux ». Gibier victorieux : oxymore qui marque le désir infantile exaucé d’une femme d’être transférée par mariage avec un homme puissant dans la grande vie… ! Elle porte bien son prénom épicène ! Adroitement, tandis qu’elle joue la comédie du refus pour mieux être désirée, Claude lui donne son numéro de téléphone pour que ce soit elle qui, en disant oui, reconnaisse son propre désir longtemps enfoui d’être transportée vers la ville où il y a tant d’énergie comme elle avait sans doute désespéré que son père puisse le lui offrir ! Evidemment, Claude conquiert les parents de Dominique, et sa mère le trouve « merveilleux » ! Mais une chose laisse perplexe Dominique : elle n’est pas amoureuse de lui ! Comme si elle avait l’intuition que dans l’affaire, il ne s’agissait pas réellement de son désir à elle, mais du désir mis par son père et sa mère en elle, tenant à la réparation du mauvais milieu ? Afin qu’il devienne plus… matriciel, un milieu où tout baigne, comme avec le liquide amniotique ? Elle avait pourtant rêvé de toutes les qualités qu’il a ! Amélie Nothomb souligne génialement que ce sont les parents de Dominique qui aiment beaucoup Claude ! Plus que Dominique elle-même, qui a plutôt été subjuguée par l’image ravissante d’elle qu’il lui renvoya. Etrangement, elle n’a pas confiance en cet homme.

A Paris, Claude achète un parfum « qui épate une femme » : Chanel N°5, bien sûr ! Dominique trouve que le flacon est « d’une beauté inégalable » ! Et le parfum la stupéfie ! Elle se sent être une star en train de se parfumer dans la salle de bains, « elle aurait dit que cela sentait la reine d’un autre monde, l’élégance à son sommet, la beauté enfin incarnée et le baiser de ses rêves, si différent des baisers laborieux qu’elle acceptait de Claude ». C’est avec ce parfum qui sent la reine d’un autre monde, donc qui sent une autre femme qui est reine, qu’elle gémit de plaisir comme cela ne lui arrive pas avec Claude. On dirait que là Amélie Nothomb nous conduit jusqu’au parfum de l’homosexualité féminine. Jusqu’à cette jouissance d’une fusion de la fille avec sa mère éternellement jeune, éternellement Reine ! L’effet du parfum « monta en flèche jusqu’à son cerveau et elle trembla ». Alors seulement elle aime aussi Claude, qui l’a mise au parfum de la reine d’un autre monde… ! Elle l’aime de lui permettre l’accès à la reine de l’autre monde qu’elle aime ! « Par quel génie avait-il su que Chanel N°5 était la clef de son âme ? » Elle dit oui à la demande en mariage : « Elle habiterait la ville de ce parfum » ! Elle sera en relation fusionnelle avec la reine de l’autre monde comme jamais elle n’avait pu en jouir avec sa mère au foyer ! Dominique décidément prénom épicène, prénom d’avant le sexe véritable ! De son côté, Claude trouve qu’elle a une drôle d’odeur lorsque Dominique vient au rendez - vous imbibée de Chanel N°5 ! Il est bien placé pour savoir que la Reine, ce n’est pas elle !

Bien sûr, Claude trouve que le quartier de Paris où ils habitent d’abord n’est pas assez chic, tandis que Dominique s’émerveille de l’énergie et des boutiques et commerces de Paris comme une petite fille ! Claude a une idée fixe, être à la hauteur de Jean-Louis mari de Reine, qui est son tuteur d’ambition ! Reine, à la différence des filles ayant eu un père puissant pour les installer d’emblée dans « la grande vie », a dû se trouver un mari puissant pour réparer ce que le père n’a pas su assurer, et c’est ce mari qu’elle a jeté au visage de son amant Claude pour qu’il joue ce rôle du tuteur d’ambition aux yeux de la fille ! Donc, Claude a très logiquement en tête, mais inconsciemment, cette idée que c’est un père, un homme en position de père ou devenant à la hauteur de ce père puissant, qui doit installer sa fille, et que c’est ça qui préside à tout mariage ! Amélie Nothomb sait cela au quart de tour ! Elle le prouve en faisant dire à Claude son regret que Dominique ne soit pas encore enceinte après un an de mariage ! Cela semble vital qu’il devienne le père d’une fille qu’il saura assurer ! Qui guérira ainsi son angoisse de castration qui reste en lui malgré la réussite de sa société à Paris, qui permet enfin de la déménager du bon côté du périphérique ! Pour l’engrosser, il fait chaque soir l’amour à Dominique ! Une idée fixe ! Enfin, c’est bon !

Epicène sera le prénom de l’enfant que Dominique mettra au monde, qu’il soit fille ou garçon, décide-t-elle ! Claude avait souligné que lui et elle portent des prénoms qui « ne spécifient pas de quel sexe nous sommes » ! C’est le titre, explique-t-il, d’une pièce de Ben Jonson, contemporain de Shakespeare, qui en a fait le nom de la femme parfaite ! Nous devinons tout de suite que la femme parfaite est celle qui a vraiment un père qui assure ! Mais Claude tait à sa femme « l’ironie extrême de Ben Jonson dans ce choix » ! Par cette remarque, Amélie Nothomb a la finesse de marquer l’écart de Claude par rapport à ce que serait le désir d’une femme, désir infantile d’être assurée, installée, par un père, puis par un homme à la hauteur de ce père ! Claude, dans son désir de vengeance, et dans sa colère masquant son désespoir, marque en lui le désir de larguer les amarres par rapport à ça qui distinguerait une femme parfaite c’est-à-dire une femme installée dans l’élégance et la grande vie par un homme puissant à défaut d’un père ou bien par un homme puissant à la hauteur de son père à elle. Ce larguage d’amarres qui pointe dans l’ironie qu’il attribue à Ben Jonson peut sembler un sacrifice, une maladie suicidaire incurable, une blessure narcissique inguérissable, une castration pour désarrimer son image d’homme d’avec celle d’un père puissant, désarrimage qui seul peut faire par la section, la coupure, accéder au sexe. Dominique a des crises tout au long de sa grossesse. Comme si le mal en elle était cette fusion entre mère et enfant au sexe indéterminé.

C’est une fille, Epicène, née par césarienne comme si la mère n’avait pas voulu laisser sortir sa fille, donc, il fallut l’arracher d’elle, tandis qu’inconsciemment elle resta en elle. Logiquement, entre mère et fille « l’histoire d’amour fut immédiate ». Curieusement, Claude, en découvrant sa fille, a la mâchoire qui se contracte. Ensuite, il est de plus en plus absent de la maison ! C’est un père absent. Les rares fois où il est là, il semble rechercher dans sa fille quelque chose qui n’y est pas. Claude s’exclut volontairement de la relation fusionnelle mère-fille. La maternité est visiblement très heureuse ! Epicène est une petite fille extrêmement éveillée. Mais Claude a l’air déçu par sa fille. Comme si elle n’avait pas besoin de lui, ayant déjà tout par sa mère parfaitement installée par son mari ?

Et en effet, à l’âge de cinq ans, Epicène sait qu’elle n’aime pas son père. Comme s’il était un tiers qu’elle excluait de sa relation auto-suffisante avec sa mère ? La petite fille « se réjouissait de savoir qu’à l’appartement régnait la douce tranquillité du monde sans papa » ! Bref, lorsque l’installation matérielle par le père qui a réussi est accomplie et a tissé une sorte de matrice fusionnant mère et fille dans le confort, le désir d’une fille que son père l’assume c’est-à-dire l’aime plus que sa femme tombe. D’autant plus que la mère, Dominique, reste fusionnelle avec sa fille pour anesthésier la douleur provoquée par la distance de son mari, comme si cette enfant était une partie de lui. D’ailleurs, en la découvrant, en la regardant, n’est-ce pas cela que le père voit en sa fille : c’est une partie de lui que sa femme voit en elle ! Nous saurons plus tard qu’en effet ce qui le gêne dans sa fille, c’est qu’elle lui ressemble trop. Comme si elle incarnait aux yeux de sa mère le désir réalisé que son mari l’aime, annulant sa distance, son absence. Epicène était autant dépitée que son père ne voulait la prendre dans ses bras qu’heureuse qu’il ne soit jamais là. Car en vérité, l’amour de sa mère lui suffisait. « Maman occupait une place colossale, elle était omniprésente, belle et bonne, elle l’aimait. Le monde lui allait ». Amélie Nothomb parle très bien de cet amour entre mère et enfant d’avant le père, d’avant l’homme, ce tiers exclu qui pourtant assure l’aisance matérielle ! Monde auto-suffisant, clos sur lui-même.

Mais Amélie Nothomb ne nous laisse pas perdre de vue quel est, dans l’histoire, le désir de Claude, à l’origine à la fois du mariage et de sa formidable réussite professionnelle ! En effet, si Claude ne supporte pas la vue de sa fille, c’est qu’elle incarne aussi le monde familial figé dans sa réussite, fermé sur lui-même, et c’est insupportable. Claude n’a pas voulu sa réussite pour ça ! Il a toujours cette colère qui ne décolèrera jamais d’un sexe, d’un amour, qui a été impossible. Aucun bonheur familial, domestique, ne peut anesthésier cela. Sentant ce rejet, Epicène entend sa voix intérieure lui dire : « Je n’aime pas papa » ! Le rejet du tiers dérangeant la quiétude du monde maternel est sans appel ! La très intelligente Epicène remarque pourtant que ça mère ne se suffit pas de l’amour qu’il y a entre elles, elle aime papa, et c’est insupportable. Amélie Nothomb descend dans l’inconscient jusqu’à ce temps précoce où une petite fille ne supporte pas que sa mère n’aime pas qu’elle, ce temps où elle s’imagine être le seul objet d’amour de sa mère, une mère qui, en ayant sa fille, n’aurait pas besoin d’un homme, et ne souffrirait pas de sa distance. Le premier amour de cette fille n’est pas son père, c’est sa mère ! Mais, dans cette histoire, Dominique n’aime-t-elle pas dans sa fille Epicène la fille bien assumée par son père, une fille parfaite, comme elle-même ne l’a jamais été, voyant en elle son image idéale de petite fille comme enfant elle ne se vit jamais être ?

C’est chez son amie de classe Samia qu’Epicène, en y allant dormir, s’aperçoit que c’est très vivant, et elle prend conscience que chez elle cela ne l’est pas. Chez Samia, il y a de nombreux enfants, la mère prépare des plats et desserts fabuleux, le père attrape dans ses bras sa fille. Epicène voit pour la première fois un père chaleureux, aimable ! Alors, elle est très curieuse du mystère de son père ! Pourquoi est-il si différent ? L’intérêt pour cet homme commence, mais très différent de celui d’une fille pour un père normal comme celui de Samia ! Cette Samia « disait à son amie que son père était le seul homme qu’elle aimait parce qu’il était infiniment supérieur aux autres ». Œdipe normal !

Pourquoi, lorsqu’ils sortent, Claude dit-il à Dominique sa femme de ne jamais dévoiler leur adresse, car elle n’est pas assez chic ? Epicène a l’intuition de l’énorme complexe de castration de son père ! Mais, consciente que c’est son père qui pourvoit à leurs besoins matériels, à elle et à sa mère, « elle le regardait en pensant : Donne-nous l’argent et va-t’en ! C’est bien ce qui va se passer… Il n’aura plus qu’à mourir… Epicène imagine que son père est renversé par un camion et meurt, et que c’est elle qui s’occupera de sa mère, lui achetant de belles robes, l’emmenant au restaurant… La fille, en place de l’homme qu’est le père imaginé mort, comble cette femme qu’est la mère. Inceste mère fille.

La famille traverse la Seine, enfin elle habite un quartier chic de la capitale ! Mais l’appartement n’est pas plus confortable… Epicène note que dans sa classe il n’y a que des bourgeois ! Des gens comme son père, dit-elle à Samia lorsqu’elle la revoit. Mais sa mère, ajoute-t-elle, n’est pas bourgeoise. Pour signifier à son amie qu’elle-même n’est donc pas une bourgeoise… Un mot qui exigerait qu’elle accepte cette installation dans la grande vie qu’elle doit à son père, de même que sa mère le lui doit. Or, elle semble répugner à cette vérité ! Elle se croit comme Samia, dans cet amour entre filles d’avant les considérations matérielles… Epicène a honte de son père devant Samia. Elle voudrait avoir le même père, chaleureux, que son amie… Sauf qu’elle est tout de même fusionnelle avec une mère sûrement très différente de celle de Samia… Ce qui met fin à cet amour entre filles est la gaffe du père, un jour qu’il répond au téléphone à un appel de Samia : ah ! tu es la fille de l’épicier marocain ? lui dit-il. Ce père monstrueux a le préjugé des bourgeois : il croit que le père d’une fille marocaine est forcément épicier ! Samia coupe toute relation avec Epicène : elle aussi est une bourgeoise !

Et c’est vrai que ce père a l’argent de sa vie confortable ! Et la haine qu’elle sent en lui, qu’elle ignore qu’elle ne lui est pas destinée en premier à elle mais à une autre femme, Reine, n’est-elle pas dirigée vers ce désir des femmes que les hommes les transfèrent dans la belle vie ? Ainsi, si ce père la hait depuis sa naissance comme elle le croit, ce n’est pas elle qui est visée, c’est ce désir qu’il prête aux femmes d’être assumées par les hommes, c’est cet infantilisme chez les femmes, ce gel en enfance ! Cette haine est une résistance infinie, dont elle a l’intuition chez ce père pas comme les autres, elle est une colère qui ne décolère pas. Et qui, peut-être, fait le pari désespéré qu’une femme aussi se désamarre de ce désir immobilisé en enfance.

Epicène s’aperçoit enfin de l’importance du père ! Il est « la porte de l’existence » ! Mais Epicène croit que son père à elle condamne cette porte ! Comme le poisson cœlacanthe, elle s’éteint pendant des années, en attendant les conditions de sa résurrection ! Signe avant-coureur de l’adolescence, dit Amélie Nothomb. La mère, Dominique, « redevint le personnage principal de cette histoire », après la perte de la meilleure amie. Claude, comme pour donner l’impression de vouloir reconquérir sa femme, l’emmène chez Chanel comme si elle était une poupée à habiller en princesse, et Dominique retrouve l’homme dont elle avait fini par tomber amoureuse à cause du parfum.

Mais Claude suit sa logique en emmenant sa femme dans une vie mondaine et élégante. Dominique n’y voit que du feu, et croit à un retour de flamme. En vérité, lentement mais sûrement, il la fait pivoter, son image ravissante elle ne doit pas la voir que dans son regard à lui mais face à une autre femme, mondaine, celle où tout le monde va, la vraie reine de l’autre monde. Reine ! Claude initie Dominique pour la rencontre avec la reine de l’autre monde, celle dont elle a l’intuition avec le parfum Chanel ! Voilà, Dominique s’aimera en cette autre femme, cette reine d’un autre monde dans lequel Claude peu à peu l’introduit. « Son époux, libéré de l’angoisse de la réussite, pour ce motif qu’il avait atteint durablement ses objectifs, dégustait son triomphe et y conviait une épouse délivrée de ses peurs » ! Il travaille à la mettre en valeur, pour qu’elle puisse l’associer à ses projets, c’est-à-dire entrer en relation avec monsieur Cléry, gros bonnet d’une société très importante. Quelles sont ces affaires que son mari veut traiter avec lui ? Elle l’ignore ! La maison de la famille est comme le salon des Guermantes ! Epicène va au même lycée que les filles Cléry ! Dominique comprend vite qu’il faut qu’elle devienne amie avec madame Cléry ! Elle y arrive vite, la rencontrant au lycée fréquenté par leurs filles respectives ! Vite, elles se font des confidences à propos des problèmes de leurs filles, comme le font toutes les mères lorsqu’elles se rencontrent. Complicité en maternité ! Et madame Cléry, c’est Reine ! Et oui ! Cette complicité arrive vite à une question de garde-robe. La très élégante Reine conseille Dominique, puis lui offre un vêtement. C’est elle, la reine de l’autre monde, l’image spéculaire à laquelle une femme devrait se conformer, telle celle d’une mère à laquelle s’identifier, une mère qui n’est pas au foyer comme celle de Dominique, mais dans un salon comme celui des Guermantes ! Lorsque Dominique va chez elle, comme chez une copine très spéciale, elle « eut l’impression d’entrer dans le ‘sanctus sanctorum’ » ! Et pour Dominique commence évidemment l’année la plus formidable de sa vie ! Reine lui manifeste une réelle affection ! Reine l’a littéralement séduite ! Et cette séduction n’en finit pas. Comme la découverte du véritable amour originaire pour Dominique, cette femme au prénom épicène ! Reine sait parfaitement distiller son charme ! Comme on l’imagine cette mère originaire restant dans l’inconscient éternellement jeune. Evidemment, Reine lui offre son meilleur champagne, du Deutz ! Comme lors de sa rupture avec Claude ! Le cercle se referme, mais c’est Dominique qui se trouve à la place de Claude, et ce n’est pas une rupture, c’est comme une retrouvaille avec l’objet d’amour originaire ! Dominique sent qu’elle manque de mots pour raconter cette grâce à Claude ! Reine, de plus en plus complice, raconte à Dominique combien recevoir chez elle est une plaie ! Nous sentons les choses en train de glisser ! Et c’est Reine qui se rapproche aussi de Dominique ! Il y a une sorte de réciprocité entre elles ! Reine retrouve avec elle son enfance, le temps d’avant la grande vie si désirée et finalement à la mondanité pesante. Claude se rend peu à peu compte qu’il est aussi le tiers exclu de cette relation entre Reine et Dominique. Si Dominique fréquente le monde de Reine, Claude non ! Elles se retrouvent entre elles, se débrouillent peu à peu sans lui. Reine offre la jouissance de sa propre voiture à Dominique. Cette voiture anticipe la prochaine indépendance de Dominique.

Dominique désire quand même aller jusqu’au bout du désir de son mari d’être invité dans le monde des Cléry. Elle obtient de Reine qu’ils soient invités à l’une de leurs soirées mondaines. Elle ne fait pas attention au malaise qu’il y a dans le regard de Reine. Elle dit : « Ce sera amusant de nous retrouver en épouses bien dressées dans l’art des réceptions guindées » ! Paroles de Reine qui laissent entendre un jugement sur le rôle d’élégante vitrine que leur font jouer leurs maris dans leur ambition sociale en échange de leur installation dans la grande vie ! Reine laisse entendre qu’il y a un prix à payer ! Et aussi qu’elle est en train de se sevrer ! Les deux femmes se rencontrent dans ce sevrage réciproque, et se sentiront quittes à l’égard de leurs maris par ce rôle de vitrine assumé !

Claude choisit les fleurs à apporter pour cette soirée mondaine chez les Cléry. Des camélias rouges ! On leur sert le meilleur champagne du monde : du Deutz cuvé Amour. Dominique trouve si belle Reine ! Et si emprunté son mari, Claude ! Il n’y a pas photo, l’amour, c’est pour Reine, de la part de Dominique ! Mais Dominique surprend une conversation entre Claude et Reine ! Claude dit à Reine que les camélias rouges signifient : tu es la plus belle ! Reine lui dit qu’elle a compris qui ils étaient en voyant Epicène : elle ressemble tellement à son père ! Comme Reine se dit impressionnée par la réussite de Claude, celui-ci lui répond que cette vie magnifique n’est pas lui, qu’il a créé son succès de toutes pièces, par vengeance. Il ajoute qu’il a choisi Dominique parce qu’elle n’existe pas, elle n’est qu’un pion dans son jeu, « assez belle pour jouer les femmes du monde et assez complexée pour que j’en fasse ce que je voulais » ! Reine lui révèle à quel point il se trompe sur elle ! A quel point il est impuissant à rivaliser avec cet amour originaire. Il croyait se venger de Reine, il a fait se rencontrer deux femmes ! C’est alors qu’il révèle pourquoi cela a été un choc pour lui, de voir sa fille. Il voulait voir une fille qui ressemblerait à Reine, et il a vu une fille qui lui ressemblait à lui ! Elle est donc son échec ! Reine voit en lui un monstre, un tordu qui refuse d’admettre cet attachement père fille, comme si l’amour et le sexe pouvaient faire abstraction de cette histoire-là. De même qu’il a imaginé que Reine n’aimait pas Jean-Louis, avec lequel elle a vécu une histoire sûrement arrimée à celle d’une fille avec son père. On dirait que la monstruosité que souligne Amélie Nothomb vient du fait que, dans l’amour, Claude ne veut faire peser que son amour de garçon pour la figure reine de la mère, tandis que Reine fit clapoter cet amour en avançant l’axe de l’amour père-fille ! Qui est aussi l’axe suivi par le mariage de Dominique avec Claude, ainsi que l’histoire de la ressemblance entre Epicène et son père ! Ce père qui est incapable de voir que sa fille a une vie en dehors de lui, qui ne la voit que dans sa ressemblance à lui, Reine le taxe de « psychopathe profond » ! En fait, c’est un homme qui a fantasmé que les femmes ne pouvaient pas être indépendantes ! Reine, il avait cru que, par l’amour et le sexe, il pouvait l’avoir pour toujours ! Elle lui a répondu en ayant une vie en dehors de la sienne ! Sa possessivité semble avoir la force folle des premiers temps, où pour l’enfant cette femme qu’est la mère paraît toute à lui.

Dominique, qui a entendu toute la conversation, jusqu’à ces paroles de son mari disant qu’il pourrait par amour pour Reine tuer sa femme et sa fille, emmène sa fille dans la voiture offerte par Reine. La voiture représente un ventre qui ramène à Brest, la ville d’où Dominique était partie ! Là où elle va retrouver sa place de secrétaire, et son indépendance matérielle ! La fille, Epicène, a l’impression de se réveiller d’un sommeil mortifère ! Elle se réveille en effet de cette vie passée à être assumée matériellement, géographiquement, par son père, dans le fantasme de la grande vie ! Comme si mère et fille étaient retombées dans la réalité. Retrouvant son entreprise, elle apprend que c’est grâce à elle que son mari avait été engagé pour fonder la société à Paris ! Elle avait été le seul atout dans la partie de poker de son mari ! Maintenant, elle a à cœur de prouver à Claude qu’elle n’est pas aussi prévisible qu’il le croyait ! Epicène aussi ! Chacune s’installe sans problème à Brest, sevrée de la grande vie parisienne ! L’une au lycée tout simple de province, bien qu’elle soit une si brillante élève, l’autre retrouvant sa place de secrétaire !

Mais Dominique avoue à sa fille qu’elle aurait préféré ne pas connaître la vérité, parce qu’elle a l’impression que sa vie s’est effondrée ! Elle se sent encore prisonnière de son attachement à son mari. Quelque chose de l’ordre de l’attachement d’une fille au père, qui surplomberait celui de Dominique à Claude, et que ne peut comprendre Epicène, qui l’a eu, ce père lui assurant une enfance dans cet autre monde privilégié. D’autre part, c’est avec lui qu’elle a eu cette fille, Epicène ! Celle-ci pousse sa mère à la vengeance par le divorce, et propose de faire les démarches, comme si c’était elle qui divorçait ! Mais aussi, elle souligne à sa mère que si elle veut de l’argent, elle doit divorcer ! Donc, cette fille, Epicène, ne perd pas de vue cet argent qui vient du père ! Cet argent qu’elle prend rabaisse à ça la personne du père, de manière volontairement cynique !

Et ça tombe bien : Claude se fiche de l’argent ! Reine est prête à témoigner en faveur de Dominique, pour le divorce ! Elle ne veut pas perdre cette amie ! Lorsque Dominique revoit Claude chez l’avocat, elle est stupéfaite devant son changement. C’est une épave au regard éteint, incarnant littéralement la chute de l’investissement dont faisait l’objet tel le père de l’enfance l’homme réussi ! Ce divorce est un divorce testament ! Claude laisse tout à Dominique et Epicène ! Bref, elles ont l’argent, les biens, mais sans lui ! Il est en train de mourir ! Son souhait de mort à l’égard de son père est si violent qu’Epicène éprouve un grand soulagement à l’idée de ne plus jamais le voir ! Lui reste l’argent !

Epicène semble plus libérée que sa mère, qui ressasse son ressentiment. Mais Epicène montre à sa mère que c’est plus complexe. Elle ose lui dire à quel point si son père a pu l’utiliser, c’était parce qu’elle était une fille coincée ! Et « Claude » signifie en latin « boiteux » ! On entend Œdipe ! L’adolescente semble régler ses comptes avec père et mère, entre le boiteux et la coincée ! Elle ne comprend pas la loyauté de sa mère à l’égard de son père, elle ne comprend pas la complexité de l’amour, elle ne voit que la vengeance dont sa mère pourrait être heureuse en voyant son ennemi en train de mourir ! Epicène revit à Brest, après une vie entre parenthèses, mais comme en place de sa mère recommençant sa vie à Brest presque au point où elle l’avait quitté vingt ans avant. Epicène a été épargnée par son père d’avoir à rêver et à être séduite par la perspective d’une grande vie à Paris. Tandis que Dominique, elle, a vécu l’épreuve d’un sevrage, l’épreuve de la vérité, celle de servir de vitrine pour les ambitions de son mari en échange de cette autre vie ! Epicène dit à sa fille que la personne qui aime est toujours la plus forte. Or, elle qui aime Claude se sent de plus en plus forte au fur et à mesure qu’elle s’en éloigne. Le secret de cette force ne vient-il pas du fait qu’elle est quitte ? Si elle hérite de la fortune de son mari, elle a aussi joué le jeu de l’ambition de son mari, elle a réellement joué un rôle parce qu’elle avait une valeur longtemps ignorée, les comptes sont bons, elle n’est pas débitrice ! Désormais, elle a récupéré toute son énergie ! Elle a triomphé de l’amour qui la liait de manière infantile à Claude !

Mais c’est plus difficile pour Epicène ! Car elle doit triompher de la haine ! C’est comme un poison dans son sang ! Pour s’en sortir, elle choisit d’étudier l’anglais, langue de Shakespeare et de Ben Jonson si proche de la question des prénoms épicènes ! Evidemment ! Elle fait sa thèse sur le verbe « to crave » ! Elle se sent être l’incarnation de ce verbe ! Elle commence sa profession d’enseignante d’anglais ! Tout ça pour ça, pense sa mère !

Finalement, son père mourant demande à la voir. Père et fille ne se sont pas vus depuis dix ans. Elle le découvre branché à l’appareil respiratoire ! Lorsqu’elle dit à son père qu’elle a fait une thèse sur le verbe « to crave », qui signifie « avoir un besoin éperdu de », il lui répond que c’était le verbe de sa vie à lui, et que, bien que ne le connaissant pas, il en avait tellement exploré le sens ! Il reconnaît qu’il a échoué dans son désir à son degré le plus convulsif. Convulsif évoque le sexe. Et c’est forcément un ratage, si on veut le faire jouer un rôle dans la vie sociale ! Le sexe est forcément asocial. C’est une rencontre entre deux solitudes, qui y retournent après. Il a voulu se venger de Reine à cause de ce désir éperdu, et la colère, c’était encore un moyen de garder un lien avec elle, de faire durer l’acte à travers la réussite sociale, envers et contre tout ! La vengeance étant de confronter avec l’envers de la grande vie si désirée, qui est une vie immobile, une vie de mineures, de femmes vitrines pour les ambitions de leurs maris… Le désir éperdu est celui d’un sevrage des femmes, et le sien propre, bien sûr, qui est celui de la puissance allant forcément avec l’angoisse de castration. Le désir éperdu est celui de la section, de la coupure, de la… sexion.

Epicène reconnaît en présence de son père combien il y a beaucoup de lui en elle. Par exemple, le verbe « to crave » la hante, sauf qu’elle ne sait pas quel est l’objet de son besoin éperdu. Elle ignore encore que c’est le besoin éperdu d’un objet perdu. Epicène a encore une dernière curiosité à l’égard de son père. Comment a-t-il pu garder pendant vingt ans son objectif si délirant de vengeance ? La réponse la stupéfie : en programmant comme le cœlacanthe sa mort, et attendre que les conditions de la vie se rétablissent. Exactement comme elle ! Bref, tandis que se joue un duel d’yeux entre le père et la fille, entre les lignes ne lisons-nous pas que cette histoire d’un homme puissant capable de transférer une femme dans la grande vie, ou d’un père qui a réussi assurant à sa fille une enfance dans le milieu chic n’est que la traversée de cet état entre parenthèses, le temps d’un sevrage, jusqu’à la force de débrancher cette sorte de père-là qui retient dans un statut de mineure, de petite fille, les femmes ? C’est ce qu’accomplit Epicène ! Elle débranche son père ! Elle le tue symboliquement, alors que celui-ci, comme dans le même processus intérieur de sevrage, est en train de mourir c’est-à-dire de renoncer à ce rôle puissant d’assureur d’un autre monde fantasmé, matrice où tout baigne métaphorisée par le milieu parisien chic du bon côté de la Seine.
Tandis qu’elle débranche son père, tandis qu’elle s’en sèvre, Epicène éprouve une « allégresse indicible » ! Et elle se sent innocente. Bien sûr, puisqu’il s’agit de la coupure d’un lien incestueux ! « Elle exulta d’un tel progrès des générations » ! Dominique pleure l’homme de sa vie ! En même temps, elle dit à Reine venue pour les funérailles de Claude à Brest que ce qui la torture dans cette affaire est de ne pas avoir joué le premier rôle de sa propre vie ! Comme si elle reconnaissait n’avoir été qu’une mineure jusque-là ! Or, Reine, venue en réalité pour retrouver Dominique, son amie, répond que c’est Claude la tierce personne ! Ce tiers maintenant exclu par le sevrage, par le fait que trois femmes, Reine, Dominique et Epicène, aient largué les amarres par rapport à leur éternel statut de mineures !

On peut donc lire ce roman d’Amélie Nothomb, « Les prénoms épicènes », comme l’histoire d’un processus de sevrage de la part d’une fille à l’égard de son père. Epicène peut alors devenir sexuée, tandis qu’elle s’organise pour son indépendance matérielle. Avec son style épuré et très millimétré, voire très professionnel, Amélie Nothomb sait à merveille difracter en plusieurs personnages cette autre scène, celle de l’inconscient, où se joue la prise de liberté d’une fille entrant en adolescence par rapport à l’objet d’amour qui se tourne en objet de haine puis en objet perdu, ce père fort capable de transférer et de retenir dans l’autre monde où rien ne manque, incestueux en ce sens-là. Entrant en adolescence, Epicène, l’héroïne principale du roman (qui a besoin des autres personnages, bien sûr, qui densifient au maximum l’investissement sur Claude l’homme qui réussit à avoir ce pouvoir d’assurer cette autre vie, cette belle vie, qui focalisent tout sur lui), hait ce père réussi car il lui renvoie son statut de mineure, de dépendante, alors qu’elle, elle désire follement se libérer. En débranchant à l’intérieur d’elle-même ce père, en l’imaginant en train lui-même de mourir, elle accède à la réalité : elle accepte la vie à Brest et non pas la grande vie fantasmée à Paris offerte par la réussite imaginaire du père, elle ne sera que professeur alors que s’imaginant surdouée elle aurait pu à son tour réussir tellement mieux. Epicène, en débranchant son père imaginaire, accepte de se retrouver sur terre, et non pas dans l’autre monde, c’est-à-dire encore et toujours une métaphore de matrice ! Et si les femmes se retrouvent entre elles à Brest, désormais majeures et capables d’indépendance matérielle, sevrées de l’attente d’un homme réussi les transférant dans l’autre monde matriciel, ce n’est plus le huis-clos d’une homosexualité féminine inconsciente qui les réunit comme dans un même utérus, c’est au contraire d’être sorties de ce ventre fantasmatique que l’homme réussi, tel le père puissant de l’enfance aux yeux de sa fille, incarne en exploitant le gel en infantilisme des femmes ! Ce gel en infantilisme, cette retenue dans le statut de mineures sous couvert de l’histoire d’amour fou pour l’homme qui semble être l’homme de leur vie, est analysé dans ce roman d’Amélie Nothomb en chacun de ses aspects, mais on pourrait dire que c’est l’œil perspicace de l’adolescente Epicène qui comprend ce qui se passe dans l’inconscient par rapport à cette fixation infantile des filles, des femmes, à l’homme fort, au père si puissant et réussi qu’il peut ramener ou maintenir dans un ventre éternisé, un autre monde, privilégié. Ainsi, les prénoms épicènes signifient ce processus inconscient de descente au cœur de cette dépendance de fille au père fort, au cœur de cette mise entre parenthèses des femmes par gel du statut de mineure, et cette descente amorce alors le processus de sevrage, de coupure de cordon ombilical, d’acceptation de la réalité terrestre.

Les romans d’Amélie Nothomb semblent très simples au prime abord, ils se lisent rapidement. Mais une lecture qui les scrute à la loupe révèle toute la virtuosité avec laquelle la complexité de l’inconscient est mise en scène, avec toujours une issue libératrice.

Alice Granger Guitard



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