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Des bouts d’existence - Aldo Naouri

Editions Odile Jacob, 2019

mercredi 22 mai 2019 par Alice Granger

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C’est toujours un plaisir de retrouver à travers un nouveau livre Aldo Naouri !

Ce sont ses enfants qui lui ont demandé de raconter les événements qu’il a vécus et « qui se sont inscrits dans ma mémoire de façon indélébile en raison des émotions qu’ils ont suscitées ». Cela donne ce livre passionnant à lire. Car l’histoire d’Aldo Naouri est plus que singulière, parce que chaque vie est singulière, mais la sienne y apparaît tellement éloignée des vies et expériences d’aujourd’hui qu’en le lisant on se dit, cela existe encore un homme comme cela ! En moi évidemment ces histoires font résonner aussi une expérience certes différente mais tout aussi anachronique…

Si Aldo Naouri a toujours raconté des histoires à ses enfants, leur transmettant une mémoire depuis la Lybie natale, en passant par l’Algérie puis la vie en France en devenant médecin, c’est en quelque sorte en reprenant le flambeau des mains de sa mère, qui toujours a enveloppé la vie de ses enfants par les histoires qu’elle racontait ! Dans ce livre, nous notons tout de suite que ce tissu incessant et riche d’histoires racontées sans relâche reconstruit de la continuité, de la vie, de l’enveloppement, pour faire rempart à la suite de catastrophes qui déracinent, qui commencent pour cette famille par la mort du père trentenaire deux mois avant la naissance d’Aldo, se poursuivent par l’exil vers l’Algérie parce que leur nationalité française ancienne fait qu’ils sont expulsés pendant la Deuxième Guerre mondiale d’ une Lybie mussolinienne, par un tremblement de terre qui détruit la maison en Algérie, les études où Aldo doit aller seul affronter l’inquiétante nouveauté parce qu’il est le premier et seul de la famille à faire des études permettant d’aller vers le monde inconnu des gens instruits, l’exil vers la France pour faire les études de médecine en commençant à Besançon car c’est une ville faisant moins peur au déraciné que Paris où il ira après, le choc avec le gigantisme de l’hôpital La pitié Salpêtrière, et les premiers pas dans l’exercice de la médecine où dans ses remplacements il apprend sur le tas dans la terrorisante situation de l’inexpérimenté en convoquant dans son exceptionnelle mémoire la théorie apprise.

Ce qui frappe dans ces histoires, c’est la capacité à se débrouiller qu’il développe dans chaque situation nouvelle, où il fait dans une condition de solitude. En n’ayant jamais le choix, devant faire avec. D’un côté la famille doit faire avec le deuil du père, puis d’un frère, avec des conditions de vie précaires comme par exemple dans cette cave où la famille vit pendant des années en arrivant en Algérie et puis lorsqu’elle peut enfin habiter une vraie maison celle-ci va être détruite par le tremblement de terre, bref avec ce sentiment d’impermanence des choses, et sans doute dans la voix de la mère s’entend la plainte éternelle du deuil, de l’effondrement. Mais de l’autre, avec cette mère en laquelle l’on sent une énergie vitale incroyable, qui lorsqu’elle vient pour la première fois en France alors que son dernier fils est étudiant veut aller à l’Opéra, profiter d’un Paris peut-être comme si elle réalisait un rêve de jeune fille, il s’agit que toute la fratrie se mettre au travail, s’adapte, les plus grands très tôt dans la vie active et lui rapportant l’argent pour vivre. Donc, des histoires qui racontent la nécessité de s’adapter sans cesse à des conditions nouvelles, dans l’abrupt des secousses, des chocs de déracinements et de découvertes de nouveaux mondes. La curiosité du jeune Aldo, dans ces conditions-là d’apprentissage de la vie, à la dure, qui est une suite de migrations qui rappelle aussi celle du peuple juif, est insatiable ! Il sait regarder, et aussi écouter chez les Arabes l’importance du mauvais œil. Ainsi, il développe une mémoire phénoménale, qu’on remarque notamment lorsqu’il fait ses études de médecine. Etudier a d’ailleurs toujours été facile pour lui. Sa débrouillardise d’enfant déraciné, qui doit encore et toujours s’enraciner provisoirement, faire plein de petits boulots pour rapporter à sa mère sa part de l’argent que nécessite l’intérêt commun familial, une expérience unique que les enfants d’habitude n’ont pas à faire (mais dans une histoire familiale différente j’ai eu aussi très jeune à prendre ma part du travail commun), et qui sera une chance pour savoir se débrouiller sans jamais paniquer dans ses premiers pas de médecin, à la campagne, dans des situations extrêmes où il a dû faire des accouchements dans des fermes et sur terre battue ! Depuis son enfance, il s’est exercé à aller se débrouiller seul, et l’on sent sa capacité à le faire parce que sa mère n’a jamais peur de l’y envoyer ! Cette mère, dans les histoires, et à la fois une mère poule toujours en train de ramener sous ses ailes ses poussins, et même lorsque Aldo est en France pour ses études, elle exige qu’il revienne en Algérie plusieurs fois par an à chacune des vacances avec dans ses valises toutes ses affaires, et une mère qui envoie ces mêmes enfants travailler dans un environnement dur, n’épargnant même pas au dernier de ses fils, qui n’a jamais connu son père, le choc frontal avec la réalité ! Mais ce dernier fils, Aldo, est quand même aidé par sa fratrie, en particulier ses frères aînés, pour faire ses études, pour s’habiller, comme si la solidarité familiale à son égard avait endossé la responsabilité paternelle absente.

Dans son livre, Aldo Naouri, par sa curiosité insatiable aiguisée par la présence dans les histoires racontées par sa mère par exemple de mythes grecs alors même qu’elle était analphabète, a pu aussi rattacher cette tradition orale des récits d’histoires vécues assumée par les femmes dans l’histoire de la Lybie au père qu’il n’a jamais connu ! Car en effet, c’était lui qui le soir racontait à sa femme ces histoires-là ! La mère racontant à son tour à ses enfants les histoires racontées par le père de son vivant, qui faisaient entendre à travers elles tout le passé historique de la Lybie qui y était resté, traces des Romains, des Grecs etc. passés par là. La tradition orale était assurée par les femmes, mais ce père avait en les racontant à sa femme le soir transmis le capital culturel constitué au cours de l’histoire à la fois du pays et juive. Donc, le père était présent linguistiquement dans les histoires de la mère, et Aldo Naouri a repris le flambeau à la fois des mains de sa mère et de son père en racontant lui aussi des histoires à ses enfants, tissant un fil ininterrompu à travers le temps, dont les racines plongent dans un passé où l’on devine l’intensité des émotions, des chocs, des déchirures, des impératifs de devoir se débrouiller, qui ont fait que tout cela a marqué de manière indélébile et est resté vivant dans la mémoire ! Cette mère analphabète et n’ayant jamais parlé le français, par sa langue mêlant l’arabe aux traces d’autres langues laissées en elle par l’histoire libyenne et l’histoire juive en Lybie, enracine culturellement Aldo Naouri, qui parle cette langue maternelle avec sa mère, dans un lointain passé qui semble toujours vivant, où l’enchainement humain aux prises avec les secousses de la vie continue de transmettre un message d’espoir aux enfants d’aujourd’hui qui pourraient vouloir fuir phobiquement les déracinements qui ouvrent pourtant au contraire le monde où vivre !

J’ai eu l’impression en lisant qu’Aldo Naouri, comme en levant le refoulement qui permet aux souvenirs de revenir et à la mémoire d’être exceptionnelle comme la sienne, nous transmet un message de vie, de la vie comme une belle aventure, en apprenant du passé comment se débrouiller devant l’inquiétant monde ouvert où nous précipitent les tremblements de terre et déracinements de la vie. En le voyant, au fil des récits, comment il sait à chaque déracinement et saut abrupt dans une vie nouvelle se débrouiller, nous sentons invariablement chez lui une sorte de tranquillité par-delà le stress, une sorte d’indéfectible confiance en ses ressources propres, qui viennent à coup sûr à la fois de son expérience propre mais aussi de celles de l’histoire familiale et de l’histoire juive, et plus encore de cette mère qui n’évite jamais à ses enfants de devoir se débrouiller avec les hauts et les bas de la vie !

Donc, un livre très important, dans lequel nous apprenons beaucoup. Le témoignage d’une vie d’exception, d’une enfance si éloignée de celle des enfants d’aujourd’hui ! En lisant, on se prend à rêver que les enfants d’aujourd’hui fassent comme les enfants d’Aldo Naouri ont fait, qu’ils lui fassent la même demande, qu’il leur raconte ces histoires, où une mère n’évita jamais à son enfant qu’il apprenne seul à se débrouiller en le baignant sans cesse dans les leçons du passé !

Alice Granger Guitard



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