samedi 1er février 2020 par Alice Granger
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Nous pouvons lire cette exceptionnelle correspondance, longue de quinze années, qui nous permet d’entendre un amour rare, qui prend sens de communion entre deux êtres, Albert Camus et Maria Casarès, parce qu’il y avait entre eux la séparation, ainsi que la clandestinité, d’où le vital besoin qu’ils ont eu de s’écrire presque chaque jour. Cette séparation et cette clandestinité a donné du sens au fait que l’un et l’autre étaient des exilés, lui ayant quitté l’Algérie et elle l’Espagne, et que leur amour était la rencontre, charnelle de temps à autre et épistolaire presque chaque jour tandis que les lettres échangées suivent l’itinéraire artistique ou littéraire de chacun, de deux solitudes. Leur amour resta en dehors de toute économie de la sexualité et de toute installation, dépourvu de tout sens social. Chacun avait sa vie indépendante, artistique ou littéraire, et était aussi indépendant financièrement. Maria Casarès vivait de ses rôles au théâtre, et devint de plus en plus célèbre en France, en Amérique latine, au Canada, aux Etats-Unis, en Europe, en Russie, et lorsque, de rares fois, Albert Camus lui proposa une aide, elle refusa. C’était une femme qui, en exil hors de l’Espagne natale, était capable de vivre par elle-même.
La première chose qui vient à l’esprit, à propos de cet amour qui est communion entre un homme et une femme, c’est ce que dit de l’amour vrai Octavio Paz dans « Le labyrinthe de la solitude », et ce qu’il dit des femmes. Il écrit que le choix amoureux est impossible dans la société, mais si par exception il existe, ce n’est pas un acte naturel mais une création, qui requiert la condition humaine de la solitude, et qu’alors il se suffit à lui-même, faisant éclater la loi du monde, deux astres rompent la fatalité de leurs orbites et se rencontrent au milieu de l’espace, parfaitement dissidents par rapport à une société qui empêche au contraire que ce soit un libre-choix. L’amour, continue Octavio Paz, est la révélation de deux solitudes qui créent par elles-mêmes un monde opposé au mensonge social. Mais, dit-il, la société condamne avec la même animosité l’amour et la poésie qui témoigne pour lui, et le voue à la clandestinité. Elle s’oppose presque toujours à la possibilité d’authentique communion érotique. Mais Albert Camus et Maria Casarès, leur très longue correspondance témoigne qu’ils ont réussi à s’aimer, même dans la clandestinité et la séparation presque insupportable surtout les premières années, à faire communier leurs deux solitudes et, quelques instants éternels ça et là, à atteindre le plus degré de création de l’amour qui est une sortie hors du labyrinthe de la solitude. Ils ont réussi à forcer une voie la plupart du temps fermée, menant à l’expérience la plus profonde que la vie offre à l’homme dont parle Octavio Paz, c’est-à-dire à pénétrer la réalité comme une totalité dans laquelle les contraires pactisent. C’est que Maria Casarès nous apparaît comme la femme être humain qui peut exister par elle-même, hors de la forme que les hommes donnent normalement aux femmes en les empêchant d’exister vraiment ! On sent dans ces lettres une femme dont le caractère très vivant trouve son sens dans le fait d’être exilée, et que c’est paradoxalement une chance, dont elle ne veut pas être privée par un homme, et qui lui laisse une forte pulsion de vie pour se battre sur la scène de théâtre de la vie, entrant toute seule sur cette scène. Même s’il arrive qu’elle joue du Camus. Elle n’est jamais promue par lui, ni n’est sa belle vitrine. Personne ne sait rien de leur histoire d’amour, à part quelques intimes.
Cet amour communion permet à chacun d’eux de venir se ressourcer pour mieux nourrir leur activité artistique ou littéraire s’inventant dans la solitude. C’est pour cela que si ces lettres parlent d’amour, de désir, de la douleur de la séparation, du fait de vivre l’un par l’autre, elles évoquent aussi fidèlement l’aventure de théâtre ou d’écriture qu’ils se font partager l’un à l’autre. On dirait que leur amour commun est la source de l’art, de l’écriture.
La clandestinité est quelque chose d’important. Albert Camus, même s’il est très évident que Maria Casarès est la femme de sa vie, a fait le choix d’une double vie sûrement pas par hasard. Et si, au début, Maria Casarès a rompu une liaison débutante à cause de la présence de Francine, l’épouse d’Albert Camus, parce que celui-ci ne veut pas la laisser, après deux ans de séparation, elle accepte d’être l’amante de l’ombre. On dirait que, comme dans le jugement de Salomon, elle a su qu’elle avait la meilleure part, laissant à Francine la part visible, conjugale. Mais nous sentons que, dans ce choix imposé par Camus à Maria Casarès, celui-ci reconnaît d’où il vient, et ce qu’il doit à Francine, qui s’enracine dans l’Algérie natale, le sens de ce mariage peut-être pour le jeune homme pauvre qu’il était, comme s’il devait arriver à être quitte avec elle. De son côté, Francine sombre dans une interminable dépression, après qu’elle a rejoint Albert Camus en France et que deux jumeaux, comme par hasard un garçon et une fille, soient nés de leurs retrouvailles. Il faut souligner que lorsque Francine a quitté l’Algérie pour rejoindre son mari, l’amour entre Albert Camus et Maria Casarès avait déjà commencé. Et nous pouvons imaginer que la profonde dépression de Francine venait du fait qu’elle pressentait sa présence, que l’amour de son mari s’évadait ailleurs, qu’elle n’avait pas la meilleure part. Pourtant, il est resté près d’elle, a toujours eu à cœur de s’occuper de ses deux enfants, d’être proche d’eux, et c’était la clandestinité qui protégeait cela. Qui mettait en relation deux femmes : Maria Casarès, un être humain femme existant par elle-même en développant son art jusqu’au succès dans tant de théâtres du monde sur la base de son exil ; et Francine, également exilée, mais qui semble vivre dans la mélancolie le fait qu’en exil, elle a en quelque sorte perdu le sens qu’elle avait en Algérie pour Albert Camus l’écrivain pauvre et presque mauvais garçon. Or, Albert Camus, on dirait qu’il reste auprès d’elle justement parce qu’il se sait en dette avec elle. Et qu’il ne veut pas l’oublier. Pourtant, il évoque ça et là dans ses lettres à Maria Casarès le jour un peu lointain où peut-être ils vivront ensemble, mais on ne sait pas ce qui rendra cela possible. Longtemps, il ne veut pas renier son histoire, et donc Francine. Ensuite, il est mort prématurément, et on n’a pas pu savoir si ces amants d’exception allaient pouvoir sortir de la clandestinité, c’est-à-dire si Albert Camus allait se sentir un jour libre de sortir du silence Maria Casarès.
Puis vint le prix Nobel de littérature, et à sa suite curieusement Albert Camus se sentit déprimé, et voulut retrouver de la solitude. L’amour entre lui et Maria Casarès, on sent à travers les lettres qu’il devient moins sexuel, plus tendre, et infiniment plus une communion de deux êtres qui se savent inséparables, deux camarades qui marchent ensemble toujours, sentent les mêmes choses même séparés. Un amour bien sûr heureux de se retrouver dans la chair, mais est beaucoup plus que cela. Un détail est très important. Avec l’argent du prix Nobel, Albert Camus achète une maison dans le Lubéron, pas très loin de la maison de René Char avec lequel il est très ami. Il la retape, en fait un endroit poétique, où il retrouve les conditions pour écrire. Surtout, Francine sort de sa dépression, et se lance dans les invitations, les fêtes à la maison, comme si, enfin, elle était chez elle, et que c’était ça, le paiement de la dette qu’il lui devait. Payée avec le prix Nobel. Dans des lettres, Albert Camus se dit très dérangé par les réceptions de Francine ! Il s’évade par l’écriture des lettres à Maria Casarès de cette vie de couple normal bien installé dans une belle maison comme celle qu’habite René Char. Lui, pendant que Francine a une maison, il est en train d’écrire… « Le premier homme ». En apparence dédié à son père, qu’il retrouve, alors qu’il ne l’a pas connu ! On pourrait imaginer que cette maison a aussi du sens en regard de la tragédie de la mort de ce père à la Première Guerre mondiale, peu de temps après la naissance de son fils, et la pauvreté dans laquelle est restée la mère, d’où une sorte de réparation au nom du père par cette maison dans laquelle Francine, la mère des jumeaux, du garçon et de la fille, s’installe, en mère qui, tellement plus tard, voit revenir son mari qui assure une maison. Ce père étant aussi celui qui est parti ailleurs, mais autrefois sans avoir eu le temps de bâtir le lieu de vie de la famille, maintenant qu’il a réussi, avec l’argent du Nobel, c’est-à-dire aussi avec l’écriture qui a valu ce prix, à s’acquitter d’une dette du passé encore plus lointaine que celle due à Francine depuis l’histoire algéroise de Camus, peut-il lui aussi commencer à se permettre de partir ? Le titre est étrange, pour parler d’un père ! Pourquoi le « premier » homme ? Cela reste une énigme. A moins de penser que Maria Casarès a beaucoup compté pour l’écriture d’Albert Camus, comme étroitement liée au soleil de l’Algérie, à sa lumière, sa chaleur, son ciel bleu, la mer, le Sud, comme elle-même vient du Sud. Cela s’entend tellement dans les lettres. Alors, le prix Nobel pour cette écriture, c’est à Maria Casarès qu’il le doit, et donc d’avoir pu acheter avec le prix reçu la maison. Mais plus encore, et en pensant à ce que dit Toni Morrison dans son « Discours de Stockholm » pour la réception de son propre prix Nobel de littérature, on pourrait dire que Maria Casarès, femme libre existant par elle-même à travers son art qui la mène sur tant de scènes dans le monde, lui a dit ce qu’était une femme, et alors, il a pu savoir ce qu’était un homme pouvant exister en tant qu’être humain homme libre, l’homme d’écriture, celui qui s’échappe de la vie d’homme normal qui avec sa femme vit dans un monde organisé selon une économie de la sexualité. Alors, après le prix Nobel, Albert Camus peut écrire « Le premier homme », dans cette maison, le meilleur de ses livres, même si l’accident mortel le laissa un peu inachevé. Le premier homme, le premier être humain homme vivant librement, c’est lui, l’homme d’écriture qui a réussi à écrire ce livre. Alors, le fils peut rejoindre son père en tant que celui qui a quitté le lieu familial œdipien, la maison. Peut-être était-ce cela, le sens, que la mort a empêché de rendre visible, de le sortir de la clandestinité et du silence ?
Camus : « A mesure que les années ont passé, j’ai perdu mes racines, au lieu de m’en créer, sauf une, toi, qui es ma source vivante, la seule chose qui aujourd’hui me rattache au monde réel. Quand je t’imagine loin ou perdue, je me mets à dériver, inutile, sans but ni direction, je perds mon poids et, il me semble, jusqu’à mon corps même… Toi seule es fixe, toi seule m’emplis… tu es ma vie, avec la création que je sers si mal parfois, mais qui reste avec toi la chair de mon esprit. Ne doute pas de cela, ni de ton fidèle compagnon. Je t’aime, mieux et plus qu’avant… Je t’en prie, chérie, fais-moi un signe, je souffre de solitude, de privation, j’ai besoin de ton amour comme de l’air que je respire. » (Lundi 21 juillet 1958)
Camus : « Moi, je me suis toujours refusé à l’idée de mourir informe. Et pourtant… Sinon informe, il faudra mourir obscur en soi-même, dispersé, - non pas serré comme la forte gerbe d’épis mûrs mais délié et les grains répandus. A moins du miracle, et que le nouvel homme naisse » ! (20 août 1959). La naissance du nouvel homme : le premier homme ? Et la forte gerbe d’épis, les grains, cela ne rappelle-t-il pas certains poèmes de René Char, par exemple « Fenaisons », et donc d’amour ? Et, dans la lettre du 8 décembre 1959 : « … tu es ma divinité tutélaire, ma protectrice et mon amante ». Et dans la lettre du 4 décembre 1959 : « Quand le temps viendra, il faudra nous retirer dans un beau lieu et vivre enfin des jours de travail et de tendresse. Mais d’ici là, je ne doute pas de mon constant, reconnaissant, vigoureux amour ». Dans sa lettre du 8 août 1956, Albert Camus évoque sa mère : « Et puis il y a en moi pour ma mère un grand amour malheureux… Malheureux, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je ne peux pas lui parler, à cause de tout ce qui en moi lui est étranger, à cause de cette solitude où elle semble vivre et où je ne peux la rejoindre ». « Mais nous ne sommes pas bâtis sur le modèle commun et il n’est peut-être pas possible que nous ayons le destin de tout le monde » (27 juillet 1949).
Maria Casarès : « Comment fais-tu pour me bouleverser sans cesse ? Il y a le talent, bien sûr ; il y a aussi l’amour ; mais tout de même, il faut une sacrée richesse, une prodigieuse générosité, une infinie capacité de cœur pour trouver la science de se servir perpétuellement des sentiments de l’amour et du génie de l’esprit. Comment veux-tu que je m’habitue en douze malheureuses années à tant de trésors, à un visage toujours renaissant, à la vie même ? » (Vendredi 10 août 1956). « J’ai rarement rencontré quelqu’un qui ait un besoin vital de soleil comme toi ! » (31 janvier 1950). « Je t’aime comme je vis ». (13 septembre 1949). « … et pourquoi, enfin, un manque arrive-t-il à me rendre heureuse ? Pourquoi, en partant, as-tu mis une vie toute remuante en moi, comme un enfant que je porterais et dont je me sentirais si fière… Et pourtant, tout est contre nous, tout… » (30 décembre 1948).
Alice Granger Guitard
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