Collection Points, Texte original et translation en français moderne, Préface de Guy Demerson
mardi 21 février 2012 par Alice GrangerPour imprimer
Quel os faut-il briser pour en extraire la substantifique moelle ? La réponse à cette question s’entend au fil de la lecture de ce texte plus que jamais révolutionnaire et actuel de François Rabelais, Gargantua. Je pars à la redécouverte émerveillée de ce texte que nous avons tous étudié à l’école mais si peu compris. Je commence cette analyse d’un texte à recevoir plus que jamais en transmission par une impression d’ensemble, avant de le lire phrase après phrase, tellement chacune d’elles est saisissante d’une vérité très dérangeante pour le conformisme dont le but est de créer des êtres passifs donc rentables.
Il s’agit de la naissance, de l’éducation, et de la vie d’un garçon, d’un fils. A l’heure où les entrailles de la mère sont si sacralisées qu’elles se posent en paradigme de la vie après la naissance avec un père complice s’intériorisant en elles pour en éterniser la fonction, voici un garçon qui naît de l’oreille de sa mère, c’est-à-dire d’une mère qui entend quelque chose de précis, et lâche prise comme disant à l’enfant né, « Fais ce que tu voudras », ce principe du libre arbitre institué dans l’abbaye de Thélème par Frère Jean. Ensuite, c’est le père qui entraîne le fils dans l’aventure risquée et renouvelée de la vie batailleuse et libre. La mère a entendu qu’elle n’a pas à continuer à faire croire que son garçon est encore dans son ventre, que toute sa vie doit être cadrée et encadrée en permanence par le conformisme de l’époque de Rabelais ou d’aujourd’hui, un conformisme qui serait à reconduire de manière bien obéissante.
En matière d’éducation, dans le texte de Rabelais s’opposent la Sorbonne et le Collège de France fondé par François 1er, c’est-à-dire entre ce qu’on appellerait aujourd’hui le formatage d’êtres rendus très obéissants et la prise de liberté en s’intéressant à d’autres choses jugées hérétiques par la pensée dominante. La très grande soif d’autre chose passe par le refus des bonnes choses présentées, un autre temps ouvert à d’autres nourritures, boissons, jouissances, savoirs, commence par un rien faire, par une sorte d’état d’abandon, de sauvagerie, par cette sensation naissante d’un lâcher prise dont le corps abandonné prend acte. Rien d’un corps sous les regards en permanence ! La bataille incessante, défensive, immunitaire, pour faire dominer la vie en train de se vivre, mais sans jamais éliminer l’ennemi, est aussi un trait essentiel de ce texte extraordinaire. Les autres, avec leur corps abandonné à la vie, sont aussi sur terre, aucun abri ne me fait faire l’économie de me confronter à lui et d’avoir à tolérer sa vie en lui faisant admettre la mienne.
Quel os briser ? La mère et le père du garçon Gargantua sont tout à fait révolutionnaires en comparaison des parents d’aujourd’hui qui se lancent aveuglement dans la « sorbonnisation » de leurs enfants, c’est-à-dire dans la circonvention totale par tout ce qui est présenté dans notre monde comme bon pour eux et dans la protection contre tout ce qui est désigné comme mauvais c’est-à-dire hérétique. Jamais l’enfant n’est lâché, pour son bien naturellement, mais dans le cas de Gargantua c’est le contraire ! La circonvention par les bonnes choses, les bons savoirs, les bonnes influences, la science, le conformisme, tout cela fait, mine de rien… ventre ! Aucune chance que l’enfant laissé à lui-même, à sa vie à vivre, puisse s’intéresser à quelque chose que ses parents imbibés des diktats adéquates auraient éliminés.
Or, le statut du corps du jeune Gargantua est radicalement différent. Corps laissé à lui-même. Cordon ombilical coupé. Voilà l’os brisé ! Alors, la substantifique moelle de la vie à vivre est libérée ! Le « Fais ce que tu voudras ! », cela ne sera en rien facile, car la confrontation sera incessante avec les ennemis, c’est-à-dire les autres. La domination devra être celle de la vie en train de se vivre, celle de chaque être singulier, et la guerre défensive se fera contre les goûts de pouvoir, de possession, de puissance et de narcissisme. Jamais la guerre défensive n’éliminera l’être humain singulier qui existe dans chaque ennemi, elle empêchera seulement que vainque le goût du pouvoir, de la possession de territoire, et de l’invasion de la pensée par la pensée dominante.
Le jeune Gargantua sent tout de suite que le monde du dehors n’est pas de tout repos, et cette sensation d’un réel qui secoue à chaque instant introduit un sens nouveau de l’expérience du martyr. Ce n’est pas quelque chose de subi, c’est au contraire la sensation de la rupture du cordon, la sensation de la mise dehors. C’est là que la notion de religion, chez Rabelais, se transforme radicalement, lui qui commence par devenir prêtre franciscain, puis médecin et écrivain. L’étymologie du mot « religion » se rattache au latin « religare », au fait de se relier, et au latin « relegere » c’est-à-dire relire. La religion dans la bonne norme de la Sorbonne impose de se relier, d’être relié mais comme si ce cordon ombilical n’était jamais rompu, comme si tout autour cela continuait à s’occuper des êtres humains reliés, en religion. Rabelais invente un autre sens pour la religion, dans lequel s’entend la coupure, le fait que pour se re-lier, il faut d’abord ne plus être lié en relisant la coupure, il faut sentir cette chute, cette béance, cet abandon. Il invente de se relier au réel qui s’ouvre après la rupture du lien originaire, d’apprendre à mener une guerre défensive, immunitaire, pour se relier à des choses venant d’ailleurs, à du renouvellement incessant, et pour ce faire, il faut d’abord se délier, rompre, sortir, renoncer. C’est pour cela que la figure du moine Frère Jean est si emblématique : il prône le droit à l’ignorance, le devoir de résister à l’envahissement des choses préparées auxquelles pour votre bon épanouissement vous devriez vous relier, il revendique un statut de liberté pour le corps et le cerveau, le goût de boire au jus des fruits d’une vigne nouvelle.
Tout commence donc pour ce garçon Gargantua par la résistance, rien de ce qui est préparé pour lui ne l’intéresse. Son corps, sous les yeux des lecteurs, échappe littéralement au ventre extérieur qui voudrait s’emparer de lui. Corps livré à lui-même. Très audacieux, aujourd’hui, alors que les corps dès la naissance sont circonvenus de partout par tout ce que la science a produit de bon pour eux, et idem pour leur éveil, leur éducation, et leur réussite ultérieure. Gargantua incarne un statut très nouveau du corps, qui commence à vivre de l’intérieur, se faisant une image de lui-même par la prodigieuse naissante découverte offerte par les sens, et dont l’énormité époustouflante imprime une impression de gigantisme à ce corps qui découvre la liste infinie des objets du dehors mais d’une manière déjà éduquée puisqu’il ne lui viendrait jamais l’idée de manger des pierres, donc son oralité s’éveille dans le sillage de ce que les autres avant lui mangent. C’est vraiment géant, cette enflure par l’entrée des sensations si nouvelles dans le corps à la suite de la coupure de la naissance. Le corps devient à la mesure des nouvelles expériences sensorielles venues du dehors, c’est-à-dire un tout autre contenant que la matrice maternelle, laquelle était exiguë et limité alors que le dehors de la vie est infini.
La guerre défensive de Rabelais, cette substantifique moelle, est évidemment littéraire. Non seulement il la livre pour lui-même, en vivant, et sa vie riche en bifurcations au rythme des influences des figures de l’humanisme qui rompent avec le conformisme de la Sorbonne en témoigne, mais il jette par son œuvre-témoignage un pont vers les lecteurs pour les engager à pareille insurrection incessante contre ce conformisme qui est plus urgente que jamais. On pourrait dire que Rabelais nous offre une orientation très révolutionnaire à ces droits de l’homme que nous invoquons tant et défendons si peu parce que nous n’avons pas compris d’où part la liberté.
Faire naître son enfant par l’oreille n’est sans doute pas à la portée des mères si parfaites d’aujourd’hui. L’esprit scientifique va immédiatement ricaner : naître par l’oreille, mais comment on va croire cette connerie, c’est de la mythologie ! Non ! La mère qui accouche par l’oreille en même temps que ses entrailles se vident de son fœtus a entendu une chose si évidente qu’on passe son temps à la dénier et à la falsifier parce que ça profite tellement aux marchés financiers qui planifient, créent et anticipent tous les besoins : elle a entendu que la vie libre du nouvel être qui arrive sur terre parmi les autres doit être séparée, doit se sentir vraiment dehors, abandonnée au réel du dehors et à la confrontation aux autres qui étaient absents de la vie intra-utérine. C’est un don de vie, de la part de la mère qui accouche par l’oreille : elle entend que ce qu’elle peut faire de mieux pour son enfant, c’est d’inscrire la séparation. « Fais ce que tu voudras », et non pas « Fais ce que je voudrais, ce que me dicte le conformisme ambiant, ce qu’ordonnent les Sorbonnistes ». Casser l’os. Casser le moule. Casser la matrice.
Dehors, Gargantua est donc un géant, tellement ses sensations, par les cinq sens, éclosent avec la liste infinie des objets, et celle des autres humains. Bien sûr, Rabelais s’inspire des géants du folklore, mais l’éclosion naissante de chacun des sens ne donne-t-elle un vécu corporel gigantesque : corps naissant vécu de l’intérieur comme gigantesque tellement l’activité des sens s’épanouit dans la nouveauté radicale du dehors non circonvenu ? Le gigantisme de Gargantua ne serait-il pas celui du corps naissant vécu de l’intérieur de ses expériences sensorielles très nouvelles ?
Lorsqu’on parcourt la très intéressante préface de Guy Demerson, rappelant dans quel contexte historique la formation et la vie de Rabelais s’est inscrite, on comprend mieux. Une époque de très grande ouverture à autre chose, découverte de l’Amérique, éclosion de la pensée humaniste, Charles-Quint, la Réforme, Le Collège de France contre la Sorbonne, Copernic, développement de l’anatomie, etc., bref un formidable vivier de subversion ! La soif de savoir du jeune Rabelais, dans le sillage d’humanistes comme Erasme, que Rabelais considère comme son père spirituel, ouvre une révolutionnaire brèche dans les études de théologie, de droits et d’histoire par un retour aux textes anciens. Il faut confronter cette soif rabelaisienne de savoir à l’ouverture que lui offre son époque grâce aux humanistes. Cet humanisme qui, par exemple, ose dire que les dogmes sont d’origine humaine, et qu’il faut revenir au texte original des Ecritures.
C’est très intéressant, ce retour des textes anciens ! Il implique le refus que des « intermédiaires » très savants donnent la becquée aux petits en imposant leur sélection, leur interprétation, et surtout en sous-estimant ces petits naissants qui ne seraient pas capables d’aller lire eux-mêmes, en s’aidant de chaque texte qui s’est écrit dans le temps. C’est une chose de lire la version rectifiée et pré-digérée offerte par le conformisme très intéressé, nos actuels Sorbonnistes, et c’est tout autre chose que d’aller aux textes eux-mêmes, ceux qui ont été écrits au fil du temps, en s’aidant de ce que des lecteurs en ont pensé et écrit au fil de ce même temps, ceci dans une confrontation et une estime incessante. Donc, ce retour aux textes anciens qui se fait par les humanistes a été sans doute très formateur dans l’enfance de Rabelais. C’est pour cela qu’il sera capable de bifurquer, de prêtre franciscain il deviendra médecin et écrivain. C’est l’époque de la première édition de la Bible polyglotte, du Concordat entre le roi et le pape qui permettra que François 1er nomme abbé et évêque Geoffroy d’Estissac, un humaniste protecteur des lettrés et futur ami de Rabelais, de L’Utopie, de Thomas More, de la Réforme avec Luther, puis de l’aventure de Magellan. L’époque abonde en ferments nouveaux, en ouvertures, en audaces, en activité humanistes. Le père de Rabelais confie son fils extrêmement studieux au couvent des Cordeliers parce qu’il craint de ne pas avoir les moyens de lui fournir des études au niveau de sa soif. Au couvent, la soif d’étudier de Rabelais est incroyable. C’est comme cela qu’il est remarqué par des conseillers de François 1er. La Sorbonne s’alarme à la suite du commentaire d’Erasme sur le texte grec des Evangiles, et tente d’interdire l’étude du grec en faisant passer cette activité pour hérétique. Le jeune Rabelais a la chance de faire de bonnes rencontres. Un prélat humaniste l’accueille comme précepteur de son neveu et compagnon de ses tournées d’inspection de ses abbayes. Puis Paracelse fait à Bâle ses conférences sur la nouvelle médecine. L’année d’après, Rabelais commence ses études de médecine. Vous voyez comment Rabelais est capable de bifurquer dans le sillage de rencontres, de conférences sur la nouvelle médecine, d’œuvres d’humanistes. Baltazar Castiglione publie Le Courtisan. Il fait sentir l’importance de la richesse en éclosion dans les années de formation de Rabelais pour entendre la substantifique moelle de l’œuvre de cet auteur dans son actualité très dérangeante. Rabelais est nommé médecin à l’hôpital. Son Pantagruel est, bien sûr, condamné par la Sorbonne, ce serait un livre obscène. Découverte du Canada par Jacques Cartier. Les humanistes s’inquiètent de la politique belliqueuse de Charles-Quint. Cette figure sera importante pour fabriquer le personnage de Picrochole, et la guerre qu’il engage. Rabelais n’écrit pas à partir de rien. Il s’inspire de la gigantesque ouverture de son époque, en particulier les années de sa formation, et contre la fermeture conformiste des Sorbonnistes et de la Réforme de Luther et de Calvin, il est d’emblée pluridisciplinaire, il ne se prive de rien, il est habité d’une formidable soif.
Le personnage de Charles-Quint, qui veut dominer, gagner, étendre son territoire, tuer ses ennemis, fait advenir à l’entendement de Rabelais que la guerre doit être seulement défensive, immunitaire, et non pas homicide. En fin de compte, François 1er finira par signer un pacte avec Charles-Quint… et demandera aux humanistes d’être plus prudents, même avec la Réforme ! Toujours cette idée de ne pas tuer l’ennemi ! Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de faire dominer la vie en train de se vivre, qui bifurque, qui touche à tout. Médecin l’été, réputation de célèbre anatomiste, il a d’autres activités l’hiver. Copernic et la révolution du système solaire. L’instruction de Rabelais, après la mort de François 1er, fait que son œuvre est d’une absolue perversité, pour un moine de Fontevrault. Calvin l’attaque aussi.
Le retour des textes anciens, n’est-ce pas aussi autre chose que le retour du grec et de l’hébreu ? Retour des premiers textes, ceux que le corps par ses sens naissants lit dans le monde extérieur à la seconde même où il y est abandonné par une mère qui le fait naître par son oreille, c’est-à-dire une mère qui entend pour elle-même les sons de ce dehors où la vie se vit ? Les textes anciens ne sont-ils pas aussi ceux qui se sont imprimés de manière indélébile dans les premiers temps de l’expérience naissante des sens ? Une expérience naissante de l’éclosion, de l’épanouissement du corps et du cerveau dans lequel s’impriment ces sensations dépaysantes et invitantes en créant de l’intérieur un corps nouveau, une expérience qui doit rester active à chaque seconde de toute la vie humaine ?
Suivons maintenant pas à pas le texte, « La vie treshorrificque du Grand Gargantua pere de Pantagruel ». L’invitation à ne pas se laisser miner et consommer par le deuil est faite d’emblée aux lecteurs ! Le deuil, ce serait perdre la possibilité d’une géante éclosion dans la profusion du dehors, en se laissant être consommé par le goût lucratif et facile du pouvoir et l’exercice narcissique des Sorbonnistes de tous temps. Le deuil c’est-à-dire se replier dans le souvenir comme si rien de nouveau ne pouvait être à la hauteur de ce qui est perdu, ce serait accepter d’être en puissance déjà vécu par ceux qui nous imposent ce qui est bien pour nous, balisant toute notre vie. Rabelais nous invite à nous dépouiller de toute affection, de ne pas se laisser séduire par les bonnes mains qui voudraient tout nous faciliter en nous aveuglant sur leur énorme goût pour la toute-puissance et le narcissisme. Rire, au contraire, de l’incessante nouveauté du dehors, non séductrice, révolutionnaire comme Copernic. « Pource que rire est le propre de l’homme. » « Dépouillez-vous de toute passion/ Et, en lisant, ne soyez pas scandalisés./ Il ne contient ni mal ni corruption. » Et il répète : « Parce que le rire est le propre de l’homme. » Le dehors, ce retour des textes anciens, dans la rupture des liens passionnels avec ceux qui prétendent faire votre bien et votre vie, n’est ni le mal, ni la corruption, ce n’est pas l’hérésie que dénonce la Sorbonne qui craint tant de perdre son hégémonie et son pouvoir de formater les cerveaux obéissants tel un ventre intellectuel.
Le Prologue interpelle les lecteurs comme des buveurs très illustres, il s’adresse à notre soif désobéissante. Un texte ancien, Le Banquet de Platon, fait retour tout de suite, comme par provocation. Il invite, à travers le personnage de Socrate, à ne pas se fier à l’image que les autres nous renvoient de notre corps, de nous-mêmes. Les autres peuvent nous humilier en disant que nous sommes, comme Socrate, petits et laids, et, sans doute, pour nous venir en aide, pauvres que nous sommes, nous proposer les remèdes empoisonneurs qui sont apparemment dans les petites boîtes des apothicaires. Si nous croyions à ces tares que nous renvoient ceux du dehors qui savent ce que nous sommes avant nous, c’est-à-dire des êtres déficients qui avons tant besoin de leur savoir que nous leur greffons avec naïveté leur toute-puissance narcissique promesse de lucre, nous acceptons la passion d’être assujettis. Or, Rabelais nous prévient d’emblée qu’il ne faut pas croire à ce genre de remèdes, au contraire il faut rire avec les figures amusantes peintes sur ces boîtes, des harpies, des silènes, des lièvres cornus, des boucs volants, etc. Bref, il nous invite à voir déformés les gens du dehors, harpies, boucs volants, à s’en jouer, à en rire. Alors, à l’intérieur des boîtes, on découvre de fines drogues, le baume, l’ambre gris, le musc, les pierreries. A l’intérieur des boîtes de nouveauté posées sur les rayons du dehors apothicaire, se trouvent d’autres sortes de remèdes, ceux qui font rire d’être jetés dans la vie, d’être coupés de l’abri matriciel, et rire de la gigantesque surprise qui s’ouvre. « Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme plus qu’humaine, une force d’âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité, une parfaite fermeté, un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains s’appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer. » Bigre ! Ce n’est rien moins que trouver la substantifique moelle en brisant l’os qu’est la boîte si on la regarde comme symbole de la matrice remédiant à tout. Le symbole est un contenant brisé. Le symbole est l’os brisé d’où est extraite la substantifique moelle ! Magnifique coup d’envoi ! Le chien tient avec ferveur l’os, et le brise avec passion ! Ne jamais lâcher l’os, lorsqu’on l’a trouvé ! Rabelais prône de même le retour des beaux livres, à briser par une lecture attentive et réfléchie, afin d’accéder à « d’horrifiques mystères », et d’entendre de manière très différente la religion, la situation politique et la gestion des affaires.
Elle est très belle, la généalogie subvertie de Gargantua ! Rabelais ironise d’abord en rappelant que certains, croyant être à l’abri d’une généalogie royale et princière, descendent de « quelques porteurs de reliquailles ou portefaix », et que des gueux de l’hospice ont pour descendants de grands rois et empereurs. Bref, rien n’est sûr de ce qui semble certain ! On n’est pas à l’abri ! Un descendant de gueux peut débouler et l’abri du descendant de roi en être brisé ! Avec Gargantua, c’est d’une autre lignée qu’il s’agit : celle des géants ! C’est-à-dire d’un statut très différent du corps. Un corps dehors pour lequel c’est véritablement géant de vivre de l’intérieur cette éclosion des sens ! Corps habité d’une avidité naissante prodigieuse, royale, princière, impérieuse. On sent bien qu’il s’agit d’une autre généalogie. Une généalogie des corps naissants. Des corps abandonnés à la vie. C’est ainsi que, selon Rabelais, la généalogie de Gargantua est trouvée dans un pré, près d’un gobelet « autour duquel était écrit en lettres étrusques : ICI L’ON BOIT. » La généalogie est écrite sur un livret en écorce d’ormeau, très altérée, illogique, énigmatique, presque une impossibilité de remonter vers les origines. Finalement, l’énigmatique poème généalogique s’achève ainsi : « on pourrait sans retard/Ficeler tout le sac aux abus. » Le sac ! Ne pas être retenu dans le sac originaire : une généalogie qui commence par le ficelage du sac aux abus, par une impossibilité d’y remonter, comme l’enfant ne peut remonter ni au ventre ni dans l’abri d’origines dorées.
Le père de Gargantua, Grandgousier, est un sacré bon vivant. Saute aux yeux le statut d’un corps en train de jouir des merveilles du dehors, tout à cette vie, entre boire et manger, dans une sorte d’exubérance, de démesure qui laisse entendre l’infini de l’expérience du corps en situation de vie. C’est à l’infini que se proposent à lui les jambons, viandes, saucisses, etc. Gargamelle, la fille qu’il épouse, et comme lui douée pour la vie, ils frottent « joyeusement leur lard, tellement qu’elle se trouva grosse d’un beau fils qu’elle porta jusqu’au onzième mois. » Le portrait de Gargamelle est très important, et on comprend pourquoi elle accouchera de son garçon par l’oreille : c’est une femme qui se laisse conduire par un inextinguible désir de profiter des expériences de la vie pour elle-même, y compris les sexuelles. C’est ainsi que pas même la grossesse, ni le veuvage en cet état, ne sauraient les convaincre de sacrifier cette vie en train de se vivre au gré des occasions. « Ainsi, Julie, fille de l’empereur Octave Auguste, ne s’abandonnait à ses tambourineurs que quand elle se sentait grosse, de la même façon que le navire ne reçoit son pilote que lorsqu’on l’a calfaté et chargé. » On voudrait blâmer ce genre de femmes ? Rabelais rétorque : « … elles sont, elles, des femmes qui saisissent par le bon bout les beaux et joyeux petits droits de superfétation. » Bref, ce n’est pas parce qu’elle est en gestation qu’une femme cesse de vivre pour elle-même, d’une vie absolument différente de celle de l’enfant en route, avec un corps absolument séparé alors même qu’il abrite un être en formation, qui sortira un jour afin de vivre sa vie. Ce portrait d’une femme en gestation par Rabelais est très audacieux, très révolutionnaire, il bouscule le devenir mère d’aujourd’hui qui semble si sacrificiel, comme si alors les femmes devaient carrément oublier leur vie d’avant. Là, au contraire, on a l’impression que c’est au moment où elle est grosse que la femme tient à particulièrement affirmer son désir de vivre sa vie, de ne pas y renoncer, la campant en personnage imprimant cette vérité : ce qui est sacré, impératif, c’est de vivre sa vie, c’est de ne pas la déléguer dans un descendant aussitôt qu’il est en route en soi. Comment ce descendant en route en soi pourrait-il sauter dehors pour y vivre, y réussir sa vie, en faisant ce qu’il voudra et non pas ce qu’on voudra qu’il fasse pour son bien, s’il n’a pas l’exemple de sa mère en train de vivre la sienne, singulière, en train de ne jamais y renoncer. Une mère sacrificielle, au contraire, fera de son enfant l’annonceur de sa mort, il incarnera la fin de la vie singulière de cette femme qui est derrière la mère, il ne verra plus que la mère et non pas qui elle est en train de vivre sa vie, bref quelque chose de mortifère planera sur tout ça en prenant le visage trompeur de la vie. L’enfant ne pourra jamais vraiment s’abandonner à sa vie si sa mère ne l’a pas abandonné au dehors et ses prodigieuses possibilités en vivant sa vie.
Gargamelle s’est tellement empiffrée de tripes que le fondement lui échappe ! Vous voyez qu’elle mange à l’excès, c’est-à-dire qu’elle prend le risque d’en être malade, et plus encore le risque que cela expulse l’enfant hors d’elle. Dans cette orgie de tripes, on surprend presque le désir de se débarrasser de ce qu’il y a en trop dans son ventre. Elle s’est empiffrée, au onzième mois de grossesse, pour tout mettre dehors par le fondement ! Il est l’heure de ne plus prendre soin de l’hôte qui est dans sa matrice ! Elle mange en ne tenant plus compte de lui. Elle s’en débarrasse en mangeant. Elle est infanticide au moment-même où elle sent que la vie de cet enfant, c’est dehors désormais. En dépit des remontrances de son mari « elle en mangea seize muids, deux baquets et si pots. Oh ! la belle matière fécale qui devait boursoufler en elle ! » Matière fécale, fœtus, boursouflure… Pression vers la sortie. De l’intérieur d’elle-même, cette femme sent ce fœtus prendre le statut de déchet à éliminer par le fondement : du point de vue du temps de gestation, il n’est plus que ça. Tandis que quelqu’un d’autre va naître. Se produit une altération du fœtus en déchet, une chute. La suite est logique : pour expulser il faut d’abord danser, en rigolant. Y compris la femme au terme de sa gestation… On voit la scène ! Sur l’herbe drue, « ils dansèrent au son de joyeux flageolets et de douces cornemuses, de si bon cœur que c’est un passe-temps céleste que de les voir ainsi se rigoler. » On dirait que tout le monde s’y met pour accompagner Gargamelle en train de sauter pour expulser, comme si cette danse collective était déjà en train de guetter l’être humain qui est sur le point d’être jeté sur terre parmi les humains déjà là. Puis tout ce monde se remet à manger et à boire : « Je bois pour les soifs de demain. Je bois éternellement. » Soif de vivre ! Boire « comme une terre privée d’eau. » Allusion au Psaume : « L’âme du pénitent se dessèche comme une terre aride. » Il s’agit d’un acte « obligeant la soif à comparaître. » Obligeant la soif de vivre à comparaître. Dès que l’enfant est né, par l’oreille de sa mère, bien sûr il crie : « A boire ! », comme s’il invitait en même temps tout le monde à boire… Si bien que son père Grandgousier eut envie de dire à son fils nouveau-né : quel grand gosier tu as ! D’où son nom : Gargantua !
C’est sûr que la soif du garçon jeté dans la vie est gigantesque : face à lui, il y a aussi de gigantesques possibilités. La démesure seule rend compte de la soif qui se fait corps naissant. Une seule nourrice ne saurait suffire à l’allaitement, ni la mère.
Le corps vécu étant forcément démesuré, se sculptant de l’intérieur au rythme de l’expansion de l’expérience des sens dans la nouveauté radicale du dehors, il ne correspond pas du tout à ce que voit de lui le regard qui a déjà anticipé tous ses besoins, de la nourriture, des soins, de l’éveil, de l’éducation jusqu’aux trucs pour réussir. Aucun vêtement tout prêt, supposé aller à tout le monde dans une perspective de traitement de masse de l’humain depuis le berceau, ne peut aller au nouveau-né Gargantua. Son corps est subjectif, il s’habille en fonction de l’intelligence de sa différence qu’ont ceux qui le voient. Ainsi, ceux qui le voient se rendent compte qu’il lui faut des vêtements à sa mesure, c’est-à-dire à sa démesure, en rompant avec tous les prêts à porter. La taille gigantesque de ses habits, et leur nombre, sont en proportion avec le gigantesque désir de Gargantua d’imposer son corps différent, se vivant de l’intérieur de ses expériences sensorielles que personne du dehors ne saurait baliser, anticiper, rétrécir. C’est véritablement géant. Et le corps de ces expériences sensorielles est géant. Ce corps-là ne correspond pas du tout au corps du bébé garçon totalement anticipé, pris en mains, circonvenu, bridé. Le corps de Gargantua est géant par la force de son désir d’échapper au corps déjà écrit. On est obligé de lui confectionner des habits à sa taille ! C’est lui qui a la main. « Pour ses gants, on mis en œuvre seize peaux de lutins et trois de loups-garous, pour leurs broderies. » Tissus précieux, animaux fantastiques, pierreries, bijoux, etc. Rien n’est trop beau pour cet être au monde dont les expériences naissances sont fabuleuses, luxueuses, démesurées.
Pour signifier que « son fils lui apportait une joie céleste », Grandgousier choisit pour couleurs de Gargantua le blanc (signifiant joie, plaisir, délice, jouissance) et le bleu (choses célestes). Choix de couleurs qui inscrit la non concurrence entre le père et le fils. Le fils qui arrive, s’il a à vivre sa vie au sens fort du terme dans le monde dans lequel il est jeté sans que son père ait à tout lui anticiper, si ses expériences naissantes, de désir et de jouissance, sont toujours premières, ne signifie plus la mort de son père, celui-ci n’est plus mis en demeure de se déléguer dans le plus jeune selon un parricide naturel. Voici un fils en train de commencer à vivre sa vie qui ne signifie pas le début de la mort de son père. Le père et le fils, du point de vue de la vie en train de se vivre, sont à un même niveau, ils sont en train de vivre sur la terre. Ils ne sont pas en concurrence, le père n’est pas un mort-vivant dès lors que son fils apparaît et est censé être tout mieux que lui. Gargantua apporte la joie céleste à son père. Il n’y a aucun parricide entre eux, ni, donc, de fillicide, ni d’homicide. Il n’y a plus cette idée du jeune qui signifie la mort du vieux, la table rase, le ranger des voitures. Dehors, la vie est toujours en train de se vivre, le corps s’aventure sans cesse dans une aventure naissante, à chaque fois c’est la première fois, c’est la découverte, la bifurcation, le gigantisme du miracle des sens, de l’interactivité corps-extérieur par les stimulis. « Qui vous pousse ? Qui vous aiguillonne ? » Rabelais s’insurge contre les significations toutes faites, donc imposées de l’extérieur. Il résiste à l’esprit médiéval. Pour lui, le blanc ne signifie pas foi mais joie, plaisir, délice : virginité des expériences sensorielles et de l’oralité, boire et manger, non pas une anticipation qui place des personnes savantes entre l’enfant et ces expériences. Gargantua devrait avoir foi dans ces choses qu’on lui anticipe ? Mais non ! Gargantua se fie à la joie gigantesque du corps qui éclôt par ses sens, au plaisir à la fois oral et sensitif, au délice, à la jouissance, son corps au monde est sa boussole, mais ceci d’une manière déjà éduquée puisque ce corps se lance dans le sillage des autres corps qui ne jouissent pas dans le désordre mais avec une liste certes infinie mais choisie d’objets. Gargantua, dans cette listes impressionnante de choses, s’habille par exemple de vêtements très beaux parfaitement définis du point de vue culturel. Il ne se vêt pas de peaux de bêtes, on est dans le raffinement alors même que la paillardise semble être la signature rabelaisienne, ceci juste pour défier la propreté conformiste des corps bien policés ! Qu’il est actuel, ce monde qui « composerait ses devises en se réglant sur ses stupides instructions. » Rabelais ne supporte pas la fermeture de l’esprit médiéval, il le fait voler en éclat en faisant revenir les textes anciens dans le sillage humaniste où l’exercice de la pensée est vif, non figé. Nous aussi, à une époque où les faramineux progrès scientifiques et technologiques nous font croire que nous vivons dans un monde qui nous offre désormais tout ce dont nous avons besoin, désirons d’urgence échapper à ce formatage qui nous réduit à un corps du besoin totalement anticipé, vécu, obéissant, calculé. L’esprit de résistance de Rabelais par rapport à l’esprit médiéval de son époque, qui s’exerce en allant lire des textes anciens, traditionnels, jugés hérétiques car ils stimulent la capacité de critique et de penser, doit être aussi le nôtre, lorsque la science joue tellement le rôle d’une religion.
Rabelais évoque Aristote et la logique pour avancer que le blanc symbolise la joie : si le noir signifie le deuil, dans un même ordre d’idée son contraire, le blanc, signifie la joie. « Cette signification n’a pas été décrétée arbitrairement par les hommes, mais acceptée d’un commun accord par ce que les philosophes appellent droit des gens, ce droit universel valable sous tous les cieux. » « … les gens de toutes les langues, quand ils veulent porter témoignage manifeste de leur tristesse, s’habillent de noir et que tout deuil se traduit par le noir. » La nuit n’est pas maléfique, donc ne donne pas la main à tous les défenseurs du mal tentant à partir de là de s’approprier le pouvoir, « Elle est noire et obscure par suite d’un manque. La lumière ne réjouit-elle pas toute nature ? » La lumière du dehors ! Les Evangiles, la Bible, l’histoire ancienne grecque et romaine, tous témoignent de cette lumière ! Les yeux naissants s’ouvrent, dehors, sur la lumière. Dans la matrice, il n’y avait pas encore la lumière. Rome fut construite à la suite de la découverte d’une truie blanche. « … nulle couleur ne pouvait mieux traduire la joie suscitée par leur entrée que la couleur blanche. » Aussi, blanc comme le lait. Pour les Grecs, les Gaulois sont blancs comme le lait qu’ils appellent Gala. Lecture d’Aristote, Xénophon, Galien, Cicéron, Tite-Live, etc., c’est-à-dire que Rabelais fait entrer le point de vue des prédécesseurs, il se place dans une lignée de vivants qui ont laissé leur avis, leur réflexion, leurs pensées, leurs écrits, leurs échanges, et ceci est très loin du rétrécissement par une pensée dominante s’appuyant sur la non possibilité de penser par soi-même dans le sillage d’autres qui ont fait de même. Rabelais ne tient pas compte des auteurs autorisés par l’esprit médiéval, il ne se laisse pas formater, circonvenir, au contraire il s’ouvre à l’infini des auteurs qui ont laissé leurs œuvres à la postérité.
C’est le père de Gargantua qui prend des dispositions pour l’éducation de son fils. Et ce père accomplit un acte qui est aux antipodes de notre époque si gestionnaire des corps depuis la naissance : il abandonne le corps de son fils à lui-même, c’est-à-dire à son statut dehors, où il commence à expérimenter de l’intérieur les découvertes sensorielles, en particulier celles de ses orifices, la jouissance qu’il en a. Des orifices corporels en train de s’érotiser, qui procurent de la jouissance, sans que personne ne prétende tout baliser, tout anticiper, tout gérer et bien sûr tout calculer. Manger, dormir, boire, c’est forcément gigantesque, c’est forcément démesuré, au temps naissant. C’est vécu de l’intérieur du corps, et en même temps l’inscription symbolique de ces expériences n’est pas confisquée, le corps n’est pas déjà parlé, il parle par lui-même. Aujourd’hui, avant même de naître, les corps sont parlés, anticipés. Le texte de Rabelais nous montre au contraire un corps naissant, enfant, adolescent, en train de jouir, avec la sensation que c’est géant et démesuré tellement c’est l’immensité du dehors qui saute au devant du nouvel être, boire, dormir, manger condense l’activité d’un corps qui se délimite ainsi. Il boit, il mange, mais il dort aussi, c’est lui-même qui décide des interruptions. Un corps qui a la main, qui n’est pas en mains. Que le père abandonne son fils à lui-même, à sa vie à vivre, s’écrit dans le fait qu’il peut se vautrer dans sa fange. De matière très intelligente, voici un père qui laisse son fils sentir avec son corps l’abandon, le fait qu’il n’y ait plus de mains savantes sur lui, il lui imprime la sensation d’une absence de formatage extérieur qui ferait de lui un corps parlé, une vie anticipée déjà écrite. L’intelligence de ce père parie sur la capacité de son fils à se sevrer, à s’aventurer vers d’autres choses. Ainsi, Gargantua va par exemple aimer courir après les papillons sur lesquels régnait son père. Bien sûr, ce garçon expérimente ses orifices, les découvre, en jouit, il pisse sur ses chaussures, chie sur sa chemise, se mouche dans ses manches, bref il s’agit d’une vraie découverte de son corps, telle que le corps totalement circonvenu, devancé, dans notre époque scientifique qui permet de tout calculer ne peut plus vivre. Ce que Rabelais décrit de cette sorte d’état sauvage du petit Gargantua, c’est l’état du corps laissé à lui-même, un corps qui commence à s’appartenir dans cet intervalle où rien ne cherche à le posséder, à lui faire vivre ce qui est prévu. Ce n’est pas une apologie du corps sauvage, qui pisse et chie sur lui-même, c’est juste l’écriture de l’abandon du corps à lui-même, l’écriture de l’acte de renoncement, de la part de l’entourage familial à la suite de ce père, d’un rôle propriétaire sur le corps de l’enfant qui arrive sur terre. On voit bien que cette sorte d’enfant sauvage, dans le texte de Rabelais, va se civiliser par des études passionnées, tout en gardant un corps qui lui appartient, le soif et le manger garderont cette marque de démesure signifiant à chaque instant que c’est lui qui décide, qui a le libre arbitre, et qui se sent sollicité par l’infini de ce que le dehors lui offre, bien sûr à boire et à manger, mais aussi à apprendre, à lire, un dehors où il peut aussi bifurquer. La curiosité de Gargantua commence par la jouissance de ses orifices, oralité, analité, et se poursuivra par une curiosité intellectuelle qui ne se laissera jamais rétrécir par l’esprit médiéval de la Sorbonne. Fais ce que tu voudras ! Après avoir brisé l’os, la substantifique moelle de la vie en train de se vivre, batailleuse, défensive, s’épanouira dans la joie et le plaisir, sans jamais être homicide pour les autres. « Les petits chiens de son père mangeaient dans son écuelle et, lui, mangeait avec eux, aussi bien. » « Ce petit paillard pelotait toujours ses gouvernantes, sens dessus dessous, sens devant derrière… et il commençait déjà à essayer sa braguette, que ses gouvernantes ornaient chaque jour de beaux bouquets… » « L’une l’appelait mon petit fausset, une autre mon épine, une autre ma branche de corail, une autre mon bonbon, mon bouchon, mon vilebrequin… » Ces femmes jouent le jeu du corps de ce garçon en train de se vivre dans la mesure et l’infini des possibilités de jouissances, et le sexuel en fait partie. Les gouvernantes participent à une communauté humaine terrestre qui laisse, dans le sillage du père, carte blanche au garçon pour explorer avec son corps l’infini des possibilités. Ces femmes font le contraire de se poser en limitatrices du destin d’un futur homme. Elles n’incarnent pas l’interdit, bien au contraire elles semblent attiser le désir du garçon. Ainsi, elles ne fixent pas sur elles ce désir. La vie en train de se vivre sensuellement, pour ce garçon qui s’invente de l’intérieur un corps infini, n’est en rien formatée par l’amour pour une mère qui sera le modèle éternel. Au contraire la série des femmes est infinie, elles-mêmes la relancent, comme une invitation à la vie. La vie invite, appelle, suscite. Le grand cheval de bois chevauché prépare à d’autres chevaux. Dans l’ouverture de la vie en train de se vivre, rien n’est déjà écrit, mais les possibilités et les bifurcations sont si nombreuses. Le corps du jeune Gargantua n’est jamais arrêté par une possibilité possessive et jalouse de jouissance qui prétendrait valoir toutes celles à venir. Aucune ne retient, telle une matrice. La jouissance, le plaisir, la joie, court en avant, dans l’ouverture qui advient par cette sensation d’avoir épuisé celle juste vécue, comme le fœtus tombe de son abri originaire lorsque ce temps-là s’achève. Cet incessant saut en avant, vers d’autres choses, des expérience nouvelles, après être allé jusqu’au bout de celles vécues, est symbolisé par les chevaux de bataille que Gargantua montre au sommet de la tour, dans sa chambre. On comprend qu’il inscrit ses jeux avec des chevaux jouets, joués jusqu’au sevrage, comme paradigmes de chaque expérience de la vie à jouer. De vrais chevaux de bataille. En ce sens que le garçon Gargantua a cette possibilité rarissime de jouer chaque jeu et chaque expérience sensorielle, orale, anale, chaque découverte, jusqu’au sevrage, jusqu’au détachement, jusqu’au fruit qui tombe de sa bogue qui ne sert plus à rien. C’est ça la bataille jusqu’à la victoire de l’ouverture sur d’autres choses.
Grandgousier est très fier de ce fils, de son intelligence, un fils avec lequel il peut boire la vie, un fils qu’il peut reconnaître comme autre, près duquel il sent une mêmeté du statut du corps se vivant de l’intérieur. Le fils raconte au père ses voluptés avec les filles : « … sa douceur soyeuse me procura une bien grande volupté au fondement… » Le corps que Gargantua raconte à son père garde trace de paillardise, d’analité, la peau est vivante, sans cesse suscitée voire griffée, les orifices sont toujours érotisés. En racontant, Gargantua fait naturellement des vers, tellement le rythme de la vie en train de se vivre rythme sa parole. C’est l’occasion pour Rabelais d’évoquer l’équivoque entre rhume et rime que Marot avait déjà notée. Toujours, chez Rabelais, cette volonté de s’insérer dans une série, de se reconnaître à chaque pas des prédécesseurs qui font voler en éclats la prétention du conformisme contemporain, celui de la Sorbonne, de tout rétrécir au nom de la protection contre le mal.
Jouissance de l’orifice anal, sensation permanente d’avoir un corps, bien réel : « J’aurais su lui accommoder/Son trou d’urine en bon goret :/Pendant ce temps ses doigts auraient/Mon trou de merde équipé,/en chiant. » Sorte de provocation permanente par un corps qui ne se laisse jamais policer, laver, il ne se présente jamais convenable, au contraire ses fonctions sont exacerbées comme pour bien prouver que personne ne peut le domestiquer, qu’il continue à jouir avec ce qu’il est, avec ses zones érogènes. Rabelais parle tranquillement de chier, de se torcher le cul, de toutes ces choses que la morale interdit d’évoquer, comme si le corps devait être éloigné, comme s’il fallait l’avoir refoulé une fois pour toutes une fois toutes ses fonction bien anticipées et réglées : un corps très maîtrisé par les préceptes éducatifs, et qui ne parle plus. Rabelais est très provocateur, très révolutionnaire, lorsqu’il fait revenir ce corps qui ose dire que « vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu’à se transmettre à la région du cœur et à celle du cerveau. » Gargantua : un jeune garçon qui ose écouter ce que lui dit son corps. Rien d’un corps parlé et écrit par l’extérieur, dont chaque expérience sensuelle et sensorielle serait maîtrisée par cet extérieur, ne laissant jamais la main. C’est sûr que les orifices du corps de Gargantua n’est pas sous la surveillance et aux mains omniprésentes de l’entourage familial comme aujourd’hui où l’enfant les laisse être totalement assumés par ceux qui l’élèvent. Le trou du cul d’un enfant d’aujourd’hui est totalement sous le regard de maman papa, idem la bouche, la peau, le cerveau. Rien qui ne soit maîtrisé, anticipé, rien n’est laissé au hasard. C’était très différent au temps pas si lointain d’une vie essentiellement rurale. L’enfant avait sans doute infiniment plus l’impression que son corps lui appartenait et que ses zones érogènes n’étaient pas sous le regard omniprésent de sa famille et de la société. Rabelais met dans son Gargantua en scène un corps au statut très différent. D’une manière extravagante, le garçon fait ses expériences, jusqu’à dire le plaisir qu’il a à se torcher avec… un oison. Le « Fais ce que tu voudras » vaut aussi pour l’acte de se torcher le cul : il peut tout essayer ! Ses expériences corporelles, et de même ses expériences intellectuelles, ne sont pas circonvenues au nom de ce qui serait bien pour lui ! Le père, Grandgousier, est heureux du récit de la jouissance anale de son fils. Il est heureux de ce corps libre de ses expériences, qui n’est pas refoulé, ni policé. Il est comme Philippe roi de Macédoine émerveillé par son fils Alexandre.
Grandgousier prend soin de faire donner une bonne instruction à ce fils si doué, et ne craint pas de changer des précepteurs qui abâtardissent « les nobles et bons esprits » et flétrissent « toute fleur de jeunesse. »
Le père envoie son fils à Paris sur le dos d’une énorme et monstrueuse jument venue d’Afrique. Elle était grande comme six éléphant, mais surtout, elle avait une queue formidable qu’elle dégainait pour chasser toutes les mouches… Gargantua arrive à Paris avec une jument symbolique capable avec sa queue de chasser tout ce qui chercherait à importuner le jeune homme. C’est à entendre de manière symbolique. Gargantua vient à Paris se former, étudier, il est curieux des sciences, et, bien sûr, désire toujours boire, boire la vie. Les mouches, c’est tout ce qui cherche à anticiper et circonscrire son désir d’apprendre et de jouir de la vie. La queue de sa jument, incarnation de son énorme désir de vivre, dégaine une force décuplée pour chasser tout ça ! Le peuple de Paris, très sot, harcèle ce provincial, « le peuple de Paris est tellement sot, tellement badaud et stupide de nature, qu’un bateleur, un porteur de reliquailles, un mulet avec des clochettes, un vielleux au milieu d’un carrefour, rassembleront plus de gens que ne le ferait un bon prédicateur évangélique. » Comme s’ils n’avaient jamais rien vu ! Un petit vielleux : ils croient que c’est un génie ! Alors Gargantua, ils ont le soupçon d’un corps différent ! Mais ils ne cherchent pas à en savoir plus ! Ils en restent au folklore, ils pensent savoir ! Gargantua n’a pas d’autre choix que de se réfugier dans les tours de Notre-Dame. Là-haut, il voit tout ce monde qui veut qu’il leur paye sa bienvenue et son étrennes. « C’est juste. Je vais leur payer à boire, mais ce ne sera que par ris. » Invention rabelaisienne de l’étymologie de Paris : par ris. Pour rire. Gargantua, du haut de la tour Notre-Dame, compisse pour rire sur les 160418 Parisiens, sans compter les femmes et les enfants, et il les noie dans son urine… Les survivants : « Par sainte Mamie, nous voilà arrosés, par ris ! » C’est de son corps différent qu’il répond au narcissisme voyeuriste des Parisiens regardant le provincial qui arrive comme un animal de foire ou, dans le meilleur des cas, comme un vielleux de carrefour pouvant les distraire. Rabelais rit de la sottise suffisante de Parisiens qui ne vivent pas, s’ils ont oublié la joie du corps à compisser. Gargantua ramène les pendules à l’heure du corps qui s’appartient. Le corps parisien appartient à l’Université, à l’esprit médiéval. Comme aujourd’hui à la science et au marché. Comme du haut d’une chaire spéciale, Gargantua donne une leçon aux Parisiens en les ramenant aux plaisirs oubliés du corps non circonvenu. Mais les Parisiens ne comprennent pas, ils sont noyés. Noyés dans leur liquide amniotique. D’une certaine manière, ce liquide, Gargantua le compisse du haut de la cathédrale. Puis il fait sonner harmonieusement les cloches, et ensuite les vole pour les mettre au cou de sa jument, pour la renvoyer ainsi parée à son père.
Mais Paris ne peut perdre ses grosses cloches, et, sans doute, Gargantua ne vise-t-il pas la castration de la capitale, il veut seulement faire dominer la vie. On lui envoie le plus compétent des membres de la Faculté : ce qui inscrit une première victoire gagnée dans la guerre défensive menée par Gargantua. On lui envoie le plus compétent ! Gargantua s’est imposé ! Ce n’est pas un adversaire négligeable ! On le prend très au sérieux ! A la mesure de l’acte de compissage, et surtout de l’audacieux vol des cloches de Paris ! Gargantua a osé ! Lorsque Maître Janotus de Bragmardo arrive au logis de Gargantua, son précepteur Ponocrates est effrayé de le voir si déguisé ! De quoi lui donner, ainsi qu’à ceux qui l’accompagnent, une bonne leçon de vie, c’est-à-dire « les faire boire en bons rustauds. » La guerre défensive que mène Gargantua commence par ramener le corps de ses adversaires à un statut différent, corps en train de jouir de la vie, en train de la boire en rustaud c’est-à-dire non policé ni anticipé ni calculé par un monde faisant des bénéfices sur lui. Gargantua mène des batailles, mais ce n’est jamais pour éliminer ses adversaires, au contraire il les amène dans la vie, s’imposant, lui, comme donneur de leçon de vie, comme dominant dans ce sens-là. Le sophiste va faire sa harangue pour que Gargantua lui rende les cloches, « car une ville sans cloches est comme un aveugle sans bâton et une vache sans clochettes. » Eclats de rire du précepteur : le sophiste est forcé de rire à son tour… Ensuite, la réponse de Gargantua et de son précepteur à la belle harangue est qu’on fasse à nouveau boire l’orateur, et aussi manger, saucisses, oies, beaucoup de vin… Ramené aussi à son corps, le sophiste ! Il les traite d’hérétiques, bien sûr, et se plaindra au Roi des mauvais traitements subis ! Procès, mais verdict aux calendes grecques ! Dans la guerre défensive, l’adversaire ne peut gagner ! Pendant ce temps, les cloches sont rendues à Paris, mais ce n’est pas grâce à l’orateur. Par son geste de courtoisie, Gargantua est même l’objet de la reconnaissance des citoyens de Paris, qui lui proposent… de le nourrir ainsi que sa jument ! On voit que dans cette guerre, personne n’est éliminé !
Puis Gargantua veut se lancer dans les études, et son précepteur Ponocrates veut, birzarrement, qu’il commence par la méthode que ses anciens précepteurs avaient utilisée pour lui, afin de « savoir par quel processus » ils l’avaient « rendu si sot, si niais, si ignorant. » Ponocrates laisse faire son élève. Il est le contraire de directif. Il semble l’abandonner. Il se rendra compte par lui-même. Gargantua se lève assez tard, se peigne avec les mains, étudie une méchante demi-heure mais avec l’esprit à la cuisine, bref est livré à sa nature flegmatique. Tandis que l’entourage lui jette dans la bouche sans interruption la nourriture et la boisson. Alourdi, il se lave les mains au vin, et joue à des jeux dont la liste est impressionnante. On dirait que la possibilité de ces jeux se rallonge juste pour se mettre au service du joueur qui semble n’avoir aucune contrainte. « Après avoir bien joué, passé, tamisé et bluté le temps, on était d’accord pour boire quelque peu », puis pour dormir sur un banc. Réveil, vin frais, tour à la cuisine. Tout autour de Gargantua, tout semble fait pour manger, boire, dormir, jouer, à l’infini. Et les filles alentours… On imagine Gargantua libre d’aller jusqu’à l’infini de chacune des jouissances. Sensation du corps allant sans fin au devant de ces jouissances. Et c’est lorsque Gargantua baigne dans ce sans limite que son précepteur intervient pour faire cesser le « vicieux mode de vie de Gargantua. » Il décide de lui inculquer les belles-lettres d’une autre manière, maintenant que son élève n’a pas été laissé sur sa faim. C’est-à-dire que l’oralité et la sensualité de Gargantua ont été tellement vécues à l’infini qu’il ne reste pas sur sa faim, ce n’est pas un stade qui se figerait parce que jamais assez vécu. Au contraire, c’est cette sorte spéciale de plénitude qui ouvre le temps sur autre chose. Une purge à l’ellébore d’Anticyre, remède fameux contre la folie, lui nettoie le cerveau de toute corruption : façon de dire qu’une fixation à l’oralité ne lui prend pas la tête. Et que Gargantua peut oublier tout ce que lui ont appris ses anciens précepteurs. Magistrale opération de fermeture au stade oral, corps du besoin éloigné juste par ces possibilités tellement libres de jouissances. Ce corps du besoin n’a plus besoin d’en redemander.
Alors, le précepteur introduit dans le voisinage de Gargantua des gens de science, afin que par émulation il lui vienne le désir d’étudier, et de se mettre lui-aussi en valeur. Le désir vient de Gargantua, dans un temps où son corps du besoin ne vient pas le parasiter. Alors, son rythme d’études est époustouflant, il ne perd pas une seule heure. Etudes des lettres, études libérales, en se levant très tôt. Même pendant sa toilette, on lui répète les leçons de la veille, puis on lui fait trois heures de lecture. Puis place au sport, et ensuite, au bon moment, la table. Gargantua s’est ainsi formé aux textes anciens, notamment à propos de la nature. Sa soif d’apprendre est infinie. Et l’entourage lui ouvre l’infini des lettres, des sciences, de la philosophie, etc. C’est-à-dire que sa soif de jouissance s’est déplacée dans une soif d’apprendre, est devenue plus abstraite. Sans pour autant oublier les plaisirs du corps, et les fonctions d’élimination, car Rabelais n’aborde jamais ce qui entre dans le corps sans dire qu’il en sort aussi des déchets. Prendre, et jeter. Science des nombres, mathématiques, géométrie, astronomie, musique. Lecture, écriture. Art de la chevalerie. Petit exercice de manège. Maniement de la hache. De la pique. Chasse : un grand nombre d’animaux. Sauts. Natation : en eau profonde, à l’endroit, à l’envers, sur le côté, portant d’une main un livre il traverse à la nage la Seine sans le mouiller. Explorations des fonds, trous, gouffres. Bateau. Gravir la montagne, monter aux arbres en sautant d’une branche à l’autre comme un écureuil. Disserter sur les plantes, les arbres, en se référant aux livres des Anciens. Scruter le ciel en pleine nuit, observer les comètes. « Quelquefois, ils allaient visiter les cercles des gens de science, ou des gens qui avaient vu des pays étrangers. » « Puis, avec son précepteur, Gargantua récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriciens, tout ce qu’il avait lu, su, fait et entendu au cours de toute la journée. » Les jours de pluie, il restait à la maison, effectuant d’autres travaux, comme botteler le foin, battre les herbes dans la grange. Ou l’étude des arts de peinture et sculpture. Ou pratiquer l’ancien jeu des osselets. Ou bien encore il allait voir comment on étirait les métaux ou on fondait les pièces d’artillerie. « Partout, tout en payant à boire, ils s’instruisaient en considérant l’ingéniosité créatrice des métiers. » Ecoute des leçons publiques. En escrime, essayer les armes contre les maîtres et démontrer qu’il en savait autant qu’eux. Visite des boutiques de droguistes, herboristes, apothicaires. Observer les gestes des jongleurs, bateleurs, charlatans. « C’est ainsi que fut dirigé Gargantua, et il continuait à suivre chaque jour ce programme… Cette méthode, bien qu’elle pût sembler difficile à suivre au commencement, fut à la longue si douce, si légère et délectable qu’elle se rapprochait plus du passe-temps de roi que du travail d’un écolier. » Mais Ponocrates, pour le reposer de cette violente tension des esprits, une fois par mois le faisait quitter la ville au matin pour Gentilly, Boulogne, Montrouge etc. où ils faisaient bonne chère, et, dans le pré, récitaient des vers de Virgile, Hésiode, Politien.
Jusque-là, Gargantua explore et expérimente les listes infinies de choses à manger, boire, dont jouir, puis son désir d’étudier, de savoir, de savoir faire, peut s’aventurer dans une liste infinie de domaines, dans le sillage des Anciens, des gens de sciences, etc. Ces listes sont impressionnantes, qu’elles concernent l’oralité, où la variété des mets, des viandes, des plats, est pléthorique, n’a pas de fin, ou qu’elles concernent son éducation, pas un domaine n’échappant à son désir de savoir. Le précepteur semble le maître de ces listes, ouvrant chaque domaine d’apprentissage les uns après les autres, à l’infini. Gargantua a une sorte de boulimie, il n’est jamais rassasié, il ne s’éternise pas dans un domaine particulier, mais va toujours de l’avant, comme s’il cartographiait l’immense diversité et complexité du monde de la culture, des savoirs, de la pensée, des arts, des métiers, etc. en les expérimentant. Là-aussi, on a l’impression d’un désir qui court au bout de lui-même, qui ne s’enferme pas dans une spécialité, qui ne reste pas sur sa faim. Le précepteur veille à ce que le désir d’apprendre et d’expérimenter de son élève court toujours vers un autre domaine, jusqu’à l’expérience de l’infini. Par cette méthode d’éducation, on imagine que Gargantua est arrivé à une sorte de sevrage juste par le fait que la liste des intérêts qui se sont ouverts à lui a été infinie, et qu’il sait maintenant que rien ne lui est inaccessible, il peut continuer comme ça longtemps, il y aura toujours des autres choses, des autres arts, d’autres hommes de sciences, d’autres livres, ainsi de suite. On se dit que c’est un peu comme un enfant avec une folle quantité de jouets… Il finit par vouloir autre chose, sans même le savoir. C’est fou, tout ces savoirs qui lui sont offerts ! Des listes et des listes, encore et toujours autre chose, rythmé avec les repas et le repos !
Or, c’est là que la guerre éclate. La guerre entre humains. Une grande querelle éclate entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de Gargantua. Elle entraînera de grandes guerres. Derrière, il y a Charles-Quint. Les fouaces de Lerné sont vraiment très réputées, et les bergers du pays de Gargantua qui gardaient les vignes pour les protéger des étourneaux veulent en acheter aux fouaciers qui passent par là. Or, les fouaciers prennent de haut les bergers, et refusent, les traitant de « trop babillards, de brèche-dents, de jolis rouquins, de mauvais plaisants, de chie-en-lit, de croquants, de faux-jetons, de fainéants, de goinfres, de gueulards, de vantards, de vauriens, de rustres, de casse-pieds, etc. » La liste des injures est, elle-aussi, très longue. « Ils ajoutèrent qu’ils n’étaient pas dignes de manger de ces belles fouaces et qu’ils devraient se contenter de gros pains bis et de tourte. » Deux groupes d’humains se rencontrent, et tout de suite, l’un des deux groupes s’estime supérieur à l’autre, et l’humilie d’abord par les injures, puis par une nourriture différente : le groupe jugé inférieur n’a pas droit aux fouaces réputées. L’attaque se fait par l’humiliation, au moment où le groupe de berger désire manger la même chose, réputée, que ce que mangent les fouaciers. Ceux-ci, se sentant dominer puisqu’ils produisent une chose réputée, refusent aux bergers l’accès à cette chose réputée. Cela, c’est pour nous, et pour vous, le pain bis ! C’est vraiment très intéressant que Rabelais fasse surgir la guerre de cet acte d’humiliation : les fouaces font envie aux bergers, qui veulent en acheter, mais cette envie suscite chez les fouaciers le désir d’humilier, de dominer, de signifier qu’ils sont supérieurs. La guerre défensive, immunitaire, refuse l’acte d’humiliation. Les bergers, qui ont toujours voulu payer les fouaces, refusent de se contenter du pain bis et de tourte. Ils veulent eux aussi de la fouace ! Un des bergers dit : « Depuis quand êtes-vous devenus taureaux, pour être aussi arrogants ?… nous ne vous traitons pas ainsi quand vous venez ici acheter notre beau froment avec lequel vous faites vos gâteaux et vos fouaces. » Un berger qui ne plie pas le cou ! C’est risqué, d’humilier des êtres humains ! Ils ne sont pas sans ressource ! Et pas si rustres qu’on les imaginait ! Un fouacier veut persister dans le rapport de force, et donne un grand coup de fouet dans les jambes du berger. Le berger réagit aussitôt par un coup de gourdin, et tous les métayers de Grandgousier viennent à la rescousse, tombant sur les fouaciers. Ils leur enlevèrent quelques douzaines de fouaces, qu’ils payèrent… Ainsi, les bergers, en répondant par la force au rapport de force, purent eux aussi manger de la fouace. La morale de l’histoire, c’est qu’il ne faut jamais accepter l’humiliation ! Les bergers, par leur guerre défensive, ont fait dominer la vie, qui commence par le droit de manger la même chose, celle-là même qui, réputée, semble être réservée aux dominants. Les fouaciers avaient sous-estimé la capacité des bergers à se battre pour avoir accès aux fouaces. Ils ont été bêtes ! Bravo Rabelais ! L’humour rabelaisien ajoute qu’en plus du paiement des fouaces enlevées, les bergers ont offert à leurs adversaires un cent de noix et trois panerées de francs-blancs ! Eux sont généreux ! Ils dominent par la finesse de leurs actes !
Tandis que les bergers et bergères se régalaient avec leurs fouaces, bien sûr les fouaciers, à Lerné, étaient déjà en train de se plaindre à leur roi Picrochole ! Impossible pour eux de se voir vaincus ! Leur roi entre dans une folle colère ! Et il mobilise son armée ! Les bergers mangent, font la fête, tout est paisible et silencieux, comme s’ils ne se doutaient pas de l’extrême précarité de la paix dont ils jouissent. Rien n’est stable, en vérité. La guerre est très proche. Picrochole, voyant que rien ne semble préparé du côté adverse, commet l’erreur d’avancer sans préparation, croyant à l’infériorité de l’ennemi, une fois de plus. Sans ordre ni organisation, les gens de Picrochole avancent en désordre, dévastant tout sur leur passage, n’épargnant ni les riches ni les proches. C’est une tornade aveugle. Ils emmènent tout, bœufs, vaches, moutons, volailles, chapons, truies, vendangeant les vignes, faisant tomber les fruits des arbres. Leurs agissements étaient innommables, et personne ne pouvait en apparence leur résister. C’était leur façon d’apprendre à manger de la fouace, c’est-à-dire une chose pas pour eux… Expédition dévastatrice semblant venir dissuader tout autre groupe de vouloir manger ce qui n’est pas pour eux. Ne pas confondre les torchons et les serviettes. L’armée de Picrochole arrive à Seuilly, où elle pille tout, mais échappe à la peste… Ayant pillé le bourg, les soldats sauvages se dirigent vers l’abbaye. La vendange est saccagée. Un jeune moine cloîtré, Frère Jean des Entommeures, fier, hardi, courageux, décide de réagir, de résister. « … je n’y mourrai pas, ce sont les autres que je vais expédier. » Il met son grand habit et se saisit du bâton de la croix, et sort dans le clos où, pour mieux vendanger la vigne, les soldats ont laissé de côté leurs armes. Encore une grande bêtise de l’adversaire ! Emporté par la jouissance des fruits de la vigne, et sous-estimant la capacité d’une guerre défensive chez ceux qui semblent si vaincus, si éventrés, ils ne voient rien venir. Le moine frappe brutalement sur ses ennemis avec son bâton de croix. « Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. » Bruit énorme des blessés. Grâce à l’exploit du hardi Frère Jean, tous ceux de la horde qui étaient entrés dans le clos furent déconfits, et il y eut plus de treize mille morts. Morale de l’histoire : ne jamais négliger la guerre défensive !
Pendant ce temps, Picrochole avance de son côté, et la ville de La Roche-Clermault semble n’opposer nulle résistance. Comme toujours, cela semble facile. Il installe son camp de retranchement. Pendant ce temps, Gargantua est encore à Paris. Il est « bien assidu à l’études des belles-lettres et aux exercices athlétiques, et au vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après le souper se chauffe les couilles à un beau feu clair… » Rien ne semble menacer cette paix… Un des bergers arrive, raconte les excès et pillages, le camp de retranchement de Picrochole dans un bourg, et l’exploit du moine Frère Jean. Grandgousier se désole : Picrochole était son ami, un ami de toujours par le sang et les alliances. Pourquoi attaque-t-il ? Il faut bien sûr voir Charles-Quint derrière. « Qui le pousse ? Qui le manœuvre ? » Jamais Grandgousier ne lui a causé de déplaisir ! Bien au contraire il l’a secouru par de l’argent et des conseils ! Et si c’était ça, justement ? Sentiment d’infériorité du secouru ? Braise qui couve sous la cendre ? Même vieux, Grandgousier doit encore se charger d’armure ! Mais « je n’entreprendrai pas de guerre avant d’avoir essayé de gagner la paix par toutes les solutions et tous les moyens. » Il va envoyer un homme auprès de Picrochole.
C’est dans la sensation d’une guerre défensive imminente que Grandgousier écrit une lettre à son fils Gargantua. Lettre d’un père qui va signifier au fils la fin du loisir studieux et philosophique. Lettre qui fait entrer le temps de la guerre dans la vie du fils. Le père ne peut faire autrement, car des amis et alliés de longue date ont abusé de la quiétude de sa vieillesse. Le père signifie à son fils que, contrairement aux apparences, rien n’est assuré, n’est paisible pour l’éternité. Ceux qu’on croyait amis peuvent attaquer… C’est le temps de l’exécution. De mettre en acte ce qu’on a appris. « Car, de même que les armes défensives sont inefficaces au-dehors si la volonté n’est en la maison, de même vaines sont les études et inutile la volonté qui ne passent pas à exécution, grâce à la vertu, en temps opportun et ne sont pas conduites jusqu’à leur accomplissement. » Le père pose la question : à quoi servent les études ? L’éducation de son fils Gargantua a été extraordinaire : mais pourquoi ? Pour faire dominer la vie en train de se vivre, et où il n’est jamais question d’anéantir l’autre en face de soi sous prétexte que, inférieur à soi, il n’aurait pas droit aux fouaces que moi, supérieur, je peux manger, alors même que l’autre est prêt à en payer le prix. Dans sa lettre à son fils, Grandgousier lui transmet quelque chose. Il se pose en père qui a quelque chose de précieux et d’infiniment intelligent à transmettre à son fils. Ce n’est en rien un père rangé des voitures par rapport à un fils qui saurait tout dans une société du progrès, ce n’est en rien un père soumis implicitement à un acte d’infériorisation parricide de la part d’un fils qui n’aurait pas besoin d’une transmission, d’une leçon de vie. Au contraire, le père écrit une lettre à son fils jusque-là en train d’étudier à l’infini. Le père continue : « Mon intention n’est pas de provoquer mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni de conquérir mais de garder mes loyaux sujets et mes terres héréditaires sur lesquelles, sans cause ni raison, est entré en ennemi Picrochole qui poursuit chaque jour son entreprise démente et ses excès intolérables pour des personnes éprises de liberté. » Terres héréditaires : terres sur lesquelles vivre, dehors. Chacun a le droit d’hériter de terre pour la vie en train de se vivre, dès lors qu’il est abandonné à la vie sur terre, hors du ventre. La guerre défensive de Grandgousier vise d’abord à sauvegarder sa part de terre où vivre, face à un ennemi qui voudrait tout pour lui sous prétexte que l’autre n’est qu’un inférieur, un rustre… La guerre défensive, immunitaire, vise à imposer à l’ennemi envahissant (comme Charles-Quint) un : moi aussi, comme toi, je suis sur terre, et ma terre, tu ne peux pas l’annexer ! « Je me suis mis en devoir de modérer sa rage tyrannique, de lui offrir tout ce que je pensais susceptible de le contenter ; j’ai plusieurs fois envoyé des ambassades amiables auprès de lui pour comprendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé. » Grandgousier explique à son fils qu’il n’a pas le désir d’anéantir son ennemi, ni de lui faire perdre la face, il veut comprendre le pourquoi de sa guerre offensive. Grandgousier commence toujours par admettre cet autre, même lorsqu’il lui fait la guerre. Mais cet autre ne fait pas de même ! Et la guerre ravageuse continue ! « Mais je n’ai eu d’autre réponse de lui qu’inspirée par une volonté de défiance, et une prétention au droit de regard sur mes terres. Cela m’a convaincu que Dieu l’éternel l’a abandonné à la gouverne de son libre arbitre et de sa raison privée. Sa conduite ne peut qu’être mauvaise si elle n’est continuellement éclairée par la grâce de Dieu qui me l’a envoyé ici sous de mauvais auspices pour le maintenir dans le sentiment du devoir et l’amener à la réflexion. » L’ennemi, lui, ne reconnaît pas l’autre et son droit d’avoir ses terres. Rabelais enseigne ainsi que le libre-arbitre, le « fais ce que tu voudras », rencontre l’autre ! Un autre qui, capable de mener sa guerre défensive, un autre éduqué, cultivé, intelligent, ne peut être soumis, être infériorisé, être envahi, ni voir sa terre, ses valeurs, sa pensée, dévastées. La question d’un Dieu éternel semble venir là comme garante d’une égalité du droit de vivre sur terre pour chaque homme. Ainsi, l’ennemi qui ne reconnaît pas l’autre, qui cherche à l’inférioriser et à l’humilier, bute contre un autre très différent de celui qu’il imaginait, un autre infiniment plus fort et intelligent que ce qu’il croyait. Un autre habité d’une bienveillance guerrière, qui commence par vérifier s’il y a une alternative à la guerre.
C’est là que le père demande dans sa lettre à son fils de venir se joindre à lui dans la guerre défensive. Il lui demande de prendre part à une guerre pour une vie en train de se vivre, pour sauvegarder ça, pour lui et pour les siens, c’est-à-dire chaque humain né sur terre, et qui a droit à la terre héréditaire. « … reviens en hâte pour secourir non pas tant moi-même… que les tiens que tu peux, pour le droit, sauver et protéger. Le résultat sera atteint avec la moindre effusion de sang possible et, si c’est réalisable, grâce à des moyens plus efficaces, des pièges et des ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et renverrons tout ce monde joyeux en ses demeures. » D’une part, ce père n’évite en rien à son fils d’y aller lui-même ! Au contraire ! D’autre part, il s’agit d’éviter le plus possible le sang, car chaque humain a le droit de vivre, et le but c’est cette vie, ce retour joyeux vers la vie, pour chacun. Nous sommes sous François 1er, où les fonctions des maîtres de requêtes prennent de l’importance. Grandgousier, à la suite de sa lettre, envoie un maître de requête au roi ennemi Picrochole, afin d’éviter la guerre dévastatrice. Mais le roi refuse d’ouvrir ses portes au messager. Ce messager se désole de ne pas avoir la bienveillante sympathie attendue. Celle que chaque humain doit manifester à chaque autre humain. « Il n’y a donc rien de surprenant si le roi Grandgousier, mon maître, devant ton intrusion folle et inamicale, est saisi d’un grand serrement de cœur et sent sa raison se troubler. Ce qui serait surprenant ce serait qu’il ne soit pas ému des excès sans pareils que toi et tes gens avez causé à ses terres et à ses sujets ; il n’est aucun exemple d’inhumanité que vous ayez négligé… » La figure du roi humaniste François 1er est derrière celle de Grandgousier. « … sa douleur est d’autant plus grande que c’est toi et les tiens qui lui avez causé ces peines et ces torts, toi qui avais conclu avec lui un traité d’amitié comme de mémoire d’homme et de tout temps tes pères l’avaient fait avec ses ancêtres. Cette amitié était jusqu’alors restée inviolée. » Picrochole (alias Charles-Quint ?) rompt avec la tradition, c’est-à-dire fait table rase d’une transmission venue de ses propres ancêtres ! C’est un roi qui ne fait plus comme ses ancêtres, comme ses pères, qui estime donc n’avoir rien à apprendre des leçons de vie des hommes nés avant lui. Il y a une rupture qui sera homicide ! Une rupture dans le pacte de reconnaissance mutuelle de l’autre en face de soi, qui a les mêmes droits d’hériter d’une terre sur laquelle vivre. Pourtant, jusque-là, mêmes les nations les plus barbares « ont estimé qu’il serait plus difficile de faire crouler le firmament et d’ériger les abîmes au-dessus des nuées que de détruire votre alliance. Elle leur a tant imposé dans leurs entreprises que jamais ils n’ont osé provoquer, irriter ou léser l’un par crainte de l’autre. » Extraordinaire Rabelais ! Impossible d’irriter, léser, provoquer l’autre : on le craint, et c’est tellement loin d’une vision de l’autre infériorisé, sous-estimé, qui serait sans défense, sans intelligence, sans moyens, bref passif, obéissant, rentable comme on dirait aujourd’hui… Ce passage de Rabelais peint un autre tellement capable de se défendre qu’on le craint, qu’on va réfléchir avant de le provoquer, l’irriter, le léser, l’attaquer ! Juste en sachant que l’autre a la capacité de se défendre, on va réfléchir à ce qu’on va lui dire, à ce qu’on va faire, on va faire preuve d’intelligence, de stratégie, de diplomatie, c’est-à-dire qu’il ne sera jamais éliminé en tant qu’autre, en temps qu’étranger. On ne pourra jamais le soumettre, l’anticiper, le circonvenir, l’envahir ! « De quelle rage es-tu donc pris à présent, toute alliance brisée, toute amitié foulée aux pieds, pour envahir ses terres avec des intentions belliqueuses sans avoir été en rien lésé, bravé ou provoqué par lui ou les siens ? » Rabelais évoque alors, par la voix du messager, la fin du bien-être et de la quiétude pour cet attaquant qui a brisé l’alliance ! Bien sûr ! L’autre se défend ! Pour rétablir l’équilibre ! Le roi Picrochole en est arrivé là pour quelque chose qui dépasse l’entendement humain, puisqu’il ne se rend pas compte qu’il a brisé sa propre quiétude en cassant l’équilibre, il s’est laissé aller à des égarements passionnels, comme si, à travers ses sujets, il n’avait pas supporté que d’autres, ces bergers sujets du roi Grandgousier, aient le droit de manger les mêmes fouaces que lui. Egarements passionnels le poussant à tuer les autres, pour que les fouaces, ce soient à nous, à nous, à nous ! Crise de petit enfant tyrannique ! Un autre apparaît, je le tue ! Le messager persiste à vouloir savoir : est-ce que les sujets de Grandgousier auraient commis quelque chose ? Si oui, Picrochole aurait dû, au nom de l’alliance d’amitié, venir en parler, pour chercher la vérité. Le messager conclut d’une manière ferme, tel un ennemi qui a foi en ses moyens : « Quitte ces lieux immédiatement : il faut que pour toute la journée de demain tu sois rentré en tes domaines, sans provoquer en chemin désordre ni violence. Verse mille besants d’or pour réparer les dégâts que tu as causés sur ces terres. » Il exige le retour à l’équilibre, c’est-à-dire à chacun ses terres, non dévastées. En retour, Grandgousier fait aussi un geste : il fait rendre les fouaces. C’est-à-dire qu’il reconnaît avec diplomatie qu’il y a eu aussi quelque chose de son côté, les bergers ont pris de force les fouaces qu’ils ont ensuite payées, il ne faut pas que l’ennemi perdre la face au moment même où il a perdu la bataille… Grandgousier espère encore que Picrochole reviendra à la raison sans utiliser la force. En plus des fouaces qu’il rend largement à l’ennemi, il ajoute une métairie donnée à perpétuité, et de l’argent. C’est dire s’il rechigne à la guerre ! « Et pour l’amour de Dieu, vivons désormais en paix. Retirez-vous en vos terres, de bon cœur, abandonnez cette place à laquelle vous n’avez nul droit, comme vous le reconnaissez bien, et soyons amis comme avant. » Le capitaine qui rend compte du geste de Grandgousier à son roi Picrochole en pervertit le sens, et dit que « ces rustres ont une belle peur », que « Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! » Rustres, pauvre buveur ! Toujours l’infériorisation, l’humiliation ! L’ennemi n’a pas avancé ! Ils prennent tout ce que Grandgousier leur offre, le prenant pour un pauvre niais, et feront la guerre ! Ils préparent leur guerre d’envahissement des terres, comme Charles-Quint ! L’Espagne se rendra, l’Italie sera prise, quant à Grandgousier, au premier assaut il sera mis en déroute… La Crète, Chypre etc. Babylone, le mont Sinaï ? Pas pour l’instant… Mais le roi Picrochole est insatiable dans son désir de terres ! En puissance, c’est tout pour lui ! Comme le tissu matriciel est totalement pour le fœtus ! Que boiront-ils dans le désert ? « Nous avons déjà donné ordre à tout ! »
Mais un vieux gentilhomme vient glisser un grain de sable ! Il dit que tout ce plan mégalomane de conquête, cela peut être comme l’histoire du pot de terre, s’il se casse il ne reste plus rien… Picrochole n’entend rien, il dit que lorsqu’ils seront rentrés, ils se reposeront. Mais le vieux gentilhomme insiste : « Et si par hasard vous n’en reveniez jamais ? » Et oui, toutes ces conquêtes s’appuient sur la croyance que les adversaires habitant ces innombrables contrées sont inférieurs et ne sauront pas se défendre ! Mais si c’est faux ? Picrochole veut sauter dans la guerre sans réfléchir, tellement il se surestime et tellement il sous-estime les autres ! Picrochole ne craint pas tous ces autres qui habitent ailleurs, sans doute parce qu’il ne s’y est pas encore frotté… Mais il avoue que celui qu’il craint c’est… Grandgousier, qui pourrait bien en profiter quand ils seront loin… Grandgousier, il sait déjà que c’est un ennemi qui ne se laisse pas sous-estimer facilement, qui lui a déjà mis des difficultés dans les pattes… Le doute est là, même s’il fait le mariolle ! Il est forcé de le voir comme un autre ! Il a beau le voir comme un rustre et un buveur, n’empêche, il n’est pas sans intelligence, et il n’est pas anéanti ! Mais un homme de Picrochole se fait fort de le tuer ! Picrochole se laisse facilement rassurer par ses conseillers ! Il est mal entouré !
De plus, Picrochole a compté sans le fils de Grandgousier, Gargantua ! Picrocole ne peut imaginer un fils qui a mis en acte ce que son père lui a transmis, lui qui fait table rase de ce que ses pères lui ont transmis ! Gargantua se met en route dès qu’il a fini de lire la lettre de son père ! Non sans se faire suivre par tous ses livres et son attirail philosophique ! Pour des rustres… ! D’abord, Gargantua est effrayé par les dégâts qu’il voit ! Donc, par la puissance nuisible de l’ennemi ! Il ne sait comment faire, l’attaque de front est risquée. Le précepteur Ponocrates, toujours là avec ses conseils que le jeune Gargantua écoute humblement, suggère qu’il faut aller, sans bruit, écouter de tous les côtés. Il ne s’agit pas de se précipiter ! Mais de réfléchir. D’évaluer l’ennemi, non pas le sous-estimer. Hélas pour eux, ces ennemis sont tous éparpillés, en désordre, pillant et dérobant tout, leur manque d’organisation étant la conséquence de leur croyance en l’infériorité de leurs adversaires qu’ils peuvent en apparence voler très facilement… Pendant ce temps, Gargantua et les siens prennent le temps de se restaurer et de nourrir la jument. Le corps dont prendre soin soi-même. Un intervalle pendant lequel Gargantua semble laisser faire l’ennemi imbu d’une manière très primaire et grossière de sa supériorité apparente. En très intelligent stratège, Gargantua laisse croire que lui et les siens sont rustres, sans défenses, et l’adversaire tombe dans le panneau.
Face aux gens de Picrochole, l’envoyé de Gargantua observe et analyse tout. Puis exécute un numéro d’acrobaties qui fait croire à ses adversaires spectateurs qu’il est un diable, stratagème exploitant la croyance des ennemis si bien observés jusque dans leur point faible. Crédules, ils se mettent à fuir ! Alors, c’est pour lui un jeu d’enfant que de dégainer son épée et charger les plus farauds de ses adversaires, sans que nul ne résistât à ce diable affamé… Cependant, l’envoyé de Gargantua se retire vite, il n’exploite pas sa bonne fortune jusqu’à la violence, il y a toujours chez Rabelais cette possibilité laissée aux vaincus de pouvoir vivre eux aussi sur terre, restant des autres par-delà la perte de la bataille. De retour auprès de Gargantua, l’envoyé lui fait part du fait que l’ennemi n’a pas une vraie armée obéissant à une discipline militaire, ce ne sont que des marauds, des pillards, des brigands. Picrochole a vraiment eu la bêtise de sous-estimer l’organisation défensive de Gargantua en croyant qu’il pouvait facilement le vaincre avec des gens n’ayant aucune organisation militaire… La bêtise vient directement du préjugé de Picrochole à l’endroit de Gargantua, de Grandgousier et des bergers. Les croyant rustres, sans intelligence, Picrochole dévoile sa non intelligence à lui ! Et Gargantua et les siens exploitent cela avec beaucoup d’intelligence, après avoir observé ! A la différence de ses adversaires, il a pris le temps de les évaluer vraiment comme ils sont ! Il suffit alors à sa jument de tellement pisser qu’elle noie la bande d’ennemis ! Mais il reste des ennemis au château. Mais ils sont, les niais, en train de jouer au jeu de quille… Toujours la sous-estimation… C’est comme les nantis qui, occupés à leurs activités protégées et rentables et à leurs distractions sous-estiment la capacité d’observation, de résistance et d’organisation des non nantis… Les non-nantis sont censés n’avoir pas de cerveau, pas d’intelligence, c’est bien connu ! Gargantua cogne sur le château avec un arbre qu’il a arraché, et ce n’est plus que ruines, ceux qui sont à l’intérieur sont écrasés… Château narcissique de la sous-estimation… Aussi fragile qu’un château de cartes… Naïveté que de croire qu’on est supérieur non pas en se confrontant aux autres complexes, expérimentés, différents, mais en tapant à la moindre occasion sur ceux qu’on taxe comme plus petits que soi…
Gargantua et ses combattants rejoignent ensuite le château de Grandgousier. Rabelais fait cette remarque en passant, l’air de rien, mais d’une importance logique très grande : la mère de Gargantua, Gargamelle, serait morte de joie en le voyant revenir sain et sauf. Rabelais écrit : « Pour ma part, je n’en sais rien et je me soucie bien peu d’elle ni d’aucune autre. » D’aucune autre mère… Dans l’écriture de Rabelais, dans le sillage d’une naissance de Gargantua par l’oreille de sa mère, il n’y a plus de mère, strictement parlant, après la naissance. Sa fonction n’a plus lieu d’être, puisque, abandonné à sa vie à vivre sur terre, celui qui est né a radicalement changé d’origine. C’est d’une intelligence révolutionnaire ! Gargamelle est morte en tant que mère. Et elle vit sa vie en tant qu’autre, en tant qu’être humain sur terre. Sa mort en tant que fonction mère matricielle n’est pas une affaire, c’est juste que l’enfant, une fois l’enfant né, n’a plus besoin de cet abri, et que le placenta se détruit. Tel est le sens de la mort de la mère. Rien de la mère actuelle dont les entrailles perdurent avec l’aide du père toute la vie de l’enfant fœtal dont toute l’existence est déjà anticipée, parlée, écrite, pour le plus grand profit des marchés. Rabelais est révolutionnaire par rapport à notre époque si maternante !
Gargantua dit à son père : « Je suis d’avis que nous pourchassions l’ennemi pendant que la chance est avec nous. » Mais Grandgousier veut d’abord faire la fête en l’honneur de son fils. Encore une leçon du père à son fils. La vie ce n’est pas la guerre, même si la guerre défensive rend possible la vie et la sauvegarde. Comme toujours chez Rabelais, la fête du corps revient au premier plan, avec démesure. Manger, boire, pisser et chier. La série des viandes est impressionnante, sans limite ! Bœufs, génisses, chapons, sangliers, sarcelles, pluviers, cigognes, etc. Pas de limite aux viandes que sa faim insatiable désire. Gargantua mange même par inadvertance des pèlerins qui étaient venus se cacher dans son jardin entre les choux et les laitues… Leçon : il ne s’agit pas d’être froussard devant l’ennemi, mais d’être intelligent, stratège, diplomate, entraîné à la guerre défensive… Sinon, on se fait manger par qui sait mener une guerre défensive… Heureusement, ces pèlerins, échaudés par la leçon, ont pu s’enfuir à travers les vignes, retrouvant la force de la vie en train de se vivre en ayant risqué de la perdre… Gargantua n’est pas un protecteur, n’est pas maternel… Il ne prend pas sous son aile les penauds… Il ne leur épargne pas ses coups de dents…
Grandgousier poursuit son récit à son fils : il lui raconte l’exploit de Frère Jean. Gargantua ordonne qu’on le ramène sur la mule de Grandgousier. Gargantua n’est pas placé par son père sur un piédestal. Au contraire, son père le confronte à un autre homme qui, avant lui, s’est distingué dans la bataille ! Leçon d’humilité du père au fils. Et le fils s’incline devant l’autre qui l’a devancé dans l’intelligence de la guerre défensive ! Frère Jean met en question ces Apôtres de l’Evangile qui, au jardin des Oliviers, se sont enfuis ! « Je crains plus que le poison un homme qui s’enfuit quand il faut jouer du couteau. » Jouer du couteau : la guerre défensive, celle qui fait dominer la vie ! Aucune humain digne de ce nom ne peut en faire l’économie en s’enfuyant, c’est-à-dire en croyant pouvoir rejoindre l’abri, toujours et encore un ventre ! Tenter de se mettre au chaud, alors que la guerre défensive est inévitable, elle se déclenche lors de chaque confrontation avec l’autre, même si elle n’est pas toujours meurtrière et dévastatrice si cet autre n’utilise pas l’arme des faibles qu’est la sous-estimation ! Le moine, alias Rabelais, lance une pique en direction de la Sorbonne : « Pardieu, mon ami, les plus grands clercs ne sont pas les savants les plus intelligents. » Et oui, on peut avoir de très grandes compétences et n’avoir aucune intelligence en matière de vie avec les autres… De très grands clercs peuvent avoir une structure mentale infantile, restée bloquée à un stade régressif !
Ce moine révolutionnaire, qui cite Cicéron, réjouit le cœur de tous ceux qui sont au château de Grandgousier. Il faut bien sûr reconnaître Rabelais derrière Frère Jean ! Gargantua, dans une discussion sur les moines qui sont obligés de vivre retirés du monde (alors que le moine Rabelais s’est mêlé au monde), donne la vraie raison du fait qu’on les refoule dans leurs abbayes : ils ne sont pas rentables, comme on dirait aujourd’hui, ni passifs et obéissants, ils s’intéressent au contraire à la merde du monde, « Le singe ne garde pas la maison comme le chien », le moine « ne fait que tout conchier et saccager ». Les gens, c’est sûr, n’aiment pas qu’on leur montre la merde du monde. Ces moines, dans les paroles de Gargantua, peuvent faire autre chose que marmonner des psaumes qu’ils ne comprennent nullement ! Gargantua alias Rabelais ne rate pas ceux qui restent peureusement dans leur abri, leur ventre ! Qu’ils prient autrement que par peur de perdre leurs miches et leurs soupes grasses ! Bien envoyé ! Valable pour tous les peureux abrités d’aujourd’hui, qui ne voient que leur bol de soupe ! Frère Jean, lui, n’est jamais oisif ! Il fabrique par exemple des cordes d’arbalète, c’est-à-dire des armes pour la guerre défensive ! Comme le remarque Gargantua, Frère Jean a du nez ! Il devrait la longueur de son nez au fait que sa nourrice avait les tétons mous ! Rien d’une mère phallique érigée !
Comme Gargantua a du mal à s’endormir, Frère Jean lui donne une astuce : lui, il s’endort quand il prie Dieu ou quand il est au sermon ! Ils s’endorment tous les deux en arrivant au « Bienheureux ceux qui… » d’un Psaume… ! Au réveil, le moine se pose en paradigme face à Gargantua en parlant de son appétit : « J’ai conclu avec mon appétit un pacte tel qu’il se couche avec moi… et qu’il se lève également avec moi. » Toujours le corps ! Au réveil, prêt à manger, à boire ! Ses besoins ne sont jamais anticipés par l’entourage ! Ensuite, le moine, comme Gargantua et les autres, s’arment ! Personne ne fait l’économie de la guerre défensive, les ennemis ne sont pas loin.
C’est Frère Jean qui est le guide, le prédécesseur. « A présent, les nobles champions s’en vont à la rencontre de l’aventure, bien décidés à discerner les cas où il leur faudra poursuivre un engagement et ceux où ils devront se tenir sur la défensive quand viendra le jour de la grande et horrible bataille. » Le moine est le paradigme de celui qui renonce à l’abri, à l’abbaye matricielle, pour s’engager dans l’aventure de la vie, où il s’agit de bien discerner, et de ne s’engager dans la bataille que lorsque c’est inévitable. Le moine conducteur rassure les gens en marche, tout en disant que les oraisons ne servent à rien. Il dissuade quiconque de jouer à la poule mouillée. Par inadvertance, le moine reste pendu à une branche de noyer tandis que son cheval se dérobe sous lui… Frère Jean, malgré sa valeur reconnue, n’est pas à l’abri de la moquerie des autres… !
Picrochole, furieux que les siens furent vaincus par la ruse du diable, envoie des gens en reconnaissance de l’ennemi, en les ayant aspergés d’eau bénite… ! Ce sont des diables, les ennemis… ! Donc, pas des autres intelligents ! Gargantua voit de loin l’armée de Picrochole, et s’aperçoit qu’elle est très supérieure en nombre. Frère Jean, à nouveau, lui donne une leçon : estime-t-il les hommes d’après leur nombre, ou bien d’après leur vertu et leur courage ? Il s’écrie de les cogner, ces ennemis en nombre ! Mais ceux-ci, en entendant Frère Jean, croient que ce sont à nouveau des diables ! Diaboliser l’adversaire fait sourdre en soi des peurs archaïques ! Avec son bâton de croix, le moine assomme celui qui l’attaque. « Ceux-ci ne sont que prêtres ; ce n’est qu’un commencement de moine. Par saint Jean ! Moi, je suis un moine accompli. Je vous en tuerai autant que mouches. » dit Frère Jean. Faut-il poursuivre ceux qui fuient ? Gargantua, alias Rabelais, répond comme toujours : « Absolument pas ; en bonne règle militaire, il ne faut jamais acculer son ennemi au désespoir. Une telle extrémité multiplie ses forces et accroît son courage déjà abattu et défaillant… » Quelle intelligence ! Mais l’ennemi a fait prisonnier le moine ! Croyant que Gargantua et les siens l’ont abandonné, l’ennemi laisse le moine juste avec deux archers. Toujours l’évaluation hâtive, frustre, pavlovienne avant la lettre, de la situation, s’appuyant sur le préjugé de l’infériorité de l’autre et de la propre naturelle supériorité. Connerie de l’ennemi ! Rabelais la débusque de manière magistrale ! Le prisonnier Frère Jean se dit : « Ces gens-ci sont bien peu expérimentés en matière d’armes, car ils ne m’ont pas une fois demandé ma parole et ne m’ont pas ôté mon braquemart. » Rabelais souligne l’incapacité de penser de l’ennemi lorsqu’il se trouve face un autre, incapacité critique, analytique, car l’autre est supposé si inexistant qu’on peut facilement l’emprisonner. Au contraire, cet autre emprisonné est, lui, capable de mettre en acte son analyse de cet autre qu’est l’ennemi. Grandgousier, Gargantua, et les siens sont capables de juger l’autre parce qu’ils le reconnaissent non pas en tant qu’inférieur, mais en tant qu’être humain ayant le même droit à vivre sur terre. Le jugement critique de l’autre évalue la capacité de cet autre à reconnaître qu’il a face à lui des êtres qui ont aussi le droit à une terre sur laquelle vivre, ou bien si cet autre veut toute la terre pour lui, à l’image du fœtus éternel qui croira toute sa vie que la terre c’est sa matrice, d’où une volonté de conquête expansive maligne de territoires ! Gargantua et les siens, face à un tel ennemi qui croit que toute la terre est à lui, doit réussir à dominer, c’est-à-dire à faire valoir le partage de cette terre, donc à mettre un terme à l’annexion cancéreuse, maligne des territoires. Frère Jean, ayant bien noté le point faible de ses gardiens, qui est de l’avoir tellement sous-estimé qu’ils lui ont laissé ses armes, utilise ses armes pour les éliminer ! Libre, Frère Jean va prêter main forte à Gargantua aux prises avec les ennemis dont le nombre avait terriblement diminué à cause du carnage à coup d’arbre ! Ces gens de Picrochole s’enfuient en désordre comme un âne que des taons lâchés par Junon piquent ! Ils sont ridicules !
De retour auprès de son père Grandgousier (toujours ce père, auquel le fils revient rendre compte de chacune de ses batailles défensives, comme dans un temps d’apprentissage où il admet devoir être supervisé), Gargantua a du mal à jouir du bon repas, parce que le moine n’est pas encore de retour. Lorsque celui-ci arrive avec des prisonniers et les cinq pèlerins, « ils se mirent à banqueter joyeusement, tous ensemble. »
Grandgousier s’intéressent à ces cinq pèlerins. Qu’allaient-ils faire à Saint-Sébastien ? Offrir leurs invocations contre la peste, répondent-ils. Parce que les prédicateurs prétendent que la peste vient de Saint-Sébastien. Grandgousier répond que les prédicateurs sont de faux prophètes, qui empoisonnent les âmes, alors que la peste ne touche que les corps. Ils envoient les gens sur un faux front, tandis qu’ils font ailleurs une guerre pour assujettir les gens par la peur. Grandgousier donne ce conseil : « ne vous embarquez pas pour ces voyages ineptes et inutiles. Entretenez vos familles, travaillez chacun selon votre vocation, instruisez vos enfants… et il n’y aura peste ni mal qui puisse vous nuire. » Et oui, lorsque de faux prédicateurs érigent un mal dont la contagion ne serait pas maîtrisable, d’une part ils réduisent les gens à être des sujets impuissants de ce mal, et d’autre part ils s’instituent eux-mêmes en êtres tout-puissants supérieurs dominants des inférieurs, capables de prendre soin d’eux. Il y a toujours cette idée de mineurs incapables tous seuls de mener leur vie… Grandgousier s’oppose à cette malignité du goût du pouvoir qui s’enracine dans le préjugé selon lequel un grand nombre de personnes resteraient des petits, des mineurs, des inférieurs. Gargantua cite le Platon de « La République » : les Républiques seront heureuses quand les rois philosopheront, ou quand les philosophes règneront. Quand on incite les gens à penser, à avoir de la culture et l’esprit critique, on ne peut plus les assujettir, en faire des êtres passifs et rentables… Comme nous manque un Rabelais, de nos jours ! Rentabiliser des êtres passifs et obéissants, c’est le mot d’ordre !
Toujours dans le sens d’un père qui transmet son expérience à son fils, Grandgousier montre comment traiter un prisonnier. D’abord : « à quoi tendait cette retentissante agression » ? Le prisonnier répond : « son but et sa vocation étaient de conquérir tout le pays, s’il le pouvait, pour prix de l’injustice faite à ses fouaciers. » On voit que le désir de conquête naît de la conscience qu’il existe des autres, qui désirent eux aussi manger de la fouace, en payant bien sûr, un acte qui reconnaît l’autre qui la fabrique. On ne conquiert que ce qu’on n’a pas, que ce qu’on croyait avoir et qu’on n’a plus totalement. Le prisonnier se fait porte-parole des siens qui n’ont pas accepté de ne plus être sur une terre matricielle toute à l’être fœtal qui s’y abrite, qui ont refusé un autre réel, dehors, là où il y a les autres. Pour ce prisonnier porte-parole, ce serait une injustice que d’autres désirent manger la même chose qu’eux, étant donné que pour eux, la fouace symbolise une nourriture matricielle, alors qu’elle n’a pas cette signification pour les bergers. « C’est trop d’ambition, dit Grandgousier : qui trop embrasse mal étreint. Le temps n’est plus de conquérir ainsi les royaumes en causant du tort à ses prochains, à son frère chrétien. Imiter ainsi Hercule, Alexandre, Annibal, Scipion, César et autres conquérants antiques est incompatible avec le fait de professer l’Evangile, qui nous commande de garder, de sauver, de régir et d’administrer nos propres terres et non d’envahir celles des autres avec des intentions belliqueuses… » Charles-Quint est bien sûr visé. Puis Grandgousier dit avec sagesse : il ne demandera pas de rançon à l’ennemi pour ce prisonnier, car « C’est ainsi qu’il faut agir entre voisins et amis de longue date, vu que ce différend qui nous oppose n’est pas vraiment une guerre. » Grandgousier agit toujours en fonction de la vie en train de se vivre, c’est-à-dire cette paix qui s’atteint par la guerre défensive, lorsque l’harmonie est une question d’équilibre. Il ne s’agit que d’une guerre superficielle, Grandgousier ne veut pas ôter la vie à l’adversaire, au contraire il veut que l’autre vive aussi. « Ce différend n’entre pas dans le profond de nos cœur. » De même, le moine qui a ramené son prisonnier déclare qu’il n’a pas agi pour la rançon, c’est-à-dire pour l’argent. Grandgousier fait compter de l’or pour le moine, tandis qu’une collation est offerte au prisonnier, ainsi qu’une épée, avant qu’il retourne, libre et escorté par des hommes, auprès de son roi. Frère Jean refuse l’or, la guerre n’est pas encore finie, on peut en avoir besoin, car « Le nerf des batailles, ce sont les finances. » Il faut avoir les moyens de la guerre défensive… Rabelais fait donner des présents au prisonnier libéré, une très belle épée, une escorte, c’est-à-dire que l’argent sert à la relation avec les autres, non pas, en temps de guerre défensive, à la jouissance sur ses propres terres. Il ne lésine pas quand cela concerne la relation conflictuelle aux autres, mais pour les siens, la jouissance sur leurs terres n’est pas la priorité. C’est remarquable, à l’heure où le mot d’ordre est que chacun, avant tout, jouisse de tout ce que le progrès offre, anticipe… Grandgousier va offrir, à la fin seulement, une juste récompense au moine et à tous ceux qui l’auront bien servi.
Comme la guerre défensive n’est pas finie, les localités voisines et amies de celle de Grandgousier lui font savoir qu’elles ont su l’étendue des torts causés par Picrochole, et en vertu de leur ancienne alliance, elles lui proposent argent et fourniture de guerre. Mais Gargantua, les remerciant chaleureusement, ni ne refuse ni n’accepte totalement cette offre, parce qu’il ne sera pas nécessaire de mobiliser autant d’honnêtes hommes. Gargantua semble estimer que la bataille n’a pas besoin que d’armes, d’argent, de combattants, mais que, surtout, elle mobilise une autre sorte d’arme. Tout est déjà dans sa manière d’envisager l’ennemi, qui est un vrai autre pour lui, donc son arme est déjà dans le fait de lui laisser la vie, de le reconnaître dans son droit de vivre aussi sur terre, sur un territoire voisin. Une arme différente, qui le fait dominer sur un ennemi qui, ne le reconnaissant pas comme un autre, est forcément inférieur dans la qualité de son organisation psychique… Quant au prisonnier libéré, lorsqu’il arrive auprès de son roi Picrochole et qu’il lui conseille fortement un arrangement avec Grandgousier parce qu’il a trouvé que c’était le plus grand homme de bien du monde, bien sûr ce roi ne supporte pas qu’il ne soit pas le seul homme de bien de la terre ! Surtout lorsque le prisonnier de retour lui dit « que jamais ils ne sortiraient de cette aventure qu’à leur perte et pour leur malheur, car la puissance de Picrochole n’était pas telle que Grandgousier ne les pût aisément massacrer. » Il tue un proche du roi qui dit qu’il est bien facile à corrompre et prêt aller servir le camp ennemi ! Alors le roi fait exécuter le prisonnier qui a osé dire la vérité ! L’onde de choc se transmet dans l’armée de Picrochole, où des murmures commencent à s’élever contre le roi ! « … quantité de gens viennent prêter main-forte à vos ennemis. »
Gargantua, que son père laisse désormais à la tête de l’armée, se prépare à attaquer Picrochole, lequel est curieusement affaibli de l’intérieur… Frère Jean se positionne à l’endroit où l’ennemi pourrait battre en retraite. En jouant sur plusieurs fronts, l’armée de Gargantua réussit à faire se concentrer l’ennemi à un seul endroits des remparts, et c’est un jeu d’enfant d’entrer là où il n’y a pas de défense. Picrochole, voyant que le situation est désespérée, prend la fuite avec ses gens. Gargantua, qui les poursuit, en tue en certain nombre. Le pauvre roi colérique n’est aidé par personne, il est même roué de coups… Réduit à la pauvreté.
Gargantua n’humilie pas les vaincus. Il leur rappelle que ses ancêtres n’ont jamais érigé leurs trophées de guerre en œuvre d’architecture sur les terres conquises. « Car ils attachaient plus de prix à la vivante reconnaissance des hommes gagnée par la générosité, qu’aux inscriptions muettes des arcs, des colonnes et des pyramides… » La vivante reconnaissance, la générosité ! Aucune humiliation des plus faibles vaincus par les plus forts vainqueurs. Par-delà la victoire et la défaite restent des autres qui sont en relation, et ont un même droit de vivre. Mansuétude, bon traitement, courtoisie : tout ceci à l’égard d’ennemis qui ont dévasté, massacré, tenté d’être les plus forts, d’être ceux qui humilient. Et là, Gargantua fait la preuve que lorsqu’on obéit à la logique de l’humiliation, lorsqu’on sous-estime l’adversaire, en même temps on ne voit pas en quoi il est le plus fin stratège, le plus fort, puisque, selon le préjugé tenace, il ne peut être supérieur. Ce manque de jugement fait la fragilité de ceux qui humilie, c’est pour cela qu’ils perdent ! Gargantua traite bien les vaincus, il ne les humilie pas, ce serait une bombe à retardement. Il gagne en ne faisant pas pareil ! Traitant bien ces autres après leur avoir prouvé qu’il n’était pas tel que la sous-estimation le croyait, il s’impose comme différent d’eux, comme celui qui les enseigne, qui incarne un autre paradigme que le colérique Picrochole. Lorsque des vaincus voulurent offrir des trésors à Grandgousier qui les traita si bien, celui-ci refusa, car c’était trop. De même, il n’accepta pas ceux qui s’offraient comme esclaves. Il ne s’agissait pas de s’abaisser, mais de comprendre la guerre défensive, qui fait dominer la vie. Le vaincu qui paie de manière excessive, ou bien se propose comme esclave, n’a pas compris ça, qu’il faut faire dominer sa vie, non pas la soumettre tout de suite au grand vainqueur. Il n’a pas bien compris la leçon humaine de Grandgousier, qui ne veut face à lui que des êtres humains n’abdiquant jamais la domination de la vie en train de se vivre. L’acte d’assujettissement y est contraire. Grandgousier ne se laisse pas piéger par la satisfaction narcissique d’être regardé comme un homme d’exception. Pas de piège spéculaire !
Par contre, Gargantua punit comme il se doit ceux qui ont été à la source de cette guerre : d’abord celui qui donna un coup de fouet à un berger, en place de fouace ! Et ses compagnons fouaciers qui ont négligé de calmer leur tête folle. Et puis tous les conseillers, capitaines, officiers et familiers du roi Picrochole, qui l’ont encouragé, fait sortir de ses frontières. Une punition qui a valeur d’exemple : afin que chacun réfléchisse lorsqu’un acte violent est commis, au lieu de suivre comme des moutons et comme si le jugement idiot du premier était valable pour tous. Pas de comportement de masse ! Mais un regard qui s’interpose. Lui, il ne veut pas vendre de la fouace, il ne supporte pas que veuille en manger celui qu’il juge inférieur à lui, mais moi, quelle est ma position ? Est-ce que je reconnais à l’autre les mêmes droits, ou bien je suis celui qui m’économise d’avoir à prendre position différemment, donc à sortir du cocon identitaire ? Gargantua fait sortir l’éventualité que parmi les fouaciers, il pouvait y en avoir un ou plusieurs qui auraient accepté de vendre leurs fouaces, la possibilité que certains d’entre eux se seraient dégagés d’un comportement de masse, du confort d’obéir à des préjugés.
Grandgousier est fou de joie en voyant revenir son fils et les capitaine des compagnies qui étaient partis à la guerre. Il fait préparer le plus délicieux et extraordinaire des festins ! Toujours, retour aux plaisirs du corps. Il offre aux capitaines des présents somptueux. Quant au moine Frère Jean, il commence par refuser les offres, car « permettez-moi de fonder une abbaye à mon idée. » Gargantua lui offre tout son pays de Thélème, le long de la Loire. Son ordre devra être à rebours de tous les autres ! Gargantua dit alors « qu’il ne faudra pas construire des murailles alentour, car toutes les autres abbayes sont sauvagement murées. » Une abbaye d’un genre nouveau n’est pas à l’image d’une matrice, bien au contraire elle témoigne de sa fin, de la sortie, de la naissance ! D’autant qu’un abri suscite envie, conspiration, murmure ! Il n’y aurait ni cadrans ni horloges, car les occupations « seraient distribuées au gré des occasions et des circonstances. » Rien d’un temps à perdre, au son d’une cloche ! On ne recevra que des femmes belles, bien formées, de bonne nature, et idem des hommes… Il n’y auraient pas de femmes si les hommes n’y étaient, et vice-versa. Et chacun pourra partir quand il le désire. Et se marier, être riche, vivre en liberté. Dans cette abbaye, aucun prêt-à-penser et à faire, mais toujours le célèbre « Fais ce que tu voudras ».
Ainsi fut construite cette abbaye ! Magnifique ! Sur sa grande porte, une inscription : « Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots… Filez ailleurs vendre vos erreurs / Ces erreurs de méchants… Ci n’entrez pas, juristes mâchefoins, / clercs, basochiens, qui le peuple mangez… Ici n’entrez pas, vous, usuriers avares, / Gloutons, lécheurs, qui toujours amassez… Quittez ce domaine, / Face inhumaine… Honneur, louange, bon temps / Sont ici constants / D’un joyeux accord, / Tous sont sains de corps / Aussi dis-je vraiment : / Honneur, louange, bon temps. / Ci entrez, et soyez bienvenus, / bien réussis, vous tous, nobles chevaliers. / C’est ici le lieu où les revenus / Sont bien reçus pour qu’entretenus / Grands et peuple menu, vous soyez par milliers. / Vous serez mes intimes et mes familiers : / Gaillards et délurés, joyeux, plaisants, mignons, / Tous de la classe des gentils compagnons… Vous aurez céans refuge et bastille ; / Contre l’hostile erreur qui tant distille / Son faux style pour en empoisonner le monde… Ci entrez, vous, dames de haut parage, / Sans ambages, entrez sous d’heureux présages… » Retenez : tous sains de corps ! La différence de logique psychique se fait sur un statut très différent du corps. D’une part un corps né, sur terre c’est-à-dire hors d’une matrice dont les avancées scientifiques ont démontré qu’elle était d’origine paternelle, ce qui démontre qu’un être humain croit qu’il reste dans un abri seulement s’il a un père qui continue à tapisser logiquement et financièrement l’intérieur symboliquement maternel, ce que, justement, ne fait pas Grandgousier le père de Gargantua. Le corps né de Gargantua lui appartient, les plaisirs sensoriels qu’il découvre sur terre, à travers ce corps qui vit de l’intérieur ses zones érogènes, de l’oralité à l’analité, puis ce plaisir immense d’être aussi aux commandes d’une curiosité intellectuelle, le poussent à parcourir la liste infinie d’objets de plaisir concernés par chaque sens et par l’activité cérébrale, listes qui ne sont jamais maîtrisées par une instance extérieure qui saurait déjà pour lui et anticiperait tout pour lui, le réduisant à être passif et obéissant, avalant tout en déglutition primaire y compris le savoir que la Sorbonne estime bon pour lui, rendant possible de calculer les profits à réaliser sur les produits fournis pour cette anticipation totalitaire. De l’autre côté, un corps non né, qui voit le monde comme un ensemble de choses anticipées, pour son bien, son éveil, et sa place socioprofessionnelle, et lui n’a qu’à consommer et obéir passivement, puis reproduire le schéma, puisque c’est si confortable, on n’a jamais à mener de guerre défensive, on ne rencontre jamais l’autre puisque tout le monde serait relié au meilleur des mondes comme à un système religieux ! L’abbaye de Thélème symbolise le but de la guerre défensive : la possibilité pour chaque corps né de pouvoir entrer dans un temps de plaisir de chaque sens, ceci pour les hommes comme pour les femmes. Le texte de Rabelais commence par une étrange disparition de Gargamelle accouchant de son fils par l’oreille : la matrice maternelle du temps de la gestation n’existe plus, le père ne la tapissant plus de l’intérieur comme le font les pères mère-bis d’aujourd’hui. Mais ce sont les femmes qui reviennent par la grande porte de l’abbaye de Thélème : des femmes ayant une vie propre, et un corps vivant les plaisirs par chacun de ses sens. Rien à voir avec ces femmes qui seraient des mères pour toujours, et qui acceptent un rétrécissement terrible de leur vie réduite à son aspect fondamentalement domestique, jouissant de manière si narcissique du pouvoir de garder dans des entrailles symboliques leurs enfants si passifs et vulnérables que, heureusement, elles savent porter à bout de bras en ayant anticipé toute leur vie. Les femmes qui reviennent par la grande porte de l’abbaye de Thélème n’ont rien de commun avec ces mères courages d’aujourd’hui qui jouissent comme des chefs de leur toute-puissance sur leurs enfants, en vraies propriétaires, sous-estimant leur capacité de vivre leur vie, de faire ce qu’ils voudront selon le célèbre adage de l’abbaye rabelaisienne ! La substantifique moelle de la vie à vivre dehors sur terre exige de briser cet os de la croyance qu’on ne sort jamais de la mère, qu’on est toujours prisonnier de son os phallique ! Quelle leçon révolutionnaire que ce texte si intelligent de Rabelais, plus que jamais urgent à lire vraiment !
Alice Granger Guitard
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Messages
1. Gargantua, François Rabelais, 22 février 2012, 20:31, par Simone Griscelli
Très belle note ! Merci Alice Granger !
1. Gargantua, François Rabelais, 23 février 2012, 10:01, par alice Granger
Merci à vous Simone, pour votre fidélité !
Alice Granger