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Le siècle vert - Régis Debray

Editions Gallimard / Tracts, 2020

mercredi 19 février 2020 par Alice Granger

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Dans ce court texte, Régis Debray part de cette internationale de l’angoisse que provoque aujourd’hui le spectre d’un effondrement du « système terre », et fait briller l’espoir, pour notre civilisation, d’un autre monde en train de naître, avec un changement d’englobant, qui passe de l’Histoire à la Nature.
Il rappelle que notre modernité, l’ère faustienne qui avait fait suite à l’ère apollinienne contemplative et esthétique, est une ère enivrante et dynamique où les hommes ont voulu devenir des dieux en prenant possession de la nature, en Occidentaux curieux, insatisfaits, qui ont la bougeotte dans le sang, qui colonisent la terre en épuisant les ressources et en faisant suer le burnous. Il décrit le faustien comme un Blanc, urbain et non pas bouseux, qui a foi dans le progrès, est un guerrier, est dans la performance. Bref c’est un homme de l’Esprit en tant que « puissance pratique de transformation du réel », où l’Esprit est l’opposé de la Nature. A la nature comme ensemble de forces qui ne dépendent pas de nous, s’oppose l’esprit comme système de forces « qui s’appliquent à faire qu’elles dépendent de nous ». Le faustien veut faire table rase du passé, et est sourd à Epictète qui disait : « Ne prétends pas changer la nature des choses » !
Mais ce faustien s’avère maintenant seulement un locataire de la planète qui se prenait pour son propriétaire, forcé de sortir de l’ivresse du nous et rester dans un moi en tête-à-tête « avec les images de dévastation quotidienne », qui sortent de sa télé ! Pourtant, ce Grand-papa ronchon qu’est Régis Debray rappelle que c’était pire avant, il dit qu’il ne s’agit pas de tout jeter aux orties des temps nouveaux. Mais qu’il faut se poser la question : « qu’avons-nous fait de ce qui nous a fait ? ». Qu’avons-nous fait « de la beauté native des choses, des torrents, des montagnes ? « L’orient n’avait-il pas été plus sage en cherchant l’harmonie et la communion avec la nature, en s’en faisant l’émule et non le maître ? »
Découvrant les coûts catastrophiques de son « hubris », la peur au ventre, le prédateur devient plus humble, plus fraternel, et sent l’urgence du sursaut. Régis Debray nous rappelle qu’une civilisation a toujours une frousse à surmonter ! Et que dans le passé l’homo sapiens a toujours démontré son ingéniosité. Les transitions demandent du temps. En traversant le purgatoire qui force à se purger de ses désinvoltures. Les tonnes de déchets plastiques sont bien réelles, dérivant sur les océans, de même les rivages menacés de submersion et les migrants climatiques déjà en route. Faust, et nous qu’il a entraînés, avait oublié qu’il était partie intégrante de la Nature ! Que nous, êtres humains, sommes d’abord des êtres vivants, et nous pouvons disparaître comme « neuf espèces sur dix » qui ont déjà disparu ! Nous devons d’urgence revenir à la maison terre, à la gestion des affaires domestiques (« oikonomia » en grec), à l’« oikos », maison en grec, et à l’écologie, c’est-à-dire « l’étude des interactions entre les organismes vivants et leur milieu physique ». Nous avons voulu transformer notre milieu physique et nous l’avons saccagé, maintenant, par principe de précaution, nous devons chercher à préserver ce qui nous reste.
Mais Régis Debray ne veut pas diaboliser le faustien, son génie technique, car en forçant la nature, en domptant sa violence, il a aussi « forgé les outils de notre survie obstinée » ! Ainsi la révolution industrielle, et, plus proche, la révolution numérique dont on doit reconnaître qu’elle nous a rendu « la vie mille fois plus facile » ! Mais il prévient que ce n’est pas pour se rendre sympathique que le ronchon « se déclare redevable à ‘l’homo faber’ d’avoir pu, malgré les inconvénients susdits, vivre un siècle non de fer mais d’argent ». Un « laisser-vivre » a pu émerger, tailler dans la jungle des îlots d’humanité ! Notre pays, malgré les apparences, est encore civilisé, et féminisé par fin d’une démocratie phallocratique, mais il est présentifié, par extinction des passions historiques, effacement des perspectives, d’où un mal en sous-sol qui déprime. « En l’absence d’un point de fuite ou d’un modèle de société à atteindre, la rupture avec l’ordre établi se cherche à tâtons un programme pour donner débouché à la grogne généralisée ».
Alors, tandis que nous vivions dans l’attente d’un avenir solaire et que l’humanité au contraire se trouve face à l’ombre de sa disparition possible, peut-on encore oser parler d’Etat-Providence ? Ce qui émerge, c’est déjà un changement dans la représentation que nous avons du monde ! Soulignant une génération de jeunes diplômés qui, montant au créneau, ne savent pourtant pas distinguer un chêne d’un bouleau, une aubépine d’un lilas ! Ah, l’imbécillité d’un tout-économique ! Mais ça change, cette conception d’un « Occident où tout ne serait pas à vendre, utérus y compris » apparaît ! Pourtant, le vieux ronchon et pourtant sage rappelle « à la garde montante qu’il faut du temps pour devenir jeune » ! Ce temps pour acquérir une hauteur de vue, et apercevoir que notre civilisation est en train de changer d’englobant, que nous sommes en train de sortir de la cloche de l’Histoire pour entrer dans celle de la Nature. Alors, le vert paradis après le purgatoire, l’herbe qui pousse sur les friches industrielles ? Soudain, il réalise que l’homme nouveau est une femme, avec une morale protestante où l’âme est propre, dans un passage d’une condition spirituelle à une condition naturelle. C’est alors que Régis Debray se demande soudain si « l’homme de la nature ne nous masque pas la nature de l’homme, et si les idées de Liberté, Egalité, Fraternité doivent quelque chose au spectacle du monde animal » ! Question à laquelle il faudra répondre, au choc avec notre retour « à la terre et aux corps » ! Il rappelle Victor Hugo, qui disait que l’homme, il faut qu’il croie, d’où le temple, qu’il crée, d’où la cité, qu’il vive, d’où la charrue et le navire. Régis Debray s’étonne qu’au lieu « d’aller de l’adolescence à l’âge mûr, c’est comme si on retombait en enfance ».
Il met en relief qu’aucune « société persistante et consistante ne peut survivre sans ce qu’on appelle… une ‘religion’ », et qui ont été aussi le scientisme, le progressisme, le communisme, le productivisme. Alors, il est normal qu’une autre arrive. Le culte de la Nature ? Une « austère et sévère adolescente » tance, tête baissée, les plus hautes autorités. Le tous-ados de rigueur fait alors apparaître que « l’adulte est lui aussi une espèce menacée »… On retrouve un péché originel à réparer… La République est mise « aux normes des démocraties à l’anglo-saxonne ordonnées par l’argent-roi », d’où une place à prendre, celle des valeurs, du sacré social. « Il n’y a pas de sacré pour toujours mais il y a toujours du sacré dans une communauté humaine ». L’idéal de notre individualisme moralisant réconcilie l’aspiration au bien-être et l’aspiration à la vertu. L’intéressant pour moi l’est aussi pour autrui. Jouissance à la fois égoïste et altruiste. L’idéal placé dans un âge d’or évanoui. Saint François d’Assise et les petits oiseaux… Bien sûr, les cultes de remplacement demandent du temps.
C’est la fin du siècle rouge, de la flamme et de ses grandeurs, et commence le siècle vert, « ce beau rêve de paix ». L’horreur économique a fait place à l’horreur écologique ! Le vert est-il toujours tendre ? Bien sûr, il ne s’agit pas de se dérober « à l’impérative reconnaissance de biens communs à protéger » ! Et un « enfant et un seul par couple ne venant pas spontanément à l’idée des mamans », alors que c’est un enjeu écologique, comment faire ? Rimbaud écrivait : « Ô nature ! Ô Mère ! Quelle chierie ! » Et Baudelaire : « la femme est ‘naturelle’, c’est-à-dire abominable » !
Le glissement de l’Esprit sans Nature vers la Nature sans Esprit a demandé plusieurs siècles, écrit Régis Debray ! Courant trop vite et trop loin, « l’intellect a fini par nous lâcher en chemin », et alors « le naturel se venge et revient au galop. On ne veut plus de l’élaboré, mais du ressenti ; plus de vérités générales mais des expériences originales ». Résurgence des tribus, de l’ethnie, contre la nation, du giron qui enferme contre l’abstraction qui libère, cap sur la mamelle et les tanières du trisaïeul. Est-elle, se demande Régis Debray, illogique, cette remontée partout du tribal et du viscéral ? Le besoin d’incarnation augmente en même temps que la robotique progresse. Les algorithmes nous commandent, alors nous réagissons par de furieuses demandes de sensations « crues et de chair de poules ». C’est le progrès-rétrograde. « L’urbain appareillé réclame sa ration de rusticité » ! Et le postindustriel un minimum syndical de sauvagerie ! C’est notre principe de constance, qui veut rétablir l’équilibre ! Comme le TGV nous a réappris la trottinette ! Grand retour amont, au substrat refoulé invisible que la crise générale fait réapparaître. Comme si nos ambitions s’étaient recroquevillées ! A moins, dans la Silicon Valley, de reprogrammer le primate en bits et octets de l’intelligence artificielle, en tuant le vivant pour tuer la mort ! « Vieille compulsion puritaine », celle de nettoyer les chairs, s’écrie Régis Debray !
Lui, il préfère rendre grâce à notre finitude, « qui nous interdit de nous rêver inoxydable » ! Et on « devra continuer comme par-devant à passer entre les gouttes, en s’accommodant du péché d’être né sans en avoir rien décidé » ! Et c’est ce scandale que Faust rêvait de faire cesser ! Lui qui a rêvé de remplacer tout ce qui pousse par tout ce qui se fabrique, de culturer la nature jusqu’au bout ! L’être humain antiscientifique et antidémocratique, quel scandale, mais aussi, avec lui, quels frissons d’aventure, d’incertitudes et de surprises !
Bref, est-ce que la nature irait mieux, si ce parasite « outrageusement reproducteur » qu’est l’être humain disparaissait ? Et bien pas forcément ! Et même, non. Car par exemple la biodiversité animale et végétale doit beaucoup au travail des hommes, « la forêt de Fontainebleau à Colbert et au Code forestier, la pureté du lac d’Annecy aux stations d’épurations » ! C’est « Homo sapiens » qui a rendu habitable, et même délectable, une terre assez hostile au départ ! Voilà !
Quel chemin emprunter, se demande Régis Debray, pour celui qui veut renouer les fils entre la Terre, l’Homme et le Cosmos, et remplacer par la notion de milieu celle d’environnement imposé par l’usage anglo-saxon ? Car l’environnement, « c’est ce qui entoure un îlot fixe de référence », alors que le milieu nous enveloppe et nous nourrit ! C’est une matrice ! J’ajoute, une matrice de l’extérieur ! Une maternité terrestre, qui est aussi une maternité humaine, un travail d’accueil nourricier pour rendre accueillante et nourricière la terre qui nous accueille, cet intérêt général sans lequel l’humanité ne continuera pas ! Ce n’est pas un à-côté ! C’est l’ensemble des conditions d’existence d’un vivant, le géographique étant donc plus qu’un cadre inerte ! Et il est urgent de retrouver la mémoire du fait que « la face de la Terre a toujours été, sauf aux deux pôles, aménagée, restructurée, reconfigurée en habitat par les colonies humaines qui s’y sont taillé une niche. Le vivant organise le milieu qui l’organise. Il y a interdépendance et codéveloppement » ! C’est ça la bonne nouvelle ! « Nous sommes autant les enfants de nos paysages que de nos monuments, d’une galerie de grands hommes que d’une langue maternelle » ! Ce qu’il faut honorer d’urgence, c’est la géographie humaine ! Les semelles au vent n’ont qu’un temps, écrit Régis Debray, et comme Rimbaud nous devons avoir finalement envie de regagner notre Charleville. Mal doté par la nature, l’être humain vulnérable a su édifier une demeure, « en fertilisant un sol, en classifiant une faune et une flore, en taillant des chemins creux à travers les ronces » ! Si on ne choisit ni son père ni sa mère, par contre, on n’est pas sans influence sur ce que la terre « peut devenir entre nos mains » ! Les Méditerranéens ont bien su faire d’un gros lac salé une machine à civiliser ! Et, Régis Debray en est convaincu et nous convainc, ce « n’est pas l’économie, c’est l’histoire-géo qui met dans le mille, et devrait nous convaincre d’en rabattre sur notre sotte prétention à faire la pluie et le beau temps où bon nous chante » ! C’est la nature d’un sol qui dicte le genre de semis, un mode de vie et de penser, avec un certain calendrier à respecter « qui ne dépend pas de nous » ! Les sciences humaines et les sciences naturelles doivent cesser de faire labo à part, et l’humilité devant la terre doit s’apprendre.
En conclusion, Régis Debray nous rappelle que nous sommes toujours deux dans l’affaire homme, la Nature et l’Esprit ! Et donc, que le nouveau monde ne pourra être celui de la Nature comme nouvel englobant, sans l’Esprit. Et il est déjà voyant d’un beau chantier laïque, une sorte de « coopérative jardinière à l’échelle de la planète, sous la coprésidence du terreau et de l’horticulteur ». Et il se met à rêver d’une nouvelle fête de la rose !
Alice Granger Guitard



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