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Les Amours jaunes - Tristan Corbière

Livre de poche

dimanche 30 août 2020 par Alice Granger

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Les Amours jaunes : quelques poèmes, dont « Libertà » -Tristan CORBIERE.

Tristan Corbière, atteint très jeune de rhumatisme articulaire, à quatorze ans, et dont il mourra à trente ans en 1875, quitte les études avant le baccalauréat, et n’entre jamais dans la vie active à cause de sa maladie. Son père subvient à ses besoins. Ce père, avant de devenir un bourgeois bien installé, un homme d’affaires, a d’abord été un marin qui a bourlingué, a même été mis en prison par les Anglais sous l’Empire, s’est mêlé aux négriers et aux esclaves, aux créoles, aux planteurs, à tout un monde parti faire fortune ailleurs, et c’est seulement ensuite qu’il s’est installé, qu’il s’est assis, comme fortune faite. Tristan Corbière, le fils, dont la maladie chronique semble être le meilleur alibi pour rester un marginal, pour ne jamais s’installer, écrit très tôt des poèmes, qui sont dédiés au père qui avait écrit un roman sur la mer très remarqué, « Les Négriers », avant de devenir un riche homme d’affaire. On dirait que le fils est poète comme le père vécut l’aventure marine risquée avec les renégats, les négriers, les gens louches partant faire fortune en sachant qu’en route ils peuvent rencontrer la mort, mais paradoxalement, c’est le père installé, bourgeois, qui offre à son fils les conditions matérielles de sa vie bohème de poète non reconnu qui vit dans la prison de la maladie, renégat lui-même, rebut du genre humain. Sa poésie est de l’antipoésie se moquant des poètes de son époque, Musset, Lamartine par exemple, qui devra attendre pour être remarquée Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, les Surréalistes. Antipoésie : un oxymore. Antipoésie par laquelle il devient « Pur, à force d’avoir purgé tous les dégoûts ». Dégoûts liés au fait de vivre de la fortune d’un père qui fut peut-être un négrier, et en tout cas d’un père qui est, pire, un assis, un « éternel Madame » ? La contradiction la plus grande ! En même temps qu’une paradoxale immense reconnaissance pour ce père, écrivain de la mer reconnu, qui osa affronter la vie sous ses formes extrêmes, courant le risque de disparaître happé par la mer. En regard de cette vie-là qui se risqua au grand large, par laquelle ce père devient le héros du fils, on comprend que Tristan Corbière s’attaque dans ses poèmes au romantisme dans sa connotation d’installation, annonçant la lettre du Voyant d’Arthur Rimbaud où il évoque le renvoi de la femme hors de l’infini servage, et parle de la conjugalité en désignant à la place de la Muse les blonds laiderons, les ventres de curé, etc.
Le premier poème du recueil « Les Amours jaunes » dédié à l’auteur du « Négrier », son père, est « A l’éternel Madame » ! A l’homme qui est l’éternel Madame ! Ce n’est pas l’éternelle Madame ! D’emblée il démystifie l’éternel féminin, que Goethe chante. Il parle de « Fille de marbre, en rut », aussi un oxymore. Et « Sois pire, et fais pour nous la joie à la malheure ». « Sois femelle de l’homme, et sers de Muse, ô femme / Quand le poète brame en ‘Âme’, en ‘Lame’, en ‘Flamme’ ! » Corbière se moque d’un poème du romantique Victor Hugo ! Et, dans le poème « Féminin / singulier », il écrit : « ‘Eternel féminin de l’éternel Jocrisse ! / Fais-nous sauter, pantins nous payons les décors ! / Nous éclairons la rampe… Et toi, dans la coulisse, / Tu peux faire au pompier le pur don de ton corps » ! Le Jocrisse est un personnage de farce qui incarne le niais qui se fait avoir !
Tristan Corbière se présente dans l’« Epitaphe » : « Il s’amusa de son ennui, / Jusqu’à s’en réveiller la nuit. / Flâneur au large, - à la dérive, / Epave à qui jamais n’arrive… / Trop ‘soi’ pour se pouvoir souffrir, / L’esprit à sec et la tête ivre, / Fini, mais ne sachant finir / Il mourut en s’attendant vivre / Et vécut s’attendant mourir ». En tout cas, dans le poème « Le Poète & la cigale », le poète a une Muse qui n’a aucune marraine, lui qui écrit de l’antipoésie. « Un poète ayant rimé, / IMPRIME/ Vit sa Muse dépourvue / De marraine, et presque nue ». Il n’avait pas de vers pour « elle », pour la chanter telle la cigale tout l’été, pas de marraine poésie romantique, pas de vers ni de vermisseau. Le poète, c’est chez la voisine, Marcelle, qu’il va pour l’inspiration, criant famine. La Muse de Marcelle est très prêteuse… Son petit nom servira à la rime en « elle » ! La voisine qui dit : « Nuit et jour, à tout venant, / Rimez en mon nom… Qu’il vous plaise ! / Et moi j’en serai fort aise. » La voisine ne cache pas ce qu’elle gagne à la prostitution en se prêtant à la rime en « elle ».
Le poème « Libertà », qui fait partie de « Raccrocs », porte ce titre qui est le mot que les Gênois écrivaient sur les murs des prisons ! Oxymore de la liberté et de la prison, qui résume bien la vie poétique bohème de Tristan Corbière, qui se sent infiniment libre, comme son père du temps où il affrontait les plus grands risques dans le grand large et parmi les renégats, tout en étant prisonnier à la fois de sa maladie chronique et dépendant matériellement de son père, désormais le bourgeois installé, assis, fortune faite ! Avec cet oxymore, il est très lucide ! C’est pour cela sans doute que ce poème « Libertà » est précédé de la citation que Dante met à l’entrée de son Enfer, dans la Divine Comédie : « Lasciate ogni… » La citation complète est : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate », Laissez toute espérance, vous qui entrez » ! Et c’est « Ô belle hospitalière / Qui ne me connais pas, /Vierge publique et fière / Qui m’a ouvert les bras ! / Rompant ma longue chaîne, / L’eunuque m’a jeté / Sur ton sein royal, Reine ! » Ici aussi, l’oxymore, la Vierge publique, la prostituée qui s’offre à tous, mais qui permet de se refaire une virginité entre les quatre murs, avec l’imagination libérée ! Tandis que « La misère parée / Est dans le grand égout » ! « Comme la Vénus nue, / D’un bain de lait chaux / Tu sors, blanche inconnue, Fille des noirs cachots / Où l’on pleure, d’usage… / Moi : jamais je n’ai chanté / Que pour toi, dans ta cage, / Cage de la gaîté » ! C’est que, là, « A nos cœurs plus d’alarmes : / Libres et bien à nous !... Quatre murs ! – Liberté ! » « L’existence qui colle / Est collée à l’écrou. » ! Car « A l’huys est resté ; / L’huys n’a plus de fente… / - Oh ! Le carcan ôté ! » Alors, le poète, « Loin des mortels je goûte / Un peu d’éternité. / Prison, sûre conquête/ Où le poète est roi. » Là, « Seule est ta solitude / Et béats tes ennuis / Sans pose et sans étude… / … / C’est tout le temps dimanche. » Lorsqu’il sort de prison, c’est « Laissant emprisonnée / A perpétuité / Cette fleur cloisonnée, / Que fut ma liberté ». Et il prie cette fleur cloisonnée de reprendre, froide et dure, « Pour le captif oison, / Ton masque, ta figure / de porte de prison… / Que d’autres, basse race / Dont le dos est voûté, / Pour eux te trouvent basse, / Altière vérité ! » Poème superbe, qu’il faut lire en même temps que la lettre du Voyant d’Arthur Rimbaud ! Tel un oxymore, la maladie chronique de Tristan Corbière lui permet d’échapper à l’installation, de ne pas devenir « l’éternel Madame », ce que peut-être il voit que son père le marin aventurier est devenu, tandis que lui, grâce à la fortune de son père, semble incarner en poésie et en vie bohème et de voyages la vie libre que son père regrette peut-être. En tout cas, la prison qu’est sa maladie est aussi la liberté par rapport à une économie de la sexualité, par rapport à ceux qui courbent le dos et se voûtent et dont l’oison est captif. Cet oison captif entre aussi en résonance avec l’oiseau de l’imagination que chacun a entre les mains, qui est vivant si l’imagination est libre, dont parle Toni Morrison ! J’aime aussi beaucoup cette image de la fleur cloisonnée ! Cela évoque la femme en infini servage que Rimbaud appelle à renvoyer, et qui, dans le poème, se fait elle-même porte de prison quant à la vie installée à laquelle elle ferme la porte, et libre est là pour le poète, pour l’oison non plus captif de l’imagination poétique bridée mais libre. « Laissons venir la Muse, / Elle osera chanter ! »

Alice Granger Guitard



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